Avant d’aller vers le plus voyant (cherchez bien, un personnage pâle aux cheveux verts), parlons déjà du principe adopté par le réalisateur : un retour au mystère, à la noirceur qui se sent même dans la manière de filmer « Gotham ». Là où dans le film précédent l’architecture improbable de la ville était encore un atout visuel, Nolan a préféré s’en tenir à une ville plus réaliste, plus sombre et plus intime. Une ville qui du, coup, n’en sursaute que plus quand des éléments tels que Batman ou le Joker la secoue.
Là, parlons des deux rôles phares : Christian Bale en Batman aussi bien qu’en Bruce Wayne, on connait. L’acteur n’a rien perdu de son talent. La nouveauté vient surtout des adaptations faîtes au costume pour qu’il puisse mieux se tourner. Tel qu’il nous est présenté au début, Batman (ou « LE » Batman, c’est selon) est un héros qui a pris ses aises depuis le film précédent. Oh, il revient à sa nouvelle Batcave, plus urbaine (qui renvoie à la version des années 70) couvert de blessures et de traces diverses. Ca n’a rien d’une partie de plaisir. Mais fondamentalement le personnage a trouvé sa sphère, son fonctionnement et ses amitiés, aussi bien avec Lucius Fox qu’avec le lieutenant Gordon. Et quand un nouveau « monsieur propre » arrive dans la ville, Bruce en vient presque à espérer un avenir dans lequel il pourra passer à d’autres le relais et raccrocher sa cape pour convoler avec sa chère Rachel. Tout ça va graduellement voler en éclat avec l’arrivée d’un élément pertubateur de taille : Le Joker.
Véritables vedettes du film, Heath Ledger et son personnage surplombent le reste de loin. Et ceci sans sentimentalisme aucun qui nous porterait à voir en Ledger des qualités seulement parce qu’il est décédé. Non, Ledger porte véritablement le film sur ses épaules. Il lui donne ses moments les plus spectaculaires mais il en incarne aussi la logique. Le Joker de Ledger et Nolan c’est un peu le Kaiser Söze d’Usual Suspect. Sous le maquillage, Ledger, méconnaissable, s’érige en héritier des rôles de composition qu’a pu tenir à son zénith un Robert De Niro. Ledger et le Joker marquent tellement l’univers du Batman de Nolan qu’ils placent la barre très haut. Oublié Jack Nicholson. Quiconque voudra incarner un ennemi du justicier de Gotham devra désormais se confronter à cette « unité de mesure ». D’ailleurs, ca commence dès ce Dark Knight, quand apparaît un autre adversaire. Two-Face souffre de la comparaison avec le Joker (c’est sans doute d’ailleurs aussi le cas dans les comics). Il fait « petit » à côté et du coup la tension est moindre sur la phase finale du film. Car attention, nous ne disons pas que Batman The Dark Knight est un film parfait. A coté de ses moments les plus vivaces ou les plus noirs, il a aussi parfois quelques temps morts, voir même des passages curieusement naifs (la scène des bâteaux). En terme de rythme ou de réalisation ce n’est pas forcément le meilleur film de super-héros auquel nous puissions espérer. MAIS le Joker administre une telle claque que même pendant les moments un peu en dessous, on en est encore à se frotter la joue… Il n’y a pas que Ledger qui s’en sort bien : Maggie Gyllenhall est une « mise à jour » bienvenue dans le rôle de Rachel. Là où la première actrice faisait tâche même quand elle essayait de prendre le métro, Gyllenhall donne une dimension humaine, réaliste, au personnage. Dans ce chaos progressif, elle est de manière crédible la voix qui tempère… Ou en tout cas qui essaie…
Sur le plan des comics, ce film se prête à de nombreux rapprochements. A défaut d’y retrouver méticuleusement reproduite une scène ou une case, l’esprit de plusieurs périodes est reconnaissable. Bien sûr, la mention du terme « Dark Knight » fera que beaucoup s’en tiendront à un lien avec Frank Miller. Si les gens de Warner savent très bien ce qu’ils font en brandissant ce terme, gardons-nous bien de nous limiter à un « l’esprit de Miller souffle sur ce film » tel qu’on a pu déjà le lire en quelques endroits. Là où la saga écrite et dessinée en son temps par Frank Miller et le film de Nolan se rejoignent, c’est dans la déconstruction du mythe, dans le rejet de ses fioritures plus tardives (à l’image de la Batmobile, remplacée par un élément plus discret). Si le Dark Knight de Miller et celui de Nolan se ressemblent (non pas dans les scènes mais dans une certaine philosophie) c’est aussi parce que tous les deux vont puiser dans les plus anciens épisodes de la BD, ceux de Kane et Finger en 1939. Pour qui connait le Joker des années 40, tueur cachant son cynisme sous un maquillage de clown, la version qu’en livre Heath Ledger est furieusement raccord. Une scène d’interrogatoire lorgne énormément vers The Killing Joke, l’album d’Alan Moore et Brian Bolland.
La conclusion de Batman The Dark Knight vient comme un couvercle qu’on refermait de manière soudaine, donnant tout son sens au terme de « Chevalier Noir ». Nolan plonge dans l’âme du héros, s’interroge sur la philosophie d’un héros obligé de mentir (cacher son identité) pour survivre et plus largement s’interresse au mensonge comme méthode de fonctionnement. Doit-on mentir pour protéger son entourage ? Est-ce que chercher la vérité au mépris du reste n’est pas, finalement, manquer d’humanité ? Nolan creuse profond dans la psychologie de Batman et, à partir de là, lance quelques thèmes (pour lesquels, il est vrai, il n’avance pas toujours une opinion tranchée). Ainsi est-ce que la lutte contre la terreur vaut qu’on se moque des libertés individuelles ? Qu’on piste chaque citoyen honnête pour dénicher le ver dans la pomme ? Dans le Batman de Nolan, il y a même un peu du Batman d’Omac Project, sans parler d’un rapprochement qu’on pourrait faire avec la logique de certains leaders politiques.
Certains fans de comics aiment tout rapporter à la course entre Marvel et DC et nul doute que des gens attendent déjà de savoir si Batman arrivera à dépasser Iron Man ou les autres sorties estampillées Marvel de ces derniers temps. En terme d’audience, ce Batman-là part sans doute avec un handicap : ce n’est pas un film familial. On y emmène pas toute sa petite famille pour voir un truc rigolo (D’ailleurs ca n’a pas manqué, un ou deux grands journaux américains se sont déjà offusqué que ce Batman soit « trop noir pour les enfants ». Ben voyons). Batman The Dark Knight est un film qui referme la porte au nez des lourdeaux qui arriveraient en pensant que « les super-héros c’est seulement pour les gosses ». Les deux videurs (habillés en chauve-souris et en clown fatigué) les attendent à l’entrée pour leur dire « Ca va pas être possible ». Le film du siècle ? Non, jamais de la vie. Mais une œuvre qui souligne à quel point les super-héros, témoins de leur époque, ont plus de choses à dire qu’une énième comédie romantique. Après les chiffres ont leur logique (même si ça commence plutôt bien d’après la première nuit de projection aux USA) et tout reste possible. Mécaniquement, ce Batman plus adulte a donc des raisons démographiques pour attirer moins de monde qu’un Spider-Man, puisque s’éloignant de la base des jeunes spectateurs. Mais on souhaite à Nolan, Bale et Ledger le plus gros succès possible, ce ne serait que mérité. Parce que malgré les quelques longueurs de réalisation mentionnées, Batman The Dark Knight est un film de super-héros qui refuse d’être con, qui épouse totalement sa fonction de parabole.
[Xavier Fournier]
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