Cinquante ans en arrière, le 5 janvier 1970, la revue Strange faisait sa première apparition dans les kiosques. Cette deuxième tentative de l’éditeur lyonnais Lug (après le lancement puis l’arrêt de Fantask en 1969) a été la bonne puisque c’est par elle que les super-héros Marvel se sont durablement implantés dans l’hexagone (et au-delà). Strange a également défini les habitudes de consommation de plus de deux générations de fans de Marvel en langue française.
S’ajoutait en plus la problématique des superpouvoirs, élément qui faisait froncer les sourcils des pères la morale. Superman ou Batman, bien que présents, étaient publiés de manière parcellaire. Les suivre revenait à se lancer dans un véritable jeu de pistes. Si bien d’ailleurs que l’éditeur qui en détenait les droits (Sagédition) n’avait pas osé les lancer sous leur propre titre en France. Ainsi le premier magazine régulier en langue française à être titré Superman fut édité à partir de 1965 depuis… la Belgique, via l’éditeur Interpresse. Au grand dam’ de la commission de surveillance, qui chercha à en limiter l’importation en France.
Le seul super-héros à paraître sous son nom était Flash, chez Arédit Artima, dans un petit format peu visible et sévèrement retouché. Les « Agents Tonnerre » (les Thunder Agents de Wally Wood, publiés par les lyonnais des Editions des Remparts) ou le Spectre de DC Comics (traduit chez Arédit) avaient rapidement attirés la colère de la commission. Les choses en étaient au point que, consciente que dans les grandes villes certains ados anglophones arrivaient à se procurer des éditions étrangères les kiosques pourvus de rayons « internationaux », la commission planchait régulièrement sur l’idée d’interdire l’import des comics américains mais aussi de leurs variations anglaises, des comics US retaillés pour être publiés de façon hebdomadaire dans des anthologies tels que Wham, Pow et Fantastic. On verra que ces éditions anglaises ont un rôle pour la suite.
Lancé en février 1969, Fantask entonnait son requiem en août de la même année, stoppé net au septième et dernier numéro. Que Lug soit resté plusieurs mois dans publier le moindre comic-book Marvel laisse entendre qu’à Lyon l’éditeur s’est sérieusement posé la question du « stop ou encore », qu’une suite ne coulait pas de source. Pourtant, en janvier 1970, voilà donc Strange, le magazine des « héros de Stan Lee » avec un sommaire légèrement différent de celui de Fantask. Si le Surfer perdure, les Fantastiques si controversés sont exfiltrés et remplacés par Iron Man et Daredevil (rejoints quelques temps plus tard par « l’Homme-Araignée »). On a vu lors de l’anniversaire de Fantask que Lug avait laissé de côté les héros monstrueux, païens ou trop patriotiques (Hulk, Thor ou Captain America étant promptement récupérés par Arédit).
Strange mettra quelques numéros à trouver sa vitesse de croisière. D’abord, pour satisfaire la Commission qui argumente que les couleurs des comics sont trop « vives », on va passer par un procédé de bichromie (une seule couleur, souvent le vert ou l’orange, étant conservée en plus du noir). Mais au bout du 11ème numéro, on opte pour un changement majeur. Le format était jusque-là petit, voici que la revue française imite à peu de choses près le format des comics VO. Et surtout, elle sera désormais en couleurs.
L’arrivée du dessin animé Spider-Man en France catapulte la popularité de Strange, qui ne tarde pas à adopter comme sur-titre « le journal de Spider-Man » alors que dans les pages intérieures on le traduit par « l’Araignée ». Le courrier des lecteurs, pardon, le « courrier des fans de Strange » devient une rubrique à part entière, complétée par une « bourse aux échanges » pratique à l’époque. D’ailleurs pour constater la force de la communauté ainsi formée, il suffit de consulter l’étude d’Éric Maigret, « Strange grandit avec moi ». Sentimentalité et masculinité chez les lecteurs de bandes dessinées de super-héros (1995). Avant Strange, les rares traductions de comics étaient souvent publiées de manière chaotique mais surtout sans revendiquer leur identité. Sauf quelques exceptions (Flash), les lecteurs n’avaient pas conscience de ce qu’ils lisaient. Avant, ils n’étaient pas sûr de retrouver, chaque mois, le cinq, leurs séries préférées. Avec Strange, cela devient une norme.
Même si vous préférez vos comics en album, il n’en reste pas moins que Strange a fait le nécessaire travail d’implantation. Même si son ère est révolue, Strange est celui par qui Marvel s’est durablement installé en France, c’est vrai, mais aussi la revue à travers laquelle le fandom a appris à se considérer comme tel. Paradoxalement toute l’importance de ce travail a longtemps été assez peu reconnu (les festivals de BD reconnaissant surtout les albums et pas les périodiques). Les premières traductions des Daredevil de Frank Miller et d’autres références du même genre ont donc été royalement ignorées à l’époque, pour revenir ces dernières années dans la catégorie patrimoniale. Le fait que le Festival International de la Bande-Dessinée d’Angoulême organise cette année une exposition-hommage à Jean Frisano, le peinte des couvertures les plus emblématiques de Strange, est une manière de rétablir les choses…
En 2020, même ceux qui n’ont pas connus Strange n’en sont pas moins ses petit-enfants.
Tchin !
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