Forgotten All-Star: A biography oF Gardner Fox
30 août 2019A l’heure où l’on fête les 80 ans de telle série ou de tel éditeur, il est bon également de célébrer les auteurs sans lesquels tout cela n’existerait pas. Si le fan de comics s’est habitué à manier les noms de Lee ou Kirby, il reste cependant comme un géant caché dans l’ombre. Jennifer DeRoss consacre enfin une bio détaillée à Gardner Fox, scénariste majeur mais injustement sous-estimé. On ne connait pas vraiment les comics si on n’a pas fait la connaissance de Fox. Et la biographe ici, a enquêté en profondeur sur cette figure déterminante.
Forgotten All-Star: A biography oF Gardner Fox (DC Comics)
Jennifer DeRoss (Pulp Hero Press)
Déjà disponible aux USA
Vous vous êtes pâmés devant le manque de reconnaissance de Jack Kirby ? Vous avez versé une petite larme émue en pensant aux déboires de Steve Ditko chez Marvel ou d’autres éditeurs ? Vous n’avez pourtant vu que la partie visible de l’iceberg. L’un des secrets les mieux gardés de l’histoire des comics, c’est le scénariste Gardner Fox, l’un des auteurs les plus prolifiques en la matière. Flash ? C’est lui. Doctor Fate ? C’est lui. La Justice Society ? La Justice League ? C’est lui. L’arrivée des super-vilains dans les histoires de Batman ? C’est lui. Atom (Ray Palmer) ? C’est lui. Batgirl ? C’est lui. La toute première Crisis et le principe des terres parallèles de DC ? C’est lui, Sandman ? C’est lui encore, comme nous le rappelions pour l’anniversaire du personnage il y a quelques mois… Enlevez-le de l’équation et d’un seul coup l’univers DC s’effondrerait, ne laissant guère que Superman, Wonder Woman, un Batman méconnaissable et quelques gravats. Mieux, c’est l’inventeur de recettes qui font aujourd’hui encore recette. Créant la toute première équipe de super-héros, Fox se demanda comment jongler avec autant de personnages tout en ménageant les visions des auteurs de chaque perso. Il instaura un principe de « quête » : les membres de l’équipe se sépareraient, iraient neutraliser tel élément de l’intrigue puis reviendrait pour la scène finale, au moment de faire la « synthèse ». Sans Gardner Fox, vous n’avez pas les Avengers et vous n’avez même pas une partie du script d’Avengers: Endgame. Sans Fox, vos séries TV de CW n’auraient pas la même configuration. Si vous avez lu ne serait-ce que quelques comics dans votre vie, vous avez forcément consommé, sous une forme ou une autre, une partie de l’héritage de Gardner Fox. Pourtant sa présence s’est terriblement banalisée et son éditeur n’a rien fait pour arranger les choses. Je le disais en janvier dernier lors d’une conférence à Angoulême qui lui était consacrée, la manière dont DC Comics a traité Gardner Fox est tout simplement dégueulasse. Dans les années 70, DC s’est servi de Kirby pour jeter une pierre dans le jardin de Marvel pour mieux masquer qu’ils avaient fait pire à celui qui, pendant plus de trente ans, avait été leur scénariste vedette. Si vous ouvrez un numéro de la Justice League ces temps-ci, vous y verrez dans les crédits que Superman a été créé par Siegel et Shuster et qu’il apparait par un arrangement spécial avec la famille Siegel. D’accord. Mais vous ne verrez nulle part que la Justice League a été créée par Fox. Ecarté comme un malpropre à la fin des années soixante, le nom de Gardner Fox a été relativement effacé des tablettes.
Cette base de discussion établie, Forgotten All-Star: A biography oF Gardner Fox se donne pour mission de nous présenter l’homme derrière les écrits. Gardner Fox est considéré comme le deuxième scénariste le plus prolifique de l’histoire des comics (le premier étant probablement Gaylord Dubois, qui s’était spécialisé dans les BD de Western) mais il est mal connu. Même pour ceux, rares, qui reconnaissent son importance il reste surtout un nom, sa sphère privée restant secrète. L’universitaire Jennifer DeRoss le fait avec beaucoup d’humanité mais aussi le sens du détail. Elle a eu accès non seulement aux archives de Gardner Fox, offertes à une institution, mais aussi aux témoignages des descendants de l’auteur. Ce sens du détail va jusqu’à remonter dans l’arbre généalogique de la famille jusqu’au dix-septième siècle, à retrouver les lettres d’amour que Gardner Fox échangeait avec sa future femme ou même retrouver la trace d’une très ancienne amende qui aura forgé un caractère. Gamin, le jeune Gardner jouait à la carabine dans un parc, avec un ami. Surpris et arrêté par les forces de l’ordre pour l’utilisation d’une arme dans un endroit public, Gardner est finalement traité de manière bienveillante par un policier qui comprend que ce n’est qu’une erreur de jeunesse et décide de ne pas l’accabler. Fox comprend alors profondément les idéaux de la justice, qui vont être à la base de deux vocations. D’abord il devient quelques temps avocat et puis, après qu’un ami d’enfance lui ai proposé d’écrire quelques comics, il va découvrir que c’est une autre manière de parler de justice. DeRoss nous fait le portrait d’un auteur fervent catholique, qui ne plaisantait pas avec l’horaire de la messe mais ne versait pas pour autant dans l’intégrisme et défendait des valeurs profondes telles que l’égalité. La biographe ne le glorifie pas pour autant. Bien sûr, au plus fort de la Seconde Guerre Mondiale, Fox n’est pas à l’abri de représenter l’ennemi japonais comme un gnome idiot, véritable caricature raciste (qu’on retrouve aussi chez les autres auteurs de l’époque). Mais en dehors de ces effets d’époque, Fox ressort comme un humaniste lettré, qui cachait des allusions à William Shakespeare ou à Lovecraft dans ses écrits et qui recevait chez lui ses employeurs même pour Noël. Nul en bricolage, Fox n’arrivait pas à monter les petits trains offerts à ses enfants et c’est son éditeur juif qui, sous le sapin de Noël, jouait les mécanos à sa place. On est en immersion dans une époque où les relations étaient autrement plus familiales dans le petit monde des comics. Familiales mais pas idéales. Gardner Fox prendra à l’occasion la défense de son ami Bill Finger (cocréateur de Batman et un autre auteur avec qui DC n’a pas été très « réglo »). Fox est l’un des rares à être resté en contact avec lui après que les deux hommes ont cessé d’écrire des comics.
Ce qui intéresse tout spécialement Jennifer DeRoss, féministe et collaboratrice au site « Sirens of Sequentials« , c’est aussi de rétablir une injustice. Si on évoque rarement tout ce qu’on doit à Gardner Fox, en effet, il est une occasion où son nom ressort : le sexisme supposé dans le traitement de Wonder Woman. En effet Fox était le créateur et le scénariste de la Justice Society of America. C’est donc lui qui écrit cette scène où les membres mâles de la JSA acceptent formellement Wonder Woman avant de lui proposer d’être simplement la secrétaire du groupe. Bien souvent le processus est raconté de manière caricaturale. William Moulton-Marston est le féministe, l’auteur progressiste de Wonder Woman et Fox serait le conservateur, celui qui, en voyant arriver ce personnage, n’aurait pas su quoi en faire et aurait voulu la diminuer. DeRoss consacre tout un chapitre à cette question, souligne comment dans bien des circonstances Fox a prêché l’égalité homme-femme (par exemple avec l’invention d’Hawkgirl aux côtés d’Hawkman), comment sa propre épouse avait été secrétaire… Mais surtout comme Moulton-Marston, farouchement possessif de son héroïne, imposait qu’elle n’ait qu’un rôle mineur quand ce n’était pas lui qui l’écrivait. Mieux, DeRoss exhume un scénario de Fox écrit pour un segment de Wonder Woman et la même histoire, retouchée par Moulton Marston… et il faut bien dire que la Wonder Woman version de Fox, jamais publiée, est plus forte que celle du créateur. Depuis des décennies, Fox est donc réduit à ce type qui aurait réduit Wonder Woman au rang de secrétaire alors qu’en fait dans la plupart de ses séries il est, en tout cas pour l’époque, un progressiste qui tentait autant que possible, quand il n’y avait pas d’interférence éditoriale, de représenter les femmes autrement que comme des potiches. Autant dire que l’injustice est profonde et que la biographe sait remettre les choses dans l’ordre, grâce à ses recherches documentées. Elle ne s’arrête pas aux comics et chronique également la carrière littéraire de Gardner Fox, une autre tâche compliquée puisque l’auteur multipliait les pseudonymes pour pouvoir travailler pour différents éditeurs de livres.
Même si (seul petit défaut) la maquette du livre est un peu ingrate (le texte est écrit trop gros, de manière à faire monter la pagination), même si l’ouvrage ne raconte pas forcément les coulisses de chaque création (il y en aurait trop) et passe à mon humble avis un peu vite sur Sandman ou Starman, Forgotten All-Star: A biography oF Gardner Fox atteint le but que la biographe s’était fixé. C’est à dire nous présenter une vraie personne, l’être vivant qui se cachait derrière la signature. Jennifer DeRoss ressort une mine d’informations professionnelles ou privées, réinstalle Gardner Fox à la place qui lui revient. Et puisque Gardner Fox a écrit pendant des décennies les exploits de groupe comme la Justice Society ou la Justice League, cette justice-là, justement, il était grand temps de lui rendre.
[Xavier Fournier]
5
4.5
Fox et Finger, deux grands oubliés de l’histoire des comics…J’ai toujours été frappé de voir à quel point certains créateurs sont maltraités dans le monde des comics (dans le même ordre d’idées on pourrait d’ailleurs citer Gottfredson ou Barks, tirés de l’oubli par des recherches de fans, ou même des auteurs a priori plus connus : en effet, si les nombreux spectateurs d’Avengers Endgame ou de Spider-Man far From Home connaissent tous le nom de Stan Lee, combien d’entre eux peuvent citer les noms deJack Kirby, John Romita Sr ou Steve Ditko ?
Ca, c’est encore autre chose. Pas certain que le public des séries TV ou des films de Zorro connaisse forcément de mémoire le nom de l’auteur original. Mais si on recentre sur le lectorat des comics, Ditko et surtout Lee & Kirby font partie des plus connus. Le King fait et a fait l’objet de trois ou quatre grosses expos en France ces dernières années. Sans que tout le monde sache forcément qui c’est, sa notoriété est quand même très au dessus de celle d’un Finger ou d’un Fox.
C’est vrai que l’apport de Fox a été majeur dans DC Comics,il est également le créateur de Zatanna et de BatGirl(Barbara Gordon). Justement à pros du parallèle avec Bill Finger , Je n’ai pu m’empêcher de remarquer qu’en général on a tendance de faire de Bob Kane le « grand méchant » responsable des injustices subies par Finger ,mais DC Comics est ,curieusement , épargné par les défenseurs de Bill Finger qui concentrent leurs attaques sur Kane.Pourtant, on voit bien que le comportement subit par Finger était coutumier de la part de DC Comics comme on le voit ici avec Gardner Fox où comme on a pu le voir avec Siegel & Schuster par exemple.
D’où ma question,Bob Kane n’aurait-il pas dans une certaine mesure servi de « bouc-émissaire » pour que d’autres (notamment chez DC donc) n’aient pas à assumer leur comportement envers Bill Finger?
Non. Ce que vous appellez « tendance » est au contraire un fait très documenté. Bob Kane a EN TOUTE CONNAISSANCE DE CAUSE caché l’existence de Finger à DC, qui dans les premiers temps ne savait pas que l’autre existait. Kane a signé un contrat avec DC se présentant comme le seul auteur de Batman et à touché de l’argent jusqu’à sa mort en ayant eclipsé Finger et ne le regrettant… qu’une fois Finger mort, quand il ne risquait plus de demander grand-chose. Le type qui a dépossédé Finger de l’argent qui lui revenait, c’est Kane. Après sur la fin de sa vie, oui, Finger était en proie à différents problèmes personnels qui ont fait qu’il était spécialiste de louper les deadlines ou de demander des avances sans fournir l’épisode. Ce qui fait que les éditeurs des sixties l’ont pris en grippe. DC Comics n’a pas été correct avec Siegel et Shuster pour Superman pendant des décennies, c’est là aussi documenté et aucun stratagème n’arriverait à cacher Siegel et Shuster derrière Kane. Dans le cas précis de Batman, le type qui a pris les sous de l’autre, c’est Kane. Comme si Siegel avait pris l’argent de Shuster.
Gardner Fox c’est encore un autre cas de figure, il a été débarqué (avec toute une génération d’auteurs, dont John Broome) quand, vieillissants, ils ont commencé à demander une assurance santé et ce genre d’avantages. Dans le cas de Fox, le méchant c’est DC. Dans le cas de Finger c’est Kane. Personne (sauf individu très mal renseigné) ne dit que Kane était le seul méchant et DC tout blanc tout propre. Par contre, oui, en particulier à partir des années 70, des gens de DC se sont servis du conflit Kirby/Marvel pour taire le fait qu’eux-même avaient connu des conflits avec d’autres auteurs. Le débarquement de Fox, Moore et cie est « passé crème », comme on dit. Il y a plein de raisons valables de critiquer des relations de DC ou Marvel avec certains pionniers. Mais dans le cas de Finger, c’est bien Kane qui l’a roulé dans la farine.
Cela me rappelle d’ailleurs dans un ancien Oldies But Goodies vous aviez évoqué le cas de Robert Bernstein , qui est un peu le Fox de Marvel , lui aussi peu reconnu de nos jours.
C’est différent (en dehors de la non-popularité de leurs noms). Même s’ils étaient scénaristes, on peut plus facilement comparer Fox et Broome à Simon, Kirby, Siegel et Shuster dans le sens où ils font partie des « pères fondateurs » et où ils se sont fait déposséder de royalties qui auraient du leur revenir (les familles Siegel, Shuster et Kirby, Simon dans une moindre mesure, ont plus tard fait valoir leurs droits). Kane/Finger, comme déjà dit, c’est encore un autre cas. Bernstein, d’une certaine manière, c’est un peu le Claremont des années soixante. Il n’a pas créé de grands héros mais il est souvent passé derrière pour leur servir de tuteur (tout comme Claremont n’est pas le créateur de Wolverine, par exemple, mais l’a façonné). Bernstein n’a pas créé Iron Man, mais enfin en le reprenant dès le deuxième épisode, il l’a redéfini. Fox, lui a créé et été le tuteur de ses personnages, parfois sur des décennies.