En 1939, Everett M. « Busy » Arnold vient de prendre complètement pied dans le monde du comic book avec sa nouvelle société dénommée Quality. Mais Arnold n’est pas un novice dans le monde de l’édition en général et possède de nombreuses connexions avec les syndicates américains (ces agences de presse qui distribuent les comics strips auprès des grands quotidiens).
Mais les publications de Busy » Arnold comportait également des séries du Will Eisner – S. M « Jerry » Iger studio déssinées par d’autres artistes comme Red Torpedo (French Collection #20) Merlin the Magician (French Collection #29) & The Clock (French Collection #17).
Lors d’une de ses nombreuses tentatives pour se diversifier, Arnold rencontre un de ses contacts au Washington Star et lui montre des exemples des productions qu’il publie. Le responsable éditorial est intéressé par le concept de The Clock de Georges Brenner mais trouve les dessins trop sommaires. Par contre, d’autres travaux lui plaisent beaucoup en termes de dessin mais pas de personnage. A posteriori ceci est assez logique. Les comics strips qui étaient publiés dans les grands quotidiens étaient l’œuvre d’artiste exceptionnel comme Alex Raymond, Harold Foster, Burne Hogarth, etc. Il est évident que les dessins de Georges Brenner n’étaient pas assez évolués. Par contre, l’idée de son personnage était parfaitement en phase avec les comics strips publiés à cette époque comme Flash Gordon, Tarzan ou Prince Valiant qui était des héros hors du commun mais pas des super-heros.
En businessman averti, Arnold proposa au responsable éditorial du Washington Star de revenir avec un projet qui combinerait les deux aspects qui lui plaisaient. Il prit alors immédiatement contact avec Will Eisner et lui proposa de monter ce nouveau projet.
Fin 1939, Eisner rencontre Henri Martin du Des Moines Register and Tribune Syndicate avec « Busy » Arnold. Martin lui propose de créer une « comic book section » qui serait distribué à travers le pays dans les éditions du dimanche. L’idée est de concurrencer le marché des comic books qui explose suite à l’apparition de Superman. Mais avec un produit très haut de gamme même s’il doit s’appuyer sur un personnage costumé.
Eisner est tenté par le projet car ses relations avec S. M « Jerry » Iger, son associé au sein du studio, ne sont pas très harmonieuse. Mais il y met plusieurs conditions. Premièrement il sera seul maître à bord du supplément et choisira ses artistes de complément. En effet, le supplément doit comporter une série vedette qu’il doit dessiner et deux séries annexes (il s’agirait au final de Mr. Mystic & Lady Luck).
La principale motivation d’Eisner était de dépasser le cadre trop étroit des comic books majoritairement dédiés à l’époque au genre super-héroïque. Néanmoins, sous la pression des commanditaires il créera un héros masqué mais tellement loin des canons du genre qu’il deviendra une légende à lui tout seul sous le nom de Will Eisner’s The Spirit.
Denny Colt est un détective privé new-yorkais (même si très rapidement l’action sera déplacée dans la ville fictive de Central City). Alors qu’il poursuit le Dr. Cobra, un savant fou, il est exposé à une substance chimique qui le place en catalepsie. Lorsque son ami le commissionner Dolan le découvre il le croit mort. Il est enterré sous les yeux de Dolan et de sa fille Ellen à laquelle Denny était fiancé.
Mais le soir même, Colt surgit dans le bureau de Dolan pour lui révéler la vérité. Etant considéré comme décédé il décide de combattre les criminels sous l’identité masqué de The Spirit. Afin de répondre aux demandes de ses commanditaires, Eisner ajoute en effet au costume de son détective privé un loup. Colt se fera bâtir (nous nous demandons encore comment) une base secrète dans le cimetière de WildWood (les bois sauvages) sous sa propre crypte et combattra le crime avec l’aide du commissionner Dolan et de sa fille Ellen. Il partagera son repaire avec son nouvel ami Ebony White, un jeune afro-américain des rues très stéréotypé.
Sur ces fondamentaux assez banaux, Will Eisner va laisser éclater son talent sur un support hors des normes des comics et créer une vraie légende avec un style graphique hors normes et des techniques narratives avant-gardistes. Les aventures de The Spirit seront publiées de juin 1940 à fin 1952 et seront diffusé auprès de plus de cinq millions de lecteurs.
Les audaces graphiques et narratives d’Eisner transformeront le projet de départ en une publication expérimentale qui marquera tous les grands artistes de la génération suivante. La continuité est des plus sommaires et chaque aventure de The Spirit doivent être lue comme des instantanés possédant chacun leur atmosphère et leurs caractéristiques propres ressortant le plus souvent de l’expérimentation.
Les aventures de The Spirit sont urbaines, le plus souvent nocturnes. Il y règne donc une ambiance digne des films noirs de l’époque et renforcé par la présence de nombreuses femmes fatales dont la principale est P’Gell. Les relations ambiguës entre The Spirit et ses adversaires féminins auquel les superbes courbes de Will Eisner marqueront durablement l’esprit des jeunes lecteurs de la section du dimanche.
Quelques autres personnages récurrents non-féminins apparaîtront comme The Octopus, l’ennemi juré de The Spirit dont nous ne verrons jamais que les gants.
Après son interruption de publications en 1952, The Spirit conserva son aura légendaire, ce qui explique sa présence en N & B dans les pages de Les chefs d’œuvre de la bande dessinée de la collection Anthologie Planète avec les premières pages de la première livraison. Il est a remarquer qu’il ne se trouve pas dans la section surhomme mais dans celle consacré au héros. De plus, son masque lui a été retiré sur la splash page d’introduction même s’il le conserve dans les pages intérieures. Enfin, les traducteurs de Planète l’on renommé « L’esprit » (sic). Malgré cette apparition, et un peu comme les Fantastic Four que nous avons étudié dans notre dernière chronique, le travail de Will Eisner aura plus de mal à percer en France, qu’aux Etats-Unis. En effet, de 1960 à 1980 plusieurs éditeurs américains feront des efforts pour ramener The Spirit sur le devant de la scène avec à la fois des rééditions mais aussi des épisodes inédits du maître. Il s’agit d’Harvey Comics, Warren Publishing & Kitchen Sink Press.
The Spirit n’apparaîtra en France qu’en 1969 dans les pages de la revue Pogo qui changera de nom au numéro 7 pour devenir Poco. Cette publication est d’ailleurs assez atypique puisqu’elle est publiée par les Editions Corno qui est un éditeur italien. Il s’agit donc en réalité tout simplement de la traduction en français d’une publication italienne !
Bien que bénéficiant d’un fort succès critique, le personnage ne s’imposera jamais vraiment. Il naviguera au gré des projets entre Les Humanoïdes Associés (à partir de 1977), les Editions Futuropolis dans les Collections Copyright (trois tomes entre 1981 & 1983) & Icare (deux tomes en 1981), les Editions Neptune (entre 1982 & 1984), les Editions Albin Michel (entre 1982 & 1984), les Editions Peplum (trois tomes en 1989 dans une version souple brochée avec les épisodes de Wally Wood dans l’espace), les Editions Dargaud (dans Tintin l’hebdoptimiste) et les Editions Vents d’Ouest (dans la collection Les Incontournables de la BD) avant que Soleil ne commence la publication d’une intégrale en 2002 mais qui fut rapidement interrompu. Pendant ce temps, dans sa patrie de naissance l’éditeur DC Comics offrait au Will Eisner’s The Spirit un écrin digne de sa valeur en publiant une intégrale de luxe de 28 volume dans la collection DC Archives. Il faut dire que le personnage avait fait son retour dans les pages de l’éditeur dans plusieurs publications (dont la dernière en date First Wave a été traduite en français par Ankama).
Comme pour les Fantastic Four, les promesses que contenait Les chefs d’œuvre de la bande dessinée pour The Spirit ne seront pas suivi d’effet en France au grand désespoir des lecteurs qui avait été émerveillé par les quelques pages dues au talent de Will Eisner. Ils continuent d’ailleurs encore maintenant d’attendre une édition française de ce chef d’œuvre digne de ce nom.
[Jean-Michel Ferragatti]
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