Reprenant un personnage créé dans le début des années 70 par Sheldon Mayer et Tony DeZuniga, Neil Gaiman et Dave McKean sortent en 1988 chez DC Comics (1989 chez Zenda pour la France), une mini-série très remarquée, Black Orchid. Si l’album publié peu de temps après aurait pu faire date comme initiateur d’un sous-genre nouveau, force est de constater qu’il demeure à ce jour une singularité.
Une problématique va débuter le récit, le traverser et même le terminer : l’identité. Sans résumer l’histoire, sans évoquer le récit ni présenter les personnages, puisons dans les dialogues et les récitatifs. « Et je sais ce qui me manque. Une identité. La mienne. » (Black Orchid). « Tu es… Heu… Tu étais… Vous étiez… Non, je veux dire… » (Philip Sylvian à Black Orchid). « Des statues de femmes… Sous forme de plantes ? » (Carl Thorne). « Nous ne savons pas ce que nous sommes mon ange » (Black Orchid à Suzy). « Qui je suis-je n’en suis pas sûre. C’est ce que je cherche à savoir » (Black Orchid à Batman). « J’ai des bribes de mémoire d’une morte. Je ne suis même pas humaine. Même pas animale. » (Black Orchid). « Le marais chuchote en moi. Je sais qu’il est en moi. (…) Il se glisse dans mon âme comme un poisson argenté. » (Black Orchid à propos de Swamp Thing). Et puis, en toute fin, sur la dernière planche : « Je vis dans la couleur des feuilles. » Observons à présent le dessin de McKean. Si pour la clarté de l’intrigue il use de cernés dans nombre de cases (composant ici ou là des images expressionnistes), il va réserver le plus fort de son travail à des grands hors-cases (parfois des pleines pages) dans lesquels il se place résolument sous une aile impressionniste. Et là, les cernés disparaissent ! Personnages et décors fusionnent. Les couleurs s’interpénètrent. Les frontières des éléments du cadre se font poreuses. La lumière lie les lianes aux chevelures, les hanches aux arbres, les feuillages aux bras. Jamais Alec Holland/Swamp Thing – créature sans contours précis se fondant et se confondant avec les branches, les feuilles, les fleurs et l’eau verte croupissante -, n’avait fait corps à ce point ultime avec le marais. Ainsi, chez Gaiman et McKean, les identités s’effritent, les objets perdent leurs contours, les choses s’emplissent d’autres choses, comme une vague qui, disparaissant, vient enfler la vague sui suit.
Si la question de l’identité se pose ainsi tout du long, c’est que, de plus, tout est métamorphose. Les choses et les êtres changent. Leurs rapports se modifient. Voyons encore les mots de Gaiman. « Et le monde se confond, se démonte, se dissout. » (Black Orchid). « Quelqu’un brûlait. Quelqu’un est parti. Je l’ai senti. » (Black Orchid). « Tu étais… Ah zut ! Elle était très mignonne. » (Philip Sylvian). Alors que Black Orchid appelait Suzy sa petite sœur, celle-ci demande : « Je peux t’appeler maman ? » Et Black Orchid de répondre : « Heu… Oui. J’aimerais bien. » Et encore : « Elle a tant changé en quelques heures. Au début elle semblait plus adulte, plus mûre… Sa mémoire était plus aiguisée que la mienne. Maintenant, c’est une enfant. » (Black Orchid à propos de Suzy). « Nous sommes ensemble dans un monde nouveau. » (Black Orchid à propos de Swamp Thing). « Je crois avoir rêvé de cette vallée… Quand j’étais une autre… Il y a longtemps. » (Black Orchid). « Nos sœurs poussent bien. Elles mettront des années à devenir des personnes. » (Black Orchid à Suzy). La métamorphose se joue également sous les pinceaux de McKean et ce sans lien direct avec l’intrigue. Car il l’utilise principalement comme transition visuelle entre deux scènes (le plus souvent selon un rythme ternaire). Nous verrons ainsi des barreaux de prison se changer en tiges de bambous, de même que les flammes d’un immeuble deviendront une bière ambrée dans un verre en gros plan. Plus loin des touches de couleurs primaires figurant un coup de feu évolueront en motifs décoratifs d’un poisson en très gros plan dans un aquarium. Ailleurs un disque vinyle se fera objectif d’appareil photo. Et la dernière case, elle, verra les deux héroïnes se noyer graphiquement dans le soleil. En un mot, avec les créateurs Gaiman et McKean, rien ne se crée mais tout se transforme.
Les mots et l’intrigue de Gaiman d’une part, les peintures et l’art séquentiel de McKean d’autre part, diffusent finalement la même vision du monde. La plume de Neal et le pinceau de Dave sont les deux yeux d’un même visage. Ils voient, peignent et dépeignent un univers où les identités se délitent et où tout n’est que métamorphose. Il n’est pas si courant que le scénario et le dessin « pensent », à travers leurs motifs propres, une même philosophie. En l’occurrence une philosophie du processus et non de l’être. Un monde où les choses ne sont pas définies, fixées, cernées, mais se fondent au contraire les unes dans les autres dans un environnement en perpétuel mouvement. Autant de notions qui nous renvoient aux caractéristiques fondamentales de la branche japonaise du bouddhisme : le Zen. Alan Watts, l’un des fondateurs de la contre-culture américaine, et qui a écrit parmi les meilleurs essais sur le sujet, disait lui-même « … quiconque tente d’écrire sur le Zen rencontrera des difficultés inhabituelles, car il ne peut jamais expliquer, il ne peut qu’indiquer » ( L’esprit du Zen, Editions Dangles). Alors, pour mieux saisir cette philosophie, plutôt que de se plonger dans nombre d’ouvrages théoriques, peut-être vaudrait-il mieux lire et relire, encore et encore, le Black Orchid de Neil Gaiman et Dave McKean, album qui, s’il n’y fait jamais allusion, est pour autant imprégné d’encre Zen de la première à la dernière page. Du premier mot à la dernière couleur.
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