Imaginarium: Neal Adams: Au-dedans du réel
19 septembre 2018Neal Adams est une légende des comics. Tout a été dit sur Neal Adams. Et tout n’a pas été dit. Pour toute légende, pour tout artiste comme pour toute chose, tout restera toujours à dire.
Alors le dynamisme de la mise en page : bien entendu ! Alors Les contre-plongées immersives : bien sûr ! Alors les cases protéiformes : aussi ! Les cadrages serrés. La « caméra » à l’épaule et au plus près des héros. Ces héros qui, à force d’agiter les cases, finissent par sortir du cadre. Mais ces dispositifs esthétiques, même s’ils caractérisent l’art de Neal, ne lui appartiennent pas en propre. On les retrouvera dans la manière de Gene Colan. Qui de la poule ou l’œuf a influencé l’autre ne sera pas la question ici. Car le personnage colan-ien est flou. Ses contours, son modelé, les détails de son visage sont souvent esquissés. Comme celui de Neal il sort de la case, mais il est du clair-obscur qui s’extirpe de la planche. Il est de la lumière. Le personnage colan-ien est une manifestation super héroïque de la lumière impressionniste. Alors que chez Adams, il en va tout autrement.
Ça c’est du concret !
Quand Adams reprend les héros emblématiques des grandes maisons (DC comics ou Marvel), on parle ici de l’acmé de son œuvre, il va surprendre. Ses prédécesseurs, quel que soit leur talent, quelle que soit la force de leur griffe, ont opté pour un trait plus ou moins schématique — la cible des débuts des comics, le rythme ainsi que le support des publications, ont peu ou prou induit ce choix stylistique. Adams surprend le lectorat, donc, car avec lui c’est l’avènement des personnages photoréalistes. Les anatomies musclées sont détaillées avec soin. Elles n’ont pas la rigidité de celles de Burne Hogarth. Elles n’ont pas l’épure de celles de Russ Manning. Le héros de Neal Adams est aussi souple et délié que le Tarzan de Manning, aussi structuré et consistant que le Tarzan de Hogarth. Les visages, eux, souvent en gros plan, ont la même fidélité (approfondie) au réel — tout comme la texture des vêtements ou des chevelures. Et la lumière, elle, est quasi photographique. Par un modelé au trait complexe et élégant, où les hachures se croisent et se recroisent et s’entrecroisent — et que des encreurs comme Dick Giordano ou Tom Palmer ont su respecter avec finesse —, quatre, cinq, voire six valeurs de lumière et d’ombre son appliquées. Sur ce point la photo en général ne fait pas plus. Mais pour Adams, ce changement, aussi radical soit-il, ne suffit pas.
Plus réel que moi, tu vis !
Des cases rectangulaires ? Allons donc ! Très peu pour Neal. Comment faire entrer toute l’énergie cinétique du monde dans des rectangles ? Parce que le monde bouge. Parce que tout, dans le réel, se déplace. Lentement, parfois, ou à fond bien souvent. Neal Adams va casser ces rectangles canoniques. Triangles rectangles et autres altérations du cadre vont tracer dans ses planches des diagonales. Et les diagonales, ça va vite ! Ces diagonales qui étaient jusqu’alors confinées dans le cadre — par les perspectives, les visées obliques, les contre-plongées —, contaminent le contour des vignettes. C’est un peu comme si l’artiste secouait sa planche. Et quand on secoue il arrive ce qui devait arriver : les personnages, déjà « filmés » au plus près, sont éjectés hors du cadre de leur univers. Ils dépassent. Ils s’échappent. Et ils se retrouvent comme dans un entre-deux virtuel qui séparerait l’espace fictionnel du narrateur de l’espace réel du lecteur. Ce personnage qui s’émancipe de son support devient à ce point fondamental dans la manière de Neal, que le dessinateur parvient à rendre cette impression sans même que le héros ne sorte du cadre. Dans une planche célèbre où on voit chuter Le Fauve du haut d’un immeuble, Le X-Man semble sortir de la dernière vignette sans pour autant dépasser des bords de la case. Comment est-ce possible ? Très subtilement, Neal Adams met la série de cases verticales en perspectives, comme s’il s’agissait de l’immeuble lui-même. Et Le Fauve se trouve alors entre la page et nous. D’ailleurs, si le Superman de Neal a pu croiser les gants et serrer la main de Muhammad Ali (projet dans lequel Adams s’est beaucoup investi), c’est bien qu’il existe(rait) dans la vraie vie, ce Superman, n’est-ce pas ? Très bien. Le héros de Neal Adams se veut un être du réel. Capable de sortir des cases pour se poser sur la planche de l’artiste. Et sur la page du lecteur. Mais pour nous dire quoi ?
Sortie hors du corp(u)s
Que fait un artiste lorsqu’il produit une image ? Que fait-il quand, mobilisant l’expérience intuitive et conceptuelle de son monde intérieur, il imagine une forme ? Quand, recrutant tout son savoir-faire acquis par des heures et des heures de gestes répétés, il couche cette forme sur un support ? C’est une partie de son esprit qui invente ; et dans l’œuvre achevée, qu’il en soit conscient ou pas, que ce soit volontaire ou non, c’est une partie de son corps (de sa gestuelle) qui se grave dans l’image — et qu’on reconnaît dans sa griffe unique. L’image produite par l’artiste, c’est l’artiste sorti de lui-même. L’œuvre de l’artiste c’est l’image de lui-même « hors de lui », et qui s’offre pour toujours à la vue de tous et dans le réel. C’est la partie (l’essence ?) de lui-même qui s’immortalise dans le monde. Le héros adams-ien, réaliste au possible et qui fuit la planche/fiction pour exister sur la page/réalité, est le symbole de cette dynamique. Il délivre un secret. Il nous dit que tout artiste est immortel. Non pas par la seule postérité comme on le conçoit habituellement, mais bien parce que l’image produite est l’artiste lui-même « hors » de lui, et « dans » le monde. Ce qu’il nous dit, au fond, ce personnage qui nous saute dans les mains alors même que nous tenons le comic book — et à l’heure où un célèbre moteur de recherche investit des sommes astronomiques dans la recherche sur l’immortalité —, c’est qu’immortels nous le sommes tous. Car tous nous produisons des images de nous (et offertes au monde), ne serait-ce que par la façon de nous vêtir, de nous maquiller, de nous tatouer : de nous photographier.
[Bernard Dato](Neal Adams sera en France fin octobre 2018 à l’occasion de la Paris Comic Con)
Remarquable !
Je me répète (et je ne le ferai pas à chaque fois que je vous lirai, pour ne pas être accusé de flagornerie), mais il est si RARE que quelqu’un sache écrire sur le dessin, non pas pour disséquer les outils ou marques de pinceau (à peu près aussi pertinent qu’expliquer l’amour avec des dates, ou la vie avec un tableau des éléments), mais par des émotions analysées, comprises, mises en perspective (dans tous les sens du terme – à plus forte raison avec Neal Adams). Un solide bagage de culture classique est évident. Je relis de temps en temps vos dissections de Mignola, Frisano, comme autant d’évidences révélées par un autre que moi.
Top.
Pour revenir à votre iconographie, quel plaisir de découvrir une des pages de l’épisode de Green Lantern, encrée par Wrightson : la rigidité du premier, la souplesse organique de l’autre : THE perfect combo !
Bonne continuation, cher maître Dato !
Cher Laurent « Fox Boy » Lefeuvre,
Éliminons d’emblée toute suspicion de « flagornerie » : je confirme qu’on ne se connaît pas ; et que je n’ai pas (encore…) écrit sur votre art/travail :))
Je ne suis pas « flatté » par vos commentaires… ce que j’éprouve c’est de la joie. L’essentiel de mon travail dans la rubrique Imaginarium consiste à montrer qu’un dessin, qu’un motif, qu’un découpage, qu’une mise en page peuvent « penser » (indépendamment du scénario). Votre lecture est clairvoyante, et votre retour de lecture précis, détaillé, judicieux. On ne peut qu’éprouver de la joie quand notre travail est ainsi reçu et renvoyé.
Merci, alors, de me lire et me relire !
Vous avez fort bien synthétisé la rencontre Neal Adams/Bernie Wrightson : pour le coup une union des contraires très héraclitéenne ;)) ; il me semble « entendre » résonner dans votre propre travail, d’ailleurs, l’écho lointain mais sonore de celui de Wrightson (au passage, je rends à César ce qui appartient à Xavier Fournier : si je fournis l’essentiel de l’iconographie de mes articles, Xavier la complète et, justement, nous lui devons l’ajout de cette planche).
Bonne continuation à vous et à votre super renard, Laurent.