« Steve Dillon était l’un de nos meilleurs dramaturges silencieux. », pouvait-on lire, parmi les nombreuses réactions suite au décès de l’artiste en octobre 2016, sur le compte Twitter de Frank Miller. Mais au fait, que peut bien être, au juste, un « dramaturge silencieux » ?
La plupart des études sur la question distinguent sept familles d’expressions – qu’il s’agisse d’émotions ou de sentiments engendrés par ces émotions. La joie, la tristesse, la colère, le dégout, la peur, la surprise et le mépris. Chacune d’elles peut bien sûr se nuancer. Ainsi, par une connaissance large et un travail méticuleux sur le jeu des muscles faciaux qui vont animer le front, les paupières, les joues, le menton, par les rapports des sourcils, de la position des pupilles et de l’ouverture de la bouche, et grâce à des tas d’autres éléments tels que les rides ou la sueur, Steve Dillon va jouer, avec l’orchestre de ses personnages, une symphonie d’expressions tout en finesse, alternant temps faibles soigneusement intelligibles et temps forts impactants et absolus. On y verra tour à tour la peur résignée, la terreur incontrôlable, la surprise inquiète, l’étonnement fasciné, la joie sadique, le ravissement naïf, la colère tremblante, la fureur jouissive, la tristesse contenue, la peine inconsolable, le mépris moqueur, l’arrogance soucieuse, le dégout sidéré ou la répulsion irrépressible, et la liste n’est pas exhaustive tant Dillon maîtrise, semble-t-il, tout le spectre des mimiques humaines. Mais il est un personnage qui manifestement n’est pas concerné par tout cet arsenal expressif là.
Car c’est une huitième expression que le Punisher va véhiculer sous le trait de Steve Dillon. Les sept autres ont en commun de dominer celui ou celle qui les exprime. On ne décide pas d’être joyeux, triste, en colère, dégouté, apeuré, surpris ou méprisant. Ce sont les événements qui commandent et qui imposent. Or, le Punisher, dans un regard unique et prégnant auquel participent tous les muscles faciaux, affiche tout autre chose : la résolution. Et la résolution est volontaire. On se retourne vers les événements et on tente de les faire plier. La résolution c’est le refus d’endurer et c’est la prise d’initiative. Bien sûr, le personnage, quel que soit le dessinateur, a toujours eu un côté résolu. Mais il est parfois lui aussi surpris, attristé, déprimé, autrement dit il est une proie possible de l’émotion qui le prend, du sentiment qui le domine. Chez Dillon rien de tout cela. A de très (très !) rares exceptions près, le héros à la tête de mort est constamment et délibérément volontaire, il est continûment dans le choix de ce qu’il fait et de ce qu’il a à faire. On peut lire parfois, dans sa résolution ultime, des bribes d’étonnement, des soupçons de colère ou des pincées de mépris, mais c’est bien la résolution qui domine toujours. Notons que Becky Cloonan fera dire à l’un des protagonistes de sa minisérie : « On peut pas tuer Castle… Il est déjà mort ». Entendez celui qui subit (Frank Castle) est mort, seul celui qui est dans le choix (The Punisher) est vivant. Ajoutons que le méchant de l’histoire de Becky – l’adversaire principal du Punisher dans « Opération Condor » -, est nommé « Face », et que celui-ci arrache la peau du visage de ses ennemis vaincus pour les clouer sur des trophées de bois accrochés à son mur. Clin d’œil appuyé à la quintessence de l’art de Dillon ? Rencontre inconsciente du visuel et du scénario ? Simple coïncidence ? Quoi qu’il en soit cette huitième expression est bien celle du choix, de la volonté, de la résolution, là où l’ensemble des autres personnages sont possédés, eux, par tout un panel d’émotions qui les saisit.
Le choix persistant du Punisher est bien entendu discutable sinon contestable, et pas plus Becky Cloonan que Garth Ennis, avec Steve Dillon, ne feront du reste l’économie de ce débat moral au travers des intrigues. Mais là n’est pas la question dans cette étude. Nous retiendrons seulement que choix il y a, justement, c’est-à-dire que l’expression monolithique du personnage procède d’une « décision ». La tristesse, puis la colère, chez Frank Castle, vont provoquer la résolution du Punisher, là où tous les autres personnages, malfrats, détraqués ou victimes, affichent au contraire des réactions incontrôlées, dictées par des événements qu’ils endurent sans jamais pouvoir reprendre les rennes de leur destin. Les émotions de Frank accouchent non pas d’un sentiment subi mais bien d’un sentiment choisi. On pourrait nous répondre que c’est le traumatisme qui détermine le Punisher. Mais voici ce que dit Henri Bergson dans « Essais sur les données immédiates de la conscience » : « Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand ils l’expriment, quand ils ont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste. » De toute évidence, sous les traits que lui prête Dillon, c’est la personnalité intégrale et achevée du personnage qui décide. On y voit très clairement que le trauma a fusionné avec tout son être ; que le trauma EST le Punisher. L’art de Steve Dillon penserait alors ce précieux (parce que rare) libre-arbitre émergeant au sein de tous les déterminismes que nous subissons. Il peindrait même la victoire de ce libre-arbitre acharné qui, sur le visage du héros, perdurera tout au long des divers récits, allant jusqu’à transcender les scénaristes – de Ennis à Cloonan en passant par Dillon lui-même -, une résolution qu’il affichera continûment face à ses adversaires ou alliés. Bien sûr, le pinceau de Steve nous montre un Punisher résolu et imperturbable qui flingue tous les mafieux qui croisent sa route ; mais ne montrerait-il pas en même temps, d’une encre plus philosophique (et plus sympathique !), le libre-arbitre qui dézingue tous les déterminismes sur son chemin ?
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