Enfin Clark ouvre sa chemise, Matt défait sa cravate, Peter se débarrasse de sa veste. Enfin ! Superman, Daredevil et Spider-Man nous apparaissent dans leur tenue d’apparat super-héroïque. « Enfin ! », parce que de leur costume semble dépendre le frisson du lecteur que nous sommes. Mais d’où vient ce plaisir non coupable et chaque fois éprouvé à la vue du héros déguisé ?
Voilà. On sort du kiosque, du comic-shop ou de la librairie. On a dans les mains le comic book ou l’album. Le premier geste ? Allez, on le sait, on l’avoue : on feuillète. A l’endroit ou à l’envers, bien avant de se plonger dans le récit, on parcourt les planches et le livre en diagonale. On s’arrête un peu, ici ou là… on s’imprègne des ambiances, on saisit des brins d’intrigues et d’actions et, allez, on sait, on avoue encore : ce sont les cases où le super-héros est revêtu de son costume spécifique qui retiennent avant tout notre attention. On sera plus ou moins intéressé, un peu plus tard, par les thématiques et les apports du scénariste ; par la patte, les motifs et les variations de l’artiste. Mais enfin, force est de le constater : l’euphorie visuelle — le plus souvent ! — atteint son acmé lorsque le déguisement est là.
Le héros le fabrique lui-même. Ou on lui fait la surprise. Ou il se fait aider. Peu importe : quoi qu’il en soit le costume est unique. Ah ! bien sûr, il peut au fil du temps et des combats évoluer, changer de couleur, gagner en accessoires ou au contraire s’en délester ; mais, en un instant « T » de la continuité (ou même hors continuité), il est parfaitement singulier dans la société. Distinctif. Il désigne un individu et un seul qui, affublé de super-pouvoirs ou d’aptitudes hors du commun, va, au sommet des buildings, défendre le bien avec des « armes » qu’il est le seul à posséder. Sur ce socle commun au genre, certains scénaristes vont bien évidemment jouer de quelques variations : familles de héros, usurpations d’identité, richesse et variété de la garde-robe moulante et autres innovations. Mais, dans la ville, combien de lunettes glissantes sur l’arrête d’un nez pour un collant encapé de Superman ? Combien de cannes blanches d’aveugle pour un lasso-canne pourpre de Daredevil ? Combien de tee-shirts et jeans d’étudiants pour une tenue bicolore au motif de toile arachnéenne de Spider-Man ? Allez, fondamentalement, le justicier masqué demeure le symbole de l’individualité ultime. Sauf que… oui, il y a un « sauf que » !
Il n’aura échappé à personne qu’une sorte d’emblème (presqu’un logo !), orne le collant — le plus souvent sur la poitrine, mais pas seulement. Encore un signe qui particularise le personnage ? Qui le distingue dans son caractère unique ? Oui. Mais l’emblème le rattache aussi à une lignée. A quelque chose qui le dépasse, qui le transcende. Comme un totem. Le dessin schématique de l’araignée renvoie Spider-Man aux qualités en général de tout l’univers arachnéen ; le double « D » de Daredevil le lie à tous les démons mythiques et urbains ; le « S » de Superman (qui n’en est pas un, du reste !), symbolise à lui seul toute une planète : celle qui a vu naître Kal-El/Clark Kent. Parfois le logo est absent. Ainsi, Wolverine, par exemple, qui avant d’arborer le « X » des X-Men, ne possède aucun logo. Mais son costume en lui-même, son masque et ses griffes, le raccordent à l’animalité tout entière.
Le super-héros n’y coupe pas : il est parfaitement original, il est l’individu par excellence, mais il est dans le même temps le représentant d’un Tout qui le déborde. Et si l’on prend un proto-super-héros comme le Fantôme de Lee Falk (sorte de chaînon manquant entre Tarzan et Batman), des générations d’individus, de père en fils, revêtent son même costume. A l’opposé, si on lorgne du côté du néo-super-héroïsme, dont Kick-Ass est l’un des représentants les plus récents, son scénariste Mark Millar glisse lui aussi dans son costume plusieurs personnages différents. Quant aux masques (s’il y en a un), malgré les détails qui les distinguent, ils sont globalement un dessin simplifié du visage humain. Bref ! le super-héros costumé est ce jaillissement du sujet absolu qui, paradoxe, est également la partie qui se fond dans un Tout. Mais jetons un œil sur les plus radicaux d’entre eux.
Que trouve-t-on chez le Daredevil de Gene Colan ou chez le Black Panther de Kirby ? La monochromie. Le collant du diable de Hell’s Kitchen est entièrement rouge, celui du roi du Wakanda complètement noir. On peut trouver le concept du monochrome chez Silver Surfer également, ou encore Human Torch, et autre Iceman. La singularité est ici poussée à son terme graphique : une couleur et une seule ! Notons que pour Kasimir Malevitch (1878 – 1935), le monochrome (dont il est l’un des premiers représentants dans la peinture contemporaine), est « un passage vers l’infini ».
Kimiko Yoshida, elle, artiste qui photographie des autoportraits dont les visages tendent à disparaître dans des fonds monochromes, nous dit : « C’est par cette aspiration à la monochromie, par cette visée vers l’infini (…) que chaque autoportrait s’impose à la fois comme une émergence et un effacement. » A la lumière des déclarations de Kimiko et de Kasimir, le costume du super-héros, émergence du singulier, nous apparaît simultanément, par son logo (et son masque), comme l’effacement de la partie qui se confond avec un Tout — et plus foncièrement encore quand son costume tout entier est un monochrome.
Ce plaisir de lecture dont jouent les scénaristes et les dessinateurs depuis la création du genre, alors, serait peut-être la joie diffuse (et plus ou moins inconsciente) de toucher l’Un du bout du regard. Ce Un que dans la plupart des cultures et à toutes les époques, les philosophes et les sages on tenté de nous dévoiler — et que les comics super-héroïques parviennent à figurer !
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