Interview Ed Brubaker: entre crime et espionnage
29 novembre 2017Si on vous dit Ed Brubaker et Sean Philips, normalement vous devez penser films noirs, crimes glauques et anti-héros, dans une bonne histoire. Après le succès de leurs comics et notamment de Criminal, les deux auteurs sont à l’honneur chez Delcourt avec la parution en décembre 2017 de Fondu au noir, un roman graphique de près de 400 pages qui se déroule dans le Hollywood des années 40, peuplé de scandales sexuels (Weinstein n’a rien inventé…) et de chasse aux sorcières. Et le début de leur série actuelle, Kill or be killed, l’histoire d’un jeune homme obligé de tuer des criminels pour survivre. Magneto, Ed…
Quelle est la principale force de votre duo professionnel avec Sean Phillips ?
Depuis le début, on a une bonne connexion ! Il comprend visuellement ce que j’écris. Il est capable de mettre en scène des moments calmes, ce qui n’est pas donné à tout le monde, peu d’Américains savent faire ça ! D’ailleurs Sean est anglais, il a grandi en lisant des BD européennes, Munoz, Alex Toth etc En plus il est super rapide et on peut toujours compter sur lui ! Et il est capable de tout dessiner ! Il sait mettre en scène des pages comme personne. Du coup, en dehors du fait qu’on s’entend bien, je mets un point d’honneur à ne pas le décevoir ! Je ne veux pas qu’il ait un seul jour à ne rien faire parce qu’il n’a pas reçu mon script à temps ! Il est mon premier lecteur. Quand j’écris, je pense à la fois à lui fournir quelque chose qu’il va bien dessiner et à l’intéresser, lui. D’ailleurs c’est drôle, quand on démarre un projet, je lui donne les grandes lignes, mais il ne veut jamais savoir ce qui va se passer précisément, qui va mourir etc. Jamais ! Ca fait 19 ans qu’on bosse ensemble désormais et on se fait entièrement confiance. Donc je suis obligé de faire en sorte que nos nouveaux projets soient au moins aussi bons que les anciens !
Ca ne vous manque pas de ne plus faire de comics de super-héros ?
Non… J’en ai fait tellement d’années ! Quand j’ai eu l’opportunité de faire Batman ça devait faire 10 ans que je n’en avais pas lus ! J’ai découvert les dessins animés de Bruce Timm, tout cet univers et j’ai beaucoup aimé ! Je me suis dit que je pouvais faire un truc noir et des histoires détectives qui me correspondraient ! Sean les a dessinées à l’époque, d’ailleurs ! Et puis j’ai fait après Captain America etc. tout s’est enchaîné ! Comme j’avais fait du bon boulot sur quelques projets, on m’en a proposé d’autres. Mais honnêtement depuis que je suis devenu adulte, je n’aime plus vraiment les comics de super-héros. Watchmen est sans doute le dernier que j’ai lu par plaisir, avant de bosser dans les comics. Ensuite j’ai suivi plein de séries pour le boulot mais je n’étais pas convaincu… Ce qui était sympa et intéressant c’est qu’on était toute une génération qui avait grandi avec les comics et qui essayait de déconstruire un peu le genre lui-même de le twister. D’obtenir un niveau un peu plus élevé au moins en termes esthétique.
Et c’est vrai qu’on avait des outils plus sophistiqués que les créatifs des années 70, donc ça, c’était chouette et j’essayais d’apporter ma voix à cet ensemble. Et je me suis amusé un temps, mais je dirai que les deux dernières années chez Marvel par exemple, c’était compliqué. Les plannings sont hallucinants, tu n’as pas fini une histoire que tu es déjà sur la suite de la suivante ! Tu n’as jamais le temps de te poser et de réfléchir… Donc c’est nettement moins drôle ! Et puis honnêtement, à un moment, c’est toujours la même chose : quelqu’un met un costume et va se battre ! Et celui qui gagne est celui qui a raison. Et si tu bosses sur un bouquin d’équipe, c’est pareil, l’équipe va se battre contre une autre équipe et il y a peu de chances que les méchants gagnent ! Avec Daredevil et Captain America on a réussi à faire un peu plus original, mais c’est rare ! Et tous les personnages ne s’y prêtent pas ! J’ai tiré Cap vers l’espionnage et Daredevil vers le film noir, mais bon, une fois que vous avez bossé sur les plus gros bouquins comme X-Men ou Avengers, que pouvez-vous faire de plus ? C’est fatiguant, c’est toujours la même chose ! Mes séries avec Sean se vendaient suffisamment bien pour qu’on puisse permettre de ne plus bosser pour Marvel ou DC et plus sur nos propres créations.
Sauf erreur, votre contrat avec Image stipule que vous n’avez pas besoin de leur pitcher vos nouveaux projets avec Sean, ils sont obligés de les accepter !
Oui, c’est vrai ! Et c’est génial ! C’est un peu comme si on avait notre propre studio. Après 15 ans chez eux, je voulais me débarrasser de ce moment désagréable où vous envoyez le pitch et où l’éditeur se demande si ça va être un succès, si c’est assez commercial etc Après on vous donne des trucs à changer, c’est insupportable etc. Et en réalité, dans ma carrière, mes plus gros succès ont justement été des bouquins auxquels personne ne croyait et pour lequel j’ai tenu bon ! Donc je me suis dit, ça suffit, débarrassons nous de cette pression. Des tas de gens pensent que trop de liberté créative empêche de faire quoi que ce soit puisqu’on peut tout faire. Mais moi j’ai Sean comme garde-fou. Chaque mois je dois lui envoyer des scénarios, et quoi que je fasse à côté, ça me force à prendre des décisions, à avancer. Et notre éditeur nous soutient et nous fait confiance. C’est très agréable.
« Fondu au noir », The fade out en VO, traite en grande partie du droit de cuissage et des scandales de harcèlement sexuel à Hollywood. Quand récemment l’affaire Weinstein est sortie dans les journaux, vous vous êtes dit que rien ne changeait ?
Oui, malheureusement… Mais franchement on ne peut pas faire comme si on était surpris que ça se passe comme ça à Hollywood ! Tout le monde le savait déjà… Pas dans les détails, mais sur le principe c’est pareil ! On y a juste accordé plus d’attention ou de publicité que par le passé. Et puis il semblerait que le président des Etats Unis ait fait exactement la même chose qu’Harvey Weinstein, alors bon…
Quitte à bosser sur une série TV on vous attendait sur Gotham, pas sur Westworld…
Gotham, j’ai regardé les premiers épisodes, je dois avouer que je ne suis pas trop fan… On m’avait d’abord dit que ce serait noir, et violent et adulte et puis un mois après on m’expliquait que finalement ce serait plutôt dans la veine Smallville… Donc, sincèrement, je trouve ça décevant et ce n’est pas pour moi…
Westworld, je l’ai fait parce que je voulais bosser avec HBO, que j’avais lu le pilote, et que je l’avais trouvé extra. De plus, je suis un grand fan de Jonathan et Christopher Nolan, je voulais vraiment travailler avec eux, faire partie de cette aventure. Et en plus, j’avais envie de vivre enfin le fait d’écrire un épisode de série, de le tourner et de le voir à l’écran rapidement. Quand j’écris des pilotes ou des films indépendants ça prend des années, là c’était un plaisir de faire partie du staff qui écrit, de vivre le truc en direct. Si j’avais contribué à Mad Men ou à Breaking Bad ça m’aurait sans doute plu aussi, mais Westworld c’est vraiment quelque chose ! Et puis j’adore les westerns et les jeux vidéos. L’année qui vient de s’écouler, je l’ai passée à écrire une nouvelle série avec Nicolas Winding Refn pour Amazon, ca va s’appeler Too old to die young. On écrit tous les épisodes tous les deux, avec une troisième personne et c’est tout ! Evidemment on essaye de toucher un public plus large que celui des comics avec la TV, mais il ne faut pas se perdre ! Hollywood est un endroit étrange, peuplé de gens très bien payés, à qui on répète qu’ils ont de la chance d’être là et d’avoir du boulot, même s’ils s’y ennuient ! Je ne veux pas en arriver là !
Pensez-vous finir un jour votre série mythique sur les pirates, Black Sails ?
Non, honnêtement, je ne crois pas ! On a pitché ça après Sleeper. J’avais une idée qui nous paraissait sympa, et qui plaisait à pas mal de gens. Ca se passait pendant la Dépression, les pirates nous semblaient cool… Et puis, des trucs similaires sont sortis, on a eu des problèmes de contrat… On avait ce twist où on voulait des vampires… Mais c’était encore pire, il y avait des vampires partout à cette époque ! Bref, on avait bien quelques scènes sympas, mais ce n’est pas un truc qui me manque vraiment ! Après ça justement je me suis dit, bon ça suffit, qu’est-ce que j’ai VRAIMENT envie d’écrire et on a fait Criminal. Sans regrets, donc !
[Propos recueillis par Lise Benkemoun]