Interview Jimmy Palmiotti – Comics en crise 03
27 mars 2020Jimmy Palmiotti est une figure du monde des comics. Un « taulier ». Longtemps co-scénariste des aventures d’Harley Quinn, il est le cocréateur de Painkiller Jane, Ash et d’une foultitude d’autres choses. Il est encreur et a aussi été éditeur de comics ou responsable de gamme (il y a presque un quart de siècle, il a participé à l’aventure Marvel Knights dont on peut dire qu’elle a changé la donne pour les comics). Il touche aussi bien au « mainstream » qu’à l’indé. Autant dire que son point de vue sur la crise actuelle nous intéressait au plus haut point…
Comic Box : Les créateurs de comics étant dispersés un peu partout dans le monde et même dans des régions des USA où les conditions peuvent varier énormément, on aimerait d’abord prendre des nouvelles de vous. Etes vous en confinement ? Quelles sont vos conditions de vie actuellement ?
Jimmy Palmiotti : Mon secteur est en confinement sauf pour ce qui concerne le fait d’acheter de la nourriture ou d’aller chez le docteur ou de faire son plein d’essence. En dehors de ça tous les autres commerces sont fermés. Amanda (Amanda Conner, sa compagne et par ailleurs dessinatrice NDLR) et moi sommes habitués à travailler à domicile, depuis nos bureaux ici. Alors avant que toute cette dinguerie commence, on a vu ce qui se passait en Chine ou en Europe et on a commencé à emmagasiner de la nourriture et des choses essentielles, en sachant que nous risquions de nous retrouver coincer à la maison quelques mois. Je n’ai pas pu trouver de désinfectant pour les mains alors j’en ai fabriqué un peu d’avance l’autre jour et j’en envoyé à quelques amis qui sont situés dans des endroits où il n’y en n’a plus. On a la chance d’avoir une maison avec un grand terrain et une terrasse, donc ça rend les choses beaucoup plus agréables. Mais nous sommes quotidiennement en communication avec tous ceux que nous aimons. Tout mon voisinage se mobilise pour prendre soin des personnes âgées dans le secteur. Les gens intelligents font du mieux qu’ils le peuvent. C’est tout ce qu’on peut faire. J’essaie de rester positif mais je comprends aussi que le monde que nous connaissions est en train de changer devant nous, chaque jour un peu plus…
C.B. : A partir de cette semaine, Diamond ne diffuse plus de nouveaux comics en Amérique (comme dans le reste du monde). Plusieurs maisons d’édition ont annoncé qu’elles mettent leurs productions en pause. L’industrie des comics est essentiellement en hibernation. Pour vous, quels dangers peuvent découler de la situation actuelle ?
J.P. : Le plus grand risque, c’est que les choses ne reviennent pas au même point qu’avant et qu’on assiste à des licenciements massifs et à beaucoup de changements. Les créateurs des comics sont pour la plupart des travailleurs indépendants et ils sont obligés de s’occuper eux-mêmes de leur propre épargne et de leur régime de prévoyance. J’ai peur que certaines des plus grosses maisons d’éditions profitent de ce flou, par exemple en réorganisant leurs sociétés et en annulant certains titres, en négociant à la baisse le prix de création à la page, qu’elles tournent ça à leur avantage et pas au notre. Ça fait partie des risques possibles. Mais j’essaie de rester positif et de penser aussi à certains changements positifs qui pourraient se produire.
C.B. : Marvel ou DC ont l’argent pour durer (et encore, donc, ils peuvent supprimer des séries) mais que pensez-vous qu’il puisse se produire au niveau des titres indés ? Est-ce que vous pensez qu’à ce niveau-là aussi cela va causer des arrêts ?
J.P. : Non seulement des séries VONT disparaître mais on va voir le monde de l’édition se réduire. Beaucoup de gens qui s’en tiraient tout juste dans ce business pourraient avoir à se tourner vers d’autres activités pour gagner de quoi vivre. C’est ce qui se produit à chaque crise économique et les retombées, cette fois-ci, risquent d’être énormes. Si on est indé, un truc impératif est de construire notre réputation parce que tous, nous avons besoin d’être connus pour avoir un « following ».
C’est ce qui fait que le financement participatif a pris une si grande part dans ma vie, avoir mon site web (Paperfilms.com) et y vendre mes bouquins, aussi bien sous forme « papier » qu’en numérique. Tout ça est crucial pour survivre. Ce qu’on a tous appris au fil du temps c’est que les choses finissent par rebondir et revenir sous une autre forme. Mais cette fois-ci ça va être compliqué. Tout se joue sur notre capacité à durer.
C.B. : Justement, ces derniers jours, sur votre compte Twitter, vous expliquiez qu’avant tout ça vous aviez dans l’idée de lancer un nouveau financement participatif à la fin du mois, pour un futur projet, mais que vous hésitiez ? Vous avez pris votre décision ? Vous allez le faire où vous préférez différer ?
J.P. : Je vais attendre. Principalement parce que le projet en question était un bouquin au format géant, qui aurait couté 30$ environ et je pense que ce n’est plus le bon moment pour ça. Avant d’y revenir il est possible que je sorte un autre livre, moins cher. Mais je préfère attendre que le monde recommence à tourner dans le bon sens avant de demander à des gens d’investir de l’argent qui pourrait leur servir pour la bouffe ou pour le loyer, juste pour acheter mes comics. Je m’étais organisé pour faire face à ce genre de circonstances imprévues. Alors je peux passer mon tour et laisser faire d’autres qui ont plus besoin que moi de lancer des projets. Nous formons, ensemble, une communauté et le timing est essentiel.
C.B. : Pensez-vous que les choses pourraient finalement se révéler plus favorables aux albums façon « Original Graphic Novels » qu’aux fascicules ? Si on y réfléchit, l’interruption soudaine de Diamond a frappé de plein fouets les éditeurs et les auteurs qui étaient au début d’une nouvelle série. Alors qu’un album forme un produit entier et qu’au pire il peut sortir quelques mois plus tard sans que ça implique que les lecteurs aient perdu le fil ou loupé des numéros ?
J.P. : Je pense qu’on va voir émerger un système entièrement repensé, que ce soit en matière de distribution, de format, qu’on parle des auteurs ou de leurs liens avec les maisons d’éditions. Tout ça va changer, principalement parce que c’était déjà foireux et que ce virus a mis un coup de projecteur sur des problèmes existants qui gangrénaient déjà le monde des comics depuis un bout de temps. Moi, perso, je préfère déjà acheter un album et une histoire complète qu’un simple fascicule. Je n’ai plus la place pour ces « longboxes », ces boîtes de rangement où l’on entassait des centaines de comics. Croyez-moi, j’en ai énormément. Je suis un mordu de comics. Me séparer de mes numéros préférés me tuerait. Mais au bout du compte et si les choses empirent, on devra faire ce qui est le mieux pour nous. Je préfère la manière de faire les albums européens et j’espère que les éditeurs américains vont bien regarder ce qui se passe en matière de format de votre côté de l’Atlantique. Ca, c’est un changement que j’aimerais voir.
C.B. : Beaucoup de gens croient qu’un artiste livre à lui-même n’a qu’à continuer de produire des pages et à les empiler en vue du projet suivant. Est-ce que c’est le cas pour vous ? Ou est-ce qu’au contraire vous profitez de cette pause des comics pour essayer de caser vos personnages dans d’autres médias ?
J.P. : Les artistes ont besoin de plannings. Si vous ne leur donner pas des échéances, la plupart d’entre eux se concentreront plus des esquisses, des croquis, que sur des pages pleinement travaillées. Il n’y a qu’une petite portion des auteurs de comics qui sont capables produire entièrement des titres, de nos jours. J’ai un album de 138 pages totalement terminé, un numéro spécial de 64 pages, une minisérie de Painkiller Jane et un bouquin de 72 pages d’aventures dans la jungle. Tout ça terminé mais j’attends le bon moment pour les publier. Je fais ce genre de choses en parallèle de mes travaux pour Marvel ou DC. J’ai toujours utilisé mon temps libre non pas pour recaser ailleurs mes projets mais plutôt pour interagir chaque jour avec les fans, sur Twitter. Là aussi, c’est une question d’auto-promo. Mais bon, tout le monde ne trouve pas sa motivation dans la même source. Les artistes doivent être stimulés et motivés pour avancer.
C.B. : La situation actuelle a aussi mis un terme (au moins pour l’instant) aux festivals de BD. Beaucoup d’auteurs comptaient dessus pour arrondir les fins de mois. Est-ce un coup dur là aussi ?
J.P. : Pour beaucoup de gens qui en vivent, oui. Mais maintenant, dans cette nouvelle réalité, il faut qu’ils réinventent et se mettre à vendre leurs dessins sur le net, qu’ils apprennent à vivre autrement le contact avec les fans. Comme je le disais, beaucoup de gens vont se prendre les choses en pleine figure. Il faut qu’ils changent leur manière de penser et qu’ils comprennent que rien ne dure éternellement. On a tous besoin de se mieux se préparer à l’imprévu. On peut le faire. Pour ce qui est des conventions de comics, je pense paradoxalement que les petites rebondiront mieux, grâce à la manière merveilleuse qu’ils ont de traiter les pros, les fans mais aussi les villes qui les accueillent. Les grosses compagnies qui font ça surtout par cupidité, elles, vont devoir repenser leur modèle, surtout la manière dont elles accueillent leurs « guests » parce que si les artistes apprennent à vivre sans elles, il va falloir qu’elles apprennent à être plus attractives. Là aussi la notion de changement est impérative.
C.B. : Du coup qu’en est-il de vous ? Même si les envois postaux deviennent compliqués, est-ce vous commander des choses, des prints ou des dessins serait une manière de vous aider ?
J.P. : Amanda et moi faisons fructifier site Paperfilms.com. On tient à jour une newsletter pour tenir les gens au courant de nos dédicaces, on y montre nos nouveaux dessins, on évoque nos projets à venir et on propose des soldes et des réducs diverses à ceux qui nous suivent. Nous avons plus de 5000 abonnés fidèles et tant clients satisfaits qui continuent du coup de nous commander des choses que les affaires vont bien. C’est vraiment une opération montée à base de débrouillardise et de bricolage, menée par Amanda, mon associé Patrick et moi-même. Au point que chaque colis est emballé par nous.
Sérieusement, on a des choses nouvelles à proposer chaque semaine et un public fidèle à travers le monde entier. Les « art commissions », ça n’a jamais été notre truc, mais on rajoute des choses chaque mois dans la catégorie « planches originales ». Depuis qu’on a rajouté un certificat d’authenticité à chaque comic-book dédicacé, nos ventes ont doublé. On apprend encore des choses mais dans l’idéal on aimerait arriver à un point où nous ne serions plus obligés de dépendre d’une maison d’édition pour nos revenus.
Finalement, on survivra à ce virus, on apprendra des choses, comme apprendre à mieux nous protéger dans le futur. Et on s’habituera à une nouvelle forme de normalité. Il y aura toujours des comics mais, comme je le disais, les choses vont changer. Au bout du compte, on parle d’une forme d’art et l’art a toujours reflété le monde dans lequel il existe. Pour l’instant, je pense qu’on doit tous continuer de lire et d’apprendre, à aimer les autres et avoir de l’empathie avec ceux qui sont dans une situation difficile. Les fans de comics et les auteurs font partie des gens les plus positifs qui soient au monde. A travers nos actions, nous continuerons d’inspirer d’autres personnes pour qu’elles se surpasse. Restez bien à l’abri et protégeons, tous ensemble, nos anciens !
[Xavier Fournier]
Nos remerciements à Jimmy Palmiotti