Interview: Laura DePuy-Martin
28 juillet 2004Laura Depuy-Martin est une des coloristes les plus en vues des comics. Son CV incorpore quelques séries « cultes » comme Authority, Planetary, Ruse… Comic Box l’a interviewé en 2004 dans le cadre des « bonus » de ce site…
CB : Comment êtes-vous entrée dans l’industrie ?
Laura DePuy-Martin : Je lisais des comics quand j’étais petite mais en grandissant je ne m’y interessait plus du tout. J’étais à la fac, à étudier les arts graphiques, lorsqu’un ami à moi, Ian Hannin, m’a ré-initiée aux comics. Il avait prévu d’obtenir un job dans les comics et avait répondu à une petite annonce de Wildstorm. Il a finalement obtenu un poste de coloriste et m’a encouragé à faire de même. Je reconnais qu’à ce moment là, je n’avais pas l’intention d’en faire une carrière mais j’ai finalement orienté tous mes travaux universitaires vers les comics. Après mon diplôme, j’ai été la comicon de SanDiego pour rendre visite à Ian et visiter le studio. J’ai emmené mon portfolio, fait un test de colorisation et ils m’ont embauchée. Le reste, comme on dit, fait partie de l’histoire…
CB : A votre avis, pourquoi y-a-t-il si peu de filles dans l’industrie des comics ?
LDM : Les comics en tant que medium, et particulièrement aux USA ont traditionnellement été un truc de mecs. Des hommes créant des comics pour un public d’hommes. Les histoires mettaient toujours en scène des genres et des personnages faisant la part belle aux garçons (action, aventure, horreur, western, science-fiction, superhéros, etc.). à l’exception notable de Wonder Woman. En grandissant, cette génération de garçon s’est efforcée de proposer à son tour des comics pour leur propre cible et la situation s’est répétée pendant des générations… Les mecs qui étaient inspirés par Stan Lee et Jack Kirby inspirent aujourd’hui à leur tour toute une floppée d’artistes très en vogue.
Bien qu’il y ait toujours eu des comics destinés aux filles (des aventures de filles, de la fantasy, des histoires romantiques, des comics historiques) ils ne se sont jamais aussi bien vendu que les titres dédiés aux garçons, et assez logiquement, moins de femmes furent interessées à travailler dans ce milieu étant adulte. Cela dit, de nombreuses femmes œuvraient en coulisses, se chargeant de la production et de la gestion quoditienne comme éditrices ou coloristes. Toutefois, bien peu ont eu des carrières majeures dans l’écriture ou le dessin.
CB : Que lisiez-vous comme comics, étant enfant ?
LDM : J’avais des tas de comics pour enfants que me refilait mon frère comme Archie & Jughead, Richie Rich, Scrooge McDuck, Casper le fantôme,…
Un jour, mon frère a laissé trainé un Conan par inadvertance et j’ai été fascinée par les dessins, tellement mieux que mes comics enfantins.
Vers 12 ans environ, tous mes copains suivaient les Uncanny X-Men que je leur empruntais tout le temps. Je n’achetais d’ailleurs pas de comics à l’époque. Ce n’est qu’à l’université que j’ai commencé à être absorbée par les comics.
CB : Voudriez-vous voir plus de filles dessiner, encrer ou coloriser ? Pensez-vous que leur sensibilité est différente ?
LDM : Absolument ! Les comics en tant que medium ont tant à apporter aux lecteurs et aux créateurs de toute sorte. De nos jours, de nombreuses femmes s’investissent dans l’aspect créatif des comics. L’étiquette « club de garçons » est en train de tomber alors même que de plus en plus de filles intègrent l’industrie et montrent qu’elles ont ce qu’il faut pour créer des comics qui plairont aux lecteurs d’aujourd’hui. L’infusion des mangas, a vu arriver une nouvelle vague de lectrices et de dessinatrices talentueuses. Honnêtement, je ne vois pas ce que les artistes filles font différemment des garçons sinon qu’elles ont peut-être plus de subtilité dans leurs dessins ou qu’elles ont une approche plus réaliste de l’anatomie (spécifiquement dans le style occidental, par opposition au style japonais, plus cartoon). Je vois des différences chez les coloristes tout particulièrement, où la plupart des femmes avec qui j’ai travaillé proposent un rendu plus doux, plus proche de la peinture.
CB : Avez-vous l’impression que l’industrie essaie d’atteindre les lectrices ces derniers temps ?
LDM : Oui. Le facteur déclencheur est bien sûr l’afflux soudain des mangas. Dans les cinq dernières années, les mangas sont passés de petite niche pour initiés à poids lourd de l’industrie du livre aux Etats Unis. Et l’on peut penser que les filles sont pour beaucoup dans ce succès. Les éditeurs américains essaient de s’accrocher au wagon en proposant des mangas ou des versions mangaïsées de leurs catalogues, mais les histoires –largement dominées par l’action/aventure, les super-héros ou la science fiction– cible encore majoritairement les hommes. Certaines maisons comme CrossGen, ont essayé de se tourner vers les filles et le résultat a été honorable. Mais il y a tant de titres destinés aux hommes que ça rebute encore pas mal de femmes. Le vrai challenge est d’interesser les filles aux comics occidentaux. C’est bien qu’elles lisent des mangas. mais l’industrie américiane a besoin de plus de lecteurs et c’est à l’industrie maintenant de proposer des comics qui ne soient pas que muscles et super-héros dans des costumes idiots. Les comics américains peuvent être aussi cool, romantiques, drôles, beaux et plein d’émotions que les mangas.
CB : Avez vous l’impression d’être une exception en travaillant ainsi dans un milieu principalement masculin ?
LDM : Personnellement, ça ne m’a jamais affecté. Je n’ai jamais remarqué une différence dans la manière de me traiter. Tous ceux avec qui j’ai travaillé m’ont considéré comme une consoeur, une artiste, une amie ou un mentor. Etre femme n’a jamais eut d’incidence dans tout ça. Je charrie les mecs parce qu’ils mettent des seins géants à leurs super-héroïnes mais c’est surtout pour rigoler.
J’ai eu un patron qui avait une très haute opinion de lui-même parce qu’il mettait toujours des femmes à des postes de responsabilité. Ce qui m’a toujours semblé bizarre puisque nous étions expérimentés et qualifiés pour le job en question.
Le fait que nous soyons des femmes n’aurait pas du entrer dans l’équation. Mais en dehors de cette occasion, je suis juste un des » mecs » de la bande…
CB : Quelle est votre héroïne préférée ?
LDM : Ooh, c’est dûr çà. Si on regarde les originaux qui ornent mes murs, je dirais que ça a été LadyTron (de WildCATS), une minette punk-robot qui a été décrite comme un distributeur de coca qui aurait ses règles. J’adore son character design et me suis même déguisée comme ça lors d’une fête d’Halloween. Mais j’aime bien aussi Francine et Katchoo de » Strangers in Paradise « , pour leurs relations complexes et leur représentation réaliste…. Jenny Sparks (de Stormwatch et Authority) pour sa force et son attitude » pas de bullshit « … Et enfin Tulip, de Preacher, pour être une personne aussi forte que son boyfriend portant la parole divine.
CB : Quel est votre projet, comic ou série favori(e) dans l’ensemble de votre carrière ?
LMD : Mince, je n’en sais rien. Je les aime tous pour différentes raisons. Authority reste dans mon esprit comme un projet sur lequel je me suis beaucoup amusée. Toute l’équipe avait créé la série graduellement à partir de Stormwatch et c’était grand d’être là dès le départ. Planetary est comme une paire de jean’s confortable maintenant. L’histoire est plus lente, plus délibérée et, là aussi le scénariste, le dessinateur et moi-même fonctionnons bien ensemble. Je suis arrivée sur Negation tard dans la série mais ça a été fantastique de travailler avec les scripts déments de Tony (Bedard) et les dessins encore plus dingues de Paul (Pelletier)… Et j’ai pris encore une approche totalement différente sur Ruse, ce qui a eu pour effet de m’apprendre beaucoup…
CB : Pensez-vous que les femmes sont seulement intéressées par des personnages féminins ?
LMD : Les femmes » fortes » ont certainement un impact mais je ne pense pas que ce soit le seul facteur. Les femmes ont des goûts tellement variés que dans cette situation je ne peut parler que pour moi. Ce qui m’intéresse, ce sont les histoires qui sont intelligentes, crédibles et complexes. Les personnages peuvent être n’importe quoi – homme, femme, enfant, chien, vampire, robot, alien – tant que j’en retire un vrai sens de la personnalité et des motivations de cette créature. Tant que je peux » entrer » dans ce personnage, je suis intéressée…
CB : Pensez-vous que certains dessinateurs attirent plus les filles vers les comics que d’autres ?
LMD : Toujours une question difficile puisque je ne suis pas » à jour » quand aux artistes d’aujourd’hui. Je connais beaucoup de femmes (et d’hommes !) qui se précipitent vers True Stort Swear To God, de Tom Beland mais c’est autant en raison de l’histoire que du dessin. Le style mangaisé de Lea Hernandez est très populaire. Carla Speed McNeil est une de mes préférés. Steve McNiven, Phil Jimenez et Karl Moline ont tous un public féminin très marqué. Je suis sûre d’en oublier donc je ferais aussi bien d’arrêter là, en m’excusant auprès de ceux que j’ai oublié…
[Lise Benkemoun]