DC Comics est de nos jours la maison-mère de Superman, Batman, Wonder Woman, Green Lantern et de bien d’autres héros. Dans les années 40, cependant, la chose était beaucoup plus confuse. Ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de DC était en fait une nébuleuse de sociétés plus petites. Essentiellement il y avait d’un côté deux compagnies sœurs National Allied Publications et Detective Comics, toutes les deux dirigées par Harry Donenfeld. Mais en 1938 Max Gaines proposa a Donenfeld de prendre des parts dans une autre société qu’il était en train de fonder : All-American Publications. Tout comme la société Detective Comics avait pour navire amiral la revue du même nom, All-American Publications publiait (entre autres choses) All-American Comics (revue de Green Lantern ou encore d’Atom). Même si Gaines avait lancé All-American dans l’idée de surfer sur le succès de personnages comme Superman, sa société avait donc des actionnaires et des intérêts en commun avec les deux autres. Aussi, lorsque fut lancée la Justice Society of America (le premier groupe de super-héros), il ne faut pas s’étonner d’y retrouver aussi bien des personnages gérés par National Periodical (Spectre, Doctor Fate, Hourman, Sandman…) que des héros produits par All-American (Wonder Woman, Flash, Green Lantern…). Cette relation très particulière entre les diverses branches du futur DC tenaient selon les moments de l’entente cordiale ou de « je te tiens par la barbichette ». Dans certaines périodes tout ce beau monde s’entendait à merveille. Dans d’autres cas, les branches éditoriales refusaient de prêter leurs jouets les plus prestigieux (c’est sans doute une des raisons du peu d’implication de Superman ou de Batman dans la Justice Society). Les trois branches ne seraient réellement unifiées qu’après la seconde guerre mondiale. Et, en attendant, il pouvait à l’occasion régner une certaine ambiance de « guerre des services ». Officiellement tous les partenaires étaient sur le même bateau. Officieusement ? On lorgnait « amicalement » sur les ventes du petit copain en espérant faire mieux ou en cherchant à copier certaines recettes.
Pour autant, celui qui va devenir le Doctor Mid-Nite est très différent de Bruce Wayne. On fait en effet la connaissance du docteur Charles McNider, en train de réaliser des expériences dans son labo, à la veille de faire une découverte historique. Là où Wayne est brun, McNider est blond. On notera que le personnage a le même prénom que son scénariste. Mais le nom de McNider n’est pas dû au hasard : Il s’agit d’évoquer phonétiquement le mot « Midnighter » (terme qui servait à désigner les « couche-tard » où les fêtards qui rentraient après minuit). C’est à se demander d’ailleurs si Charles Reizenstein n’a pas envisagé, à un moment, de baptiser son héros le Midnighter (des décennies plus tard le nom serait finalement utilisé par Warren Ellis pour créer une autre copie de Batman). Pour l’instant, McNider travaille à la finalisation d’un sérum. D’après l’assistante de McNider, Myra Mason (qui est visiblement, d’après sa tenue, une sorte d’infirmière, comme on nous le confirmera dans des épisodes ultérieurs), cette découverte pourrait sauver des milliers de vies. Mais McNider n’a pas encore totalement fini ses travaux. Il lui faudrait encore environ une semaine de « dur labeur ».
Mais bientôt un policier fait irruption dans les locaux. Il cherche un docteur car il y a eu un accident terrible et quelqu’un est mourant. Il faut croire que Myra Mason n’a qu’une définition très vague du serment d’hippocrate. Car son premier réflexe est de faire barrage, expliquant au policier que le docteur McNider est trop occupé pour ce genre de chose. Heureusement, le héros a entendu de loin la discussion. Il surgit de son laboratoire, en expliquant : « Je ne suis jamais trop occupé pour une bonne action ! Qu’on me guide immédiatement jusqu’à cet homme ! ». Et le docteur saute dans la voiture de police qui l’emmène vers son patient. Le narrateur insiste alors sur la prochaine tournure des évènements : « Le Dr. McNider ne réalisait pas qu’il fonçait ainsi vers une nouvelle vie d’aventures étranges et passionnantes ! ». Pendant le trajet, le policier explique plus en détail la nature de l’accident… qui n’en était pas un : « Cet homme est un témoin important contre « Killer » Maroni, le roi du racket. Un des mafieux lui a tiré dans le dos alors qu’il rentrait du travail ! ». C’est l’occasion pour démontrer que McNider ne porte pas la pègre dans son cœur : « De tels tueurs de sang-froid devraient être traqués et éliminés de la surface de la planète… ».
Ainsi commence la carrière de McNider comme un écrivain qui « combat pour le bien public ». On nous montre la une d’un magazine pulp, « Crime And Detective Tales », qui publie « les Gangsters sont des couards ! » un exposé crédité au « Docteur McNider, le scientifique aveugle ! ». Crime and Detective Tales pourrait faire penser à une version littéraire de Detective Comics (ce qui encouragerait l’idée d’un rapprochement recherché avec Batman). Mais il s’agit plus probablement d’une volonté d’évoquer un ou deux titres « pulps » existants. Il existait à l’époque plusieurs titres de revues proches de celui évoqué ici, en particulier Detective Tales. Mais pas seulement. Il y avait aussi le fameux Detective Story Magazine (considéré comme le premier pulp consacré aux « détectives de fiction ») et quelques autres revues du même tonneau (All Star Detective Stories, Detective Book, Detective Classics…). Ne nous y trompons pas. Si la revue pour laquelle Charles McNider écrit fait penser à Detective Comics, c’est parce que cette dernière elle aussi avait lorgné sur l’ambiance pulps dès ses débuts. Mais pour en revenir plus spécialement au récit qui nous intéresse aujourd’hui, en quoi les romans de Charles McNider pourraient-ils « combattre pour le bien public » ou « apporter la justice aux oppressés » ? C’est simple : Ses histoires sont assez réalistes pour qu’on y reconnaisse de vrais gangs.
Ce fait ne passe pas inaperçu de Killer Maroni, qui est un fan de romans noirs et qui s’attendait à y trouver une représentation élogieuse de la pègre. Maroni fulmine : « Ce McNider joue trop au malin pour son propre bien ! ». Mike, celui qui avait lancé la grenade, propose alors de l’éliminer. Mais Maroni est plutôt d’humeur « généreuse » ce jour-là : « Oh, laissons le faire ses singeries s’il y tient. Personne ne va faire attention à un type qui ne peut même pas voir ce dont il parle ! ». Mike enrage quand même « OK, Killer, mais c’est quand même dommage que j’ai loupé l’autre fois ». Maroni a de toute manière un autre job pour Mile : « Un de nos clients, à qui nous vendons notre protection, est aller parler aux flics… ». C’est de ce type-là dont il faudrait s’occuper prioritairement.
Le hibou répond par un simple « Whooo » dans lequel le lecteur aura tout loisir de voir un signe d’accord… Ou bien au contraire « Non mais qu’est-ce c’est que ce type ? J’avais pas prévu de rester, libérez-moi ! » en langue hibou. [1] Suit ensuite une explication plus ou moins capillotractée de l’étrange phénomène vécu par le docteur McNider : « Tout le monde sait qu’un hibou peut seulement y voir la nuit. Son iris ne peut pas filtrer la lumière comme il le faut. Et de ce fait un hibou est aveuglé en pleine journée. L’accident à donné à McNider les mêmes yeux qu’un hibou ! Il peut voir dans l’obscurité mais la lumière l’aveugle ! ». Pour autant que ce soit un cas de figure pour le moins curieux, le héros n’en est pas encore à penser porter un masque.
On le laisse donc un moment, pour mieux retrouver les hommes de Killer Maroni qui sont partis voir leur victime, un certain Schlitz, qui refuser désormais de payer pour la « protection » du gang. Pas impressionné, Schlitz leur répond qu’il ne leur doit rien… Et qu’on ne le forcera pas à payer. Pas vraiment ce que les crapules voulaient entendre. Mike explique qu’ils sont « d’honnêtes entrepreneurs » et qu’ils voudraient savoir pourquoi il a été les dénoncer à la police en disant qu’ils volaient son argent. Schlitz rétorque qu’il n’aime pas payer pour rien. Et qu’il les a en effet dénoncé à la police comme étant des escrocs. Mike n’est pas d’humeur à parler beaucoup plus. Il sort un revolver et vise Schlitz. Ce dernier a beau supplier, raconter qu’il a une femme et un enfant, les gangsters ne l’épargnent pas. Deux coups de feu résonnent. Schlitz s’écroule. Plus personne n’osera chercher des noises au gang Maroni.
« Mid-Nite » est une tournure un peu désuète, qui ressemble à Midnight (« Minuit ») mais qui se traduirait plus par « Milieu de Nuit » ou « Milieu de Nuitée ». Il aurait pu sembler plus logique, plus magistral, d’utiliser Midnight. Mais par la force des choses et sa capacité à générer de véritables nuages sombres, qui le laissent libre d’agir en pleine journée, le terme de Minuit aurait pu être un faux ami, laisser penser que le héros n’intervenait qu’à une heure précise. Peut-être, d’ailleurs, est-ce aussi pour cette raison que McNider n’est pas non plus devenu « Midnighter ». Enfin, il y avait peut-être aussi une raison plus commerciale. Midnight était aussi le nom d’un héros (une sorte de clone du Spirit) lancé chez Quality début 1941, soit quelques semaines avant le lancement de Dr. Mid-Nite. Il y avait aussi un show radio à succès, Captain Midnight, diffusé depuis 1938 (et qui serait plus tard adapté en comic-books, mais seulement en 1942). Est-ce que All-American Publications aurait pu changer certaines choses (comme le nom de code de McNider) pour s’assurer qu’on ne le confondrait pas avec la concurrence ? Ou bien l’éditeur aurait craint le courroux des ayant-droits du show radio ? Au final, une seule chose est sure: pourvu d’un costume noir, vert et rouge, Charles McNider devient le Doctor Mid-Nite, flanqué de son hibou apprivoisé (surnommé par la suite Hooty).
Pendant ce temps, chez Maroni, on a appris que Schlitz est vivant. Et pour le coup le « Killer » est très mécontent. Le bandit borgne passe sa colère sur son homme de main, Mike, mais ce dernier se défend : « Mais patron… Ils disent dans les journaux que seul le Dr. McNider aurait pu le sauver. Et McNider est aveugle ! ». Ça ne calme pas Maroni : « On ne peut pas courir le moindre risque ! Si quelqu’un s’introduisait sans le sous-sol et retirait les fusibles de l’hôpital au bon moment… ». Mike comprend : « Aucun docteur ne pourrait l’opérer dans le noir ! Et ce type périrait sur la table d’opération ! ». Tout ça s’est passé sans que les deux gangsters réalisent qu’à l’extérieur, collé contre la fenêtre, Doctor Mid-Nite a pu entendre ce plan prendre forme : « Hum… Je pourrais arrêter ce petit rat dès maintenant mais j’ai un meilleur plan. Viens, Hooty, nous devons arriver à l’hôpital avant Mike ! ».
Peu importe, en un sens, puisqu’à partir de là la carrière de Mid-Nite allait réellement décoller. D’abord le héros allait rester un résident de la série All-American pendant des années. Et rapidement l’éditeur allait aussi l’insérer dans les rangs de la Justice Society of America (à partir d’All-Star Comics #8). Doctor Mid-Nite vivrait ses aventures solo jusqu’en 1948 (All-American Comics #102), ce qui lui donne une longévité bien plus grande que des personnages comme Doctor Fate ou The Spectre. Mais même après sa disparition des pages d’All-American, Charles McNider continua d’apparaître comme membre de la Justice Society jusque dans All-Star Comics #57 (en mars 1951). Après quoi la JSA cessa de paraître et ses membres furent rangés dans la naphtaline pendant des années. Doctor Mid-Nite revint enfin dans chez DC dans Flash #129 (juin 1962), dans les rangs d’une Justice Society reformée. Il serait utilisé pendant des années comme un membre assez générique du groupe : les différents auteurs avaient du mal à jongler avec le côté médical du personnage. Après Crisis, Charles McNider fut d’abord remplacé par une nouvelle Doctor Midnight (écrit, donc, de manière différente), qui se trouvait être une ancienne élève du héros initial. Mais dans les années 90, Doctor Midnight fut tuée par Eclipso et McNider lui-même trouva la mort à son tour (faisant de la place en vue de la création d’un troisième héros, un autre Doctor Mid-Nite (Pieter Cross), lui aussi ancien élève de McNider. Ce Mid-Nite moderne deviendrait à son tour membre de la Justice Society dans la série JSA (et jusqu’à ce que la continuité de DC soit rebootée en 2011).
Si, en dehors de ses remplaçants, l’existence de McNider a pu sembler assez monotone après son retour en 1962, c’est à travers différents flashbacks que les auteurs modernes (et surtout le scénariste James Robinson) muscleront le passé du héros. Dans la série Starman, Robinson fera ainsi référence à un mystérieux Starman de 1951, qui ne colle pas avec la chronologie des autres personnages ayant porté ce nom. On apprendra vers la fin de la série que ce Starman de 1951 était en fait Charles McNider ayant changé d’identité et de gadgets pour veiller sur la ville Opal City, alors que le Starman originel était lui-même sujet à une dépression nerveuse assez violente. Avant la fin 1951, McNider renonça à cette identité. Mais JSA #40 nous racontera aussi comment, en 1953, un adversaire de Mid-Nite, le Shadower, finira par découvrir l’identité secrète du héros. Pour se venger de lui, le Shadower tuera alors Myra Mason (ce qui explique pourquoi on ne trouvait aucune mention d’elle passée le Golden Age). Myra étant le « love interest » de Charles McNider, Doctor Mid-Nite devient à travers ces petites touches un personnage encore plus tragique et déterminé, bien que les scénarios modernes n’aient pas réellement exploré la chose.
Au point que DC et Thrilling Publications se menacèrent respectivement d’un procès pour plagiat. Mais il semble que rapidement les deux sociétés prirent conscience qu’aucune des deux était sure de l’emporter. Finalement elles tombèrent donc d’accord pour régler l’affaire à l’amiable. DC Comics s’engageait à ne pas publier de romans pulps de Batman et, inversement, Thrilling Publications s’engageait à ne pas publier de comic-book sur Black Bat. De ce fait, chacun des deux éditeurs garderait son « pré carré » et n’irait pas concurrencer l’autre avec sur le même réseau (en tout cas pas avec un « bat-héros » similaire).
En quoi l’histoire de deux « bat-frères jumeaux » concerne le Doctor Mid-Nite ? Pour le comprendre il faut s’intéresser à l’origine du Black Bat dans Black Book Detective Mysteries #1 : Le procureur Tony Quinn (aucun rapport avec l’acteur Anthony Quinn) est aveuglé après avoir reçu de l’acide en plein visage. Si de nos jours l’idée d’un procureur aveugle ne semblerait pas impossible, en 1939 c’est visiblement inimaginable. Quinn vit donc en reclus jusqu’à ce qu’une jeune femme vienne lui proposer une greffe des yeux. L’opération lui rend une vue normale mais il conserve quelques attributs supplémentaires, qu’on nous présente comme des sens qui ont été augmentés pendant sa période de cécité. Il a une meilleure ouïe, un sens du toucher extraordinaire, l’odorat magnifié… La comparaison avec le futur Daredevil de Marvel semble naturelle. Dans les faits, Black Bat est désormais capable de s’orienter dans l’obscurité et voit aussi en pleine lumière. Mais Tony Quinn continue de prétendre d’être un aveugle « normal », de manière à ce qu’on ne soupçonne pas qu’il est Black Bat. Cette origine et ces pouvoirs sont très différents de ce qu’à vécu Bruce Wayne. Et c’est essentiellement ce qui permet de différencier Black Bat de Batman.
A partir de là il n’est pas très dur de comprendre que Doctor Mid-Nite, mis à part la profession de procureur, est essentiellement une récupération de toutes les caractéristiques de Black Bat qui n’étaient pas déjà présentes dans Batman. La question est donc, à partir de là, de savoir si All-American Publications avait décidé en toute connaissance de cause de copier Black Bat ou bien si Charles Reizenstein s’est inspiré du personnage sans en parler à son éditeur. C’est cette seconde hypothèse qui semble la plus probable : Reizenstein a eu une carrière courte, limitée au début des années 40. Il n’a créé que deux super-héros notables : Doctor Mid-Nite et Mister Terrific. Ce dernier est « simplement » un homme riche issu d’une excellente éducation, qui maîtrise toutes les disciplines. Mister Terrific est présenté comme un des hommes les plus intelligents du monde. A certains égards, Terrific fait penser, au moins au niveau conceptuel, à Doc Savage. On dispose d’assez peu d’informations sur le scénariste mais il semble donc que Reizenstein était assez fan de pulps et transférait dans ses propres créations. Mid-Nite était son Black Bat et Terrific son Doc Savage… En définitive Doctor Mid-Nite est donc non seulement un ancêtre du Daredevil de Marvel (autre héros aveugle) mais permet de faire remonter la généalogie de Matt Murdock jusque dans les pulps et même de déterminer son niveau de cousinage avec Batman…
[Xavier Fournier]
[1] Ironiquement (et tout à fait involontairement), la scène fait aussi penser à un passage beaucoup plus récent de la série Batman (pendant l’arc Court of the Owls de Scott Snyder et Greg Capullo) où on voit que la chauve-souris qui a fait irruption par la fenêtre de Bruce Wayne était en fait poursuivie… par un hibou ! Ce qui laisserait sans doute quelques possibilités ouvertes entre Doctor Mid-Nite et les Owls si les personnages existaient dans la même continuité… Mais ce n’est pas le cas…
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