Avec Harlequin, lancée quelques semaines plus tard, il semble que Kanigher ait voulu perfectionner le procéder et mettre en place un personnage qui ne serait pas foncièrement méchant… mais qui jouerait quand même au chat et à la souris avec le héros concerné (Green Lantern). Sur la page d’introduction Green Lantern et son faire-valoir habituel, le chauffeur Doiby, sont aux prises avec une femme costumée. Le narrateur explique alors : « Le dictionnaire nous dit qu’un Arlequin (Harlequin en anglais) est un joueur de tours fantastiques dans l’univers de la comédie. Mais si l’Harlequin mettait le pied dans la réalité, alors n’importe quoi pourrait se produire. Et ce fut le cas ! Pour plus d’explications, consultez Green Lantern, car ce croisé d’émeraude a été débordé quand on lui a présenté… l’Harlequin ! ».
Puis le héros reprend sa vie civile. Dans la vie de tous les jours il est Alan Scott, le directeur des programmes de la radio WXTZ. Un poste qui, l’air de rien, est atypique pour l’époque car si (dans le sillage de Clark Kent/Superman) les héros liés aux médias pullulaient, on préférait en général en faire des journalistes, plus prompts à enquêter. Un « directeur des programmes » est moins sur le terrain et c’est en quelque sorte un poste beaucoup plus sophistiqué que ce que les comics montraient de la radio à l’époque (on se souviendra qu’au même moment, chez Fawcett, Billy Batson était supposé être un reporter vedette de la radio alors qu’il était sans doute à peine pubère).
Bientôt Molly Maynne, l’assistante d’Alan, vient le trouver. J.Q. Lentil, un des gros sponsors de la radio, a une nouvelle idée de show qu’il voudrait mettre à l’antenne et la direction veut que Scott s’en occupe. Là aussi, c’est assez réaliste. Les feuilletons radiophoniques et divers types d’émissions étaient en effet financés par la publicité et il n’était pas rare que les annonceurs prennent une part active dans l’élaboration des programmes. C’est ce qui avait causé, quelques années plus tôt, l’apparition de programmes comme l’émission du Shadow. Et là, Lentil a une idée du même ordre. Peut-être inspiré par le récent exploit du super-héros, le sponsor explique à Scott qu’il veut mettre à l’antenne un feuilleton basé sur Green Lantern. Lentil ne se doute pas qu’il est en train d’expliquer son idée à quelqu’un qui, par ailleurs, EST réellement Green Lantern. Et Alan Scott, peut séduit par l’idée, tente d’abord d’argumenter qu’aucun acteur ne voudra prendre la place du vrai Green Lantern. Ce à quoi Lentil exige que Scott se débrouille pour convaincre le vrai Green Lantern de jouer son propre rôle. Scott insiste sur le fait que Green Lantern n’est sans doute pas facile à contacter et que même sans ça, rien ne prouve qu’il veuille se prêter au jeu. Et puis Scott avance un dernier argument : même en admettant que Green Lantern soit d’accord, il y a la question de savoir qui il pourrait affronter dans ce nouveau show…
La question est intéressante car aussi logique qu’elle soit, elle ne coule pas forcément de source à l’époque. Dans les feuilletons radiophoniques il n’était pas rare que le Shadow, le Green Hornet ou Superman affrontent des gangsters interchangeables. Il n’y avait pas forcément besoin de se gratter la tête pour trouver un adversaire très emblématique. Le fait que Kanigher soulève ce point témoigne sans doute de ce qui était une conviction de l’auteur et ce qui explique sa véritable boulimie de création d’adversaires en 1947. Si bon nombre de super-héros (à la radio ou dans les comic-books) pouvaient se satisfaire de combattre du gangster lambda (et Green Lantern lui-même l’avait souvent fait), Kanigher, lui, pensait qu’il fallait des antagonistes un peu plus hauts en couleurs.
Deux semaines plus tard, Alan Scott présente à Molly Maynne le script du premier épisode de Green Lantern vs. The Harlequin et lui demande de le taper en 12 exemplaires. Mais maintenant qu’il est établi qu’Alan Scott connait Green Lantern, Molly a une requête d’un autre ordre. Elle demande à Scott s’il pense… qu’elle est assez au goût pour de Green Lantern pour sortir avec elle après l’enregistrement du show. Alan Scott, sans doute soucieux de conserver son identité secrète, botte en touche : « Vous feriez mieux d’oublier Green Lantern, Miss Maynne. Il passe son temps à combattre le crime et les crapules. Vous ne voudriez quand même pas devenir criminelle rien que pour le rencontrer ? ». En fait, après que Scott se soit éclipsé et alors qu’elle est en train de taper le script, Molly s’attriste. Mais sa timidité ne s’articule pas comme on pourrait le penser. Sa situation est plus complexe : « Je n’ai jamais eu le moindre rencard… parce que j’étais trop athlétique et qu’aucun homme ne pouvait me battre aux sports. J’ai du cacher mes talents pour devenir une secrétaire discrète… »
Alan Scott aurait doublement mieux fait de la fermer ce jour-là. D’autant qu’il aurait pu tout simplement conseiller à Molly d’incarner Harlequin dans l’émission de radio. En participant aux enregistrements de l’émission elle aurait ainsi été sûre de croiser son héros. Mais ni Molly ni Alan ne semblent y avoir pensé. En l’espace de quelques mois (le passage du temps est marqué par l’effeuillage d’un calendrier à l’effigie d’Harlequin) Molly s’entraine visiblement et se prépare… On la retrouve dans un costume coloré, dérivé du personnage du show (et sans doute du comic-book montré quelques pages plus tôt par Lentil), passant à travers la vitre d’un local. Elle trouve alors des hommes en train de jouer au poker, passablement surpris de voir surgir ainsi une femme. Mais la nouvelle Harlequin ne se démonte pas et leur explique que maintenant que Killem Kid est en prison, elle va prendre sa place et les diriger. A travers les propos de Molly quelques cases plus tôt, on a compris qu’elle est une athlète confirmée qui cache bien son jeu. On ne nous explique cependant pas comment elle a pu trouver la bande de Killem avant Green Lantern, qui est un justicier expérimenté.
Pas impressionné, un des hommes tente de sortir son arme mais Harlequin le contre en utilisant ses lunettes. Mais Harlequin le contre avec ses lunettes, capables d’émettre une lueur qui désoriente et hypnotiser ses adversaires. Là non plus on ne nous dit pas comment Molly, qui ne semble pas avoir de compétence technique particulière, a pu créer de telles lunettes (des décennies plus tard on expliquera que sa technologie est liée à celle des Manhunters, les robots ennemis du Green Lantern moderne, Hal Jordan). L’homme est donc incapable de l’agresser mais le reste de la bande tente de sauter sur la jeune femme, qui utilise tout ce qu’elle peut pour le repousser. Même son chapeau pointu devient une arme, puisqu’elle semble le planter dans l’œil d’un des hommes. Bientôt, elle arrive cependant à tous les balayer du rayon de ses étranges lunettes. Comme zombifiés, ils se tiennent alors au garde-à-vous tandis qu’elle explique : « Harlequin est votre leader désormais ! Vous ferez tout ce que je vous dirais sans la moindre hésitation ! Vous n’avez pas à craindre Green Lantern ! Il ne fait pas le poids face à moi ! ».
Mais d’abord Harlequin veut entraîner la policer ailleurs grâce à une diversion. Fièrement, son complice lui explique qu’il s’est déjà occupé de ça. Il a laissé une bombe à retardement dans le magasin de Lentil, sous l’ascenseur principal. Harlequin est scandalisée ! Le centre commercial accueille des milliers de personnes innocentes ! L’autre ne voit pas trop le problème mais elle l’assomme avec sa mandoline-massue, voulant se ruer pour empêcher l’explosion de la bombe. Là, quand même, les gangsters trouvent le comportement de leur patronne trop bizarre pour eux. L’un d’entre eux l’assomme par derrière tandis qu’un autre lui passe la tête dans un sac : « Nous n’allons pas laisser une femme nous diriger ! ». Il faut croire que l’effet des lunettes hypnotiques de Molly est de courte durée. La bande s’installe ensuite à bord de la voiture trafiquée d’Harlequin. Bien qu’ils considèrent qu’elle leur a rendu un fier service en neutralisant Green Lantern, ils comptent bien la jeter du haut d’un pont et la laisser se noyer.
Arrivé au pont, un des hommes réalise quand même que ce serait bête de la jeter du pont sans prendre le temps de récupérer ses lunettes spéciales. Il ouvre le sac… mais elle n’est plus là ! En lieu et place il y a Green Lantern ! Le héros explique alors qu’il a pu se libérer grâce à son anneau et qu’il échangé sa place avec Harlequin tandis que la bande se partageait le magot. A nouveau on entre dans un illogisme propre aux comics, une capacité à compliquer les choses sans que le(s) héros le réalise. Green Lantern aurait tout aussi bien pu coffrer la bande tandis qu’elle se partageait l’argent. Il n’avait aucune raison d’attendre et de se livrer à ce stratagème. D’autant que par chance un des gangsters arrive à lui donner un violent coup de poing et le fait tomber dans les pommes. Du coup la bande jette Green Lantern par dessus le pont. Ou en tout cas tente le coup mais c’est oublier un peu vite que le héros a un anneau qui lui permet de voler. Les bandits sont d’un seul coup tout surpris de voir leur voiture s’élever dans les airs grâce à une paire d’ailes vertes générées par un Green Lantern bien vivant. Cette fois c’est lui qui distribue des coups de poings et neutralise ses adversaires : « Pas un moment à perdre… Si je veux arriver au centre commercial avant que cette bombe explose ! ».
Plus tard, c’est sous l’identité d’Alan Scott que le héros retourne aux studios. Il trouve un Lentil absolument ravis « Quel programme ! Le monde entier l’a entendu ! ». Lentil n’a pas l’air de réaliser que son centre commercial a explosé et semble toujours concentré sur la seule réussite du show. Mais il questionne Scott : « Mais ou étiez-vous ? Où est-ce que Miss Maynne vous a retrouvé ? ». Surpris, Alan Scott bredouille qu’il était coincé dans les embouteillages et qu’il n’a pas vu Molly. Lui aussi commence à se demander où elle est passée… quand la jeune femme entre aussi dans la pièce : « Oh, vous êtes-là, Mr. Scott ! Je vous ai cherché partout ! Que pensez-vous d’Harlequin maintenant. Vous pensez qu’elle est l’égale de Green Lantern ? En je veux dire *était* ! ». Alan la regarde pensivement en se posant des questions et l’épisode s’achève ainsi, avec la vague impression que, peut-être, Scott soupçonne son assistante mais qu’il ne peut rien prouver.
Dans All-American Comics #91 Harlequin passe pourtant vraiment très près de forcer Green Lantern à l’épouser, sous l’influence de ses lunettes. Mais quand il lui passe au doigt son anneau de puissance en guise de bague de mariage, Harlequin prend peur en expliquant que porter l’anneau la montrerait comme ce qu’elle est réellement. Elle préfère s’enfuir. Enfin Harlequin préfère fuir mais bien sûr Molly reste aux côtés de Scott. Il faut croire qu’à l’époque la réaction à l’apparition d’Harlequin est bien celle qu’espéraient ses créateurs car si elle est absent d’All-American Comics #92, une publicité annonce que la publication-sœur, Green Lantern, sera un numéro spécial Harlequin où le héros l’affrontera dans tous les chapitres. On la retrouve dans également dans All-American Comics #93-95, au terme duquel elle promet à Green Lantern que, s’ils se démasquent tous les deux l’un en face de l’autre elle abandonnera sa carrière dans le crime. Green Lantern est d’accord… mais au moment où ils posent leurs masques un nuage de fumée les empêche chacun de voir le visage de l’autre. Les deux personnages finissent par en conclure que leur destin n’est pas de savoir qui ils sont.
Dans All-Star Comics #41 (février 1948), Harlequin reçoit une sorte de promotion puisqu’elle rejoint les rangs de l’Injustice Society of the World au côté de différentes créations de Kanigher (Icicle, Huntress, le Fiddler…). Mais là aussi, quand elle se rend compte que l’Injustice Society est peut-être arrivée à tuer les héroïques membres de la Justice Society of America, elle se dépêche d’aider Black Canary (une autre « fille » de Kanigher) pour les sauver. A mi-chemin entre l’ennemie et l’héroïne, membre d’une des seules équipes de bad guys de DC Comics mais aussi alliée de la JSA, Harlequin/Molly est donc quelqu’un qui se distingue particulièrement à l’époque.
Comprenant alors qu’elle n’a jamais été réellement criminelle, Green Lantern la traite alors comme une alliée et on a réellement l’impression qu’elle est en passe de devenir sa partenaire officielle. Il s’en est sans doute fallu d’un cheveu pour qu’Harlequin accède à un niveau de notoriété semblable à celui de Black Canary. Malheureusement pour elle les super-héros étaient en train de connaître un certain déclin et Green Lantern n’échappait pas à la règle. Quelques mois plus tard Green Lantern allait disparaître des pages d’All-American. Alan Scott prenait la route des limbes et, avec lui, sa secrétaire Molly allait disparaître dans la foulée.
Quand la Justice Society of America revint dans les années 60, la vie privée des membres n’était que très peu explorée et dans un premier temps l’existence de Molly ne fut plus mentionnée. Pour vraiment la voir reprendre de l’importance, il faudrait attendre 1981 et Superman Family #206, dans lequel elle affronte le Superman de Terre-2. Il apparait que tout le monde ne sait pas forcément qu’Harlequin est du côté des bons. Lors d’une mission
L’autre élément qu’il est intéressant de souligner avec le recul concerne l’origine même de l’identité d’Harlequin. A la base il s’agit d’un personnage fictif, publié dans un comic-book. Or, chez DC Comics, la règle veut depuis les années 60 que les différentes Terres soient interconnectées par un système de rêves et d’imagination. Quand Barry Allen (le Flash du Silver Age) rencontre Jay Garrick (le Flash du Golden Age) il le reconnait car Terre 1, le monde de Barry, les aventures de Jay ont été publiées sous la forme d’un comic-book. La logique voudrait donc que si Harlequin était un personnage de comic-book sur Terre 2 il y ait quelque part sur une autre Terre une Harlequin héroïque qui « existe » réellement…
[Xavier Fournier]
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