[FRENCH] Depuis sa création Marvel n’a pas manqué d’aborder régulièrement le thème de la mutation. D’une part avec des personnages transformés comme les Fantastic Four et Hulk ou d’authentiques mutants comme les X-Men. Mais les mutants (ou en tout cas certains d’entre eux) n’avaient pas attendus que Charles Xavier ouvre les portes de son académie pour jeunes surdoués pour commencer à poindre le bout du nez dans les revues de l’éditeur. A ce titre l’histoire publiée dans Amazing Adult Fantasy #14, « The Man In The Sky! », est tout bonnement exemplaire. Il est même sidérant que l’existence de Tad Carter n’ait pas eu plus de retentissement dans l’univers Marvel…
De nos jours Marvel traite Namor de « premier mutant ». De la même manière plusieurs personnages des années 40 dont les origines ou les superpouvoirs sont improbables ont été requalifiés, traités de « mutants » des décennies après leur apparition, le plus souvent parce qu’en écrivant un Handbook ou un des divers manuels de l’éditeur un rédacteur n’arrivait pas à expliquer au lecteur moderne certains faits fantaisistes. Dire que le Whizzer tenait ses pouvoirs d’une injection massive de sang de mangouste pouvait peut-être tenir la route à l’aube des années quarante (et encore, même à l’époque ça ne tenait pas devant les connaissances de la médecine) mais trente ou quarante ans plus tard, ça ne résistait pas deux secondes à un examen logique. Bon nombre de héros du Golden Age ont ainsi parfois été reformulés en « mutants latents » par les chroniqueurs. Dans le cas du Whizzer ce ne serait donc pas strictement le sang de mangouste qui lui aurait donné ses pouvoirs. Mais le sang de l’animal aurait activé un « gène mutant dormant » que Bob Frank aurait toujours possédé sans le savoir. De même, dans les histoires effectivement publiées pendant la seconde guerre mondiale, personne ne disait que le jeune Toro était un mutant. C’était juste un extraordinaire gamin élevé dans un cirque qui, par un sidérant hasard, détenait les mêmes pouvoirs incendiaires que son mentor, Human Torch. Ce n’est que récemment (dans la minisérie The Torch) que la lumière a été faite sur sa nature exacte, quand on nous explique que les particules Horton qui pullulent aux abords d’Human Torch ont activées là aussi une sorte de gêne mutant latent. Quand à Namor, premier mutant officiel, il a longtemps été considéré plutôt comme un simple hybride (et les ailes qu’il porte aux talons furent même un temps présentées comme un cadeau du dieu Neptune). Tout ça pour dire qu’un grand nombre de personnages ont rétroactivement été redéfinis comme mutants précédant l’existence des X-Men, sans que cela reflète une volonté réelle de la part de leurs auteurs initiaux.
A l’inverse, il existe plusieurs récits d’époques dans lequel la notion de race mutante est évoquée (allez savoir pourquoi ceux-ci ne sont mentionnés que très rarement dans la continuité moderne). On peut ainsi se tourner vers Yellow Claw #2 (décembre 1956), dans lequel le malfaisant terroriste asiatique « Griffe Jaune » s’empare d’une demi-douzaine de mutants qu’il manipule pour semer le chaos à travers les USA. Utilisant télépathie, télékinésie et, vers la fin (quand ils arrivent à échapper au control du criminel), une forme de téléportation, ces six mutants sans nom finissent par prendre la fuite sans en révéler beaucoup sur eux. Jack Kirby, qui dessine (et probablement scénarise) cette histoire les utilise surtout comme éphémères personnages secondaires mais on voit déjà ici un groupe rassemblant des mutants, même si on ne sait pas spécialement d’où ils viennent. Bien qu’on ne peut très certainement pas tirer de conclusion définitive, il me parait intéressant de remarquer qu’en 1953 le romancier Theodore Sturgeon avait publié son livre More Than Human (traduit en France sous le titre « Les plus qu’humains« ) qui décrit la formation d’un gelstat, d’une sorte de collectif psychique composé précisément de six mutants dont l’attirail de pouvoirs repose sur… la télépathie, la télékinésie et la téléportation. Les mutants (c’est précisément le mot utilisé dans l’épisode) sur lesquels Yellow Claw a mis la main en 1956 ressemblent beaucoup, énormément, aux six êtres du roman de Sturgeon. Mais de fait la littérature de SF a souvent préféré considérer les mutants comme une race, ou au moins un groupe émergeant là où les comics préfèrent souvent l’individu, le singleton, le héros ou le vilain d’exception. Les romans d’anticipation nous ont « vendu » assez vite l’idée d’une race destinée à supplanter l’humanité alors que dans les comics le principe tendait plutôt à présenter un surhumain d’exception. Un Adam sans Eve. Qu’elle soit ou pas influencé directement par Sturgeon, l’histoire de Yellow Claw #2 marque un changement d’approche qui va se retrouver dans d’autres comics de Marvel. Non pas qu’il faut croire que les autres auteurs se soient dit qu’il fallait suivre la ligne de cet épisode. Mais avec la multiplication des anthologies fantastiques genre Tales of Suspense, Strange Tales ou Tales To Astonish, les scénarios s’éloignèrent du genre purement super-héroïque pour s’approcher de quelque chose qui tenait plus de la nouvelle d’horreur ou de feuilletons comme The Twilight Zone. D’où un changement d’optique sur la manière d’appréhender diverses choses, comme la notion de mutants… Il ne restait plus qu’à laisser les choses mijoter un peu pendant quelques années.
En juillet 1962, l’univers Marvel moderne était né depuis plusieurs mois ou un peu plus d’un an, suivant qu’on prenne pour date de départ Amazing Adventures #1 (la première apparition de Doctor Droom/Doctor Druid) ou bien le premier numéro des Fantastic Four. Et cet univers n’était alors que minimal, n’incluant guère que les FF et Hulk, qui avait débuté en mai de la même année. Spider-Man, Thor et les autres restaient à créer… Stan Lee et compagnie ne devaient même pas encore avoir conscience qu’ils avaient l’embryon d’une gamme et le fond de commerce de la société restait essentiellement composé de séries de western ou d’anthologies fantastiques. Le contenu d’Amazing Adult Fantasy #14 contenait donc son lot de lutins, de fantômes… et la curieuse histoire d’un certain Tad Carter, vedette de « The Man In The Sky! » (« l’Homme dans le ciel« ), un récit scénarisé par Stan Lee et dessiné par Steve Ditko (la future équipe créative de Spider-Man et de Doctor Strange). La première page nous montre le personnage, en costume de ville, en train de voler dans la nuit, au dessus d’une cité. Et le commentaire insister sur le fait que si Tad vole, ce n’est pas le seul fait extraordinaire qui le concerne. Et le narrateur d’enchaîner : « Peut-être que tout a commencé avec la Grande Bombe, puisque Brad Carter était un scientifique atomique. Pendant ses années de recherches, son corps absorba de petites doses de radiation chaque jour… Pas assez pour lui faire du mal mais… suffisemment pour affecter son fils, Tad ! Mais qui aurait pu penser que le bébé en apparence normal grandirait pour devenir… un MUTANT!« . Typique, le récit du père qui travaille dans le nucléaire comme base de la mutation évoque aussi bien les futures origines de Charles Xavier et de The Beast, deux X-Men dont le père avait ce genre de profession. A noter également qu’il existera plus tard chez Marvel un autre Brad Carter, un acteur collaborant avec Ulysses Bloodstone dans les années 70. Le Brad Carter vu aux côtés de Bloodstone n’était clairement pas un « scientifique atomique » et leur nom est assez commun pour que la chose s’arrête à une homonymie (ou un lien de parenté éloigné ?). A l’age de douze ans Tad réalise qu’il a quelque chose de différent. La balle avec laquelle il joue passe de l’autre côté d’une grille, trop loin pour qu’il puisse l’attraper. Mais alors qu’il tend la main vers elle, la balle saute (en apparence de sa propre initiative) dans sa paume.
L’incident étrange est vite oublié et quelques années plus tard Tad, maintenant à l’université, est en train de peiner lors d’une interrogation. Mais il tombe sur une question dont il ignore la réponse et se dit (à voix haute d’ailleurs, ce qui n’est pas très malin) que c’est dommage qu’il ne puisse lire dans l’esprit de Monsieur Filbert, son professeur, pour y puiser la solution. A sa grande surprise, cependant, des phrases et des équations se forment dans sa tête. Il est en train de lire le cerveau de Filbert ! Au fil des ans, Tad apprend à lire l’esprit dans les esprits de plus en plus facilement. Globalement ce passage rappelle énormément une scène de X-Men vol.1 #12 (juillet 1965, intitulé « The Origin of Professor X!« ) dans laquelle on voit la jeunesse de Charles Xavier et, précisément, le moment où il commence à lire dans l’esprit de ses professeurs. Mais Tad ne sait pas trop d’où lui viennent ses dons et s’imagine qu’ils sont transmissibles, qu’il pourrait apprendre aux autres à faire de même. Finalement il se décide à en parler autour de lui. Mais quand il explique qu’il est télépathe les gens se moquent de lui. Au hasard, il révèle alors à un de ses interlocuteurs ce qu’il pense (annuler un rendez-vous le soir même). Mais là du coup les réactions changent du tout au tout. On le croit mais les gens sont furieux d’avoir parmi eux quelqu’un qui peut deviner leurs secrets. Tad ne se rend pas compte de l’hostilité croissante et fait alors une démonstration de sa faculté à mouvoir les objets par la pensée. Il soulève un des hommes pour montrer ce qu’il sait faire. Mais le reste du groupe le prend pour une vraie menace. Soudain ceux qui l’entourent réalise qu’il est un mutant et sont à la fois terrifiés et furieux, prêts à tout pour l’arrêter.
Vite, les hommes encerclent Tad, au mieux pour le frapper, au pire dans l’idée de l’éliminer. Heureusement pour Tad, ses attaquants sont repoussés, écartés de lui… Mais le jeune homme est aussi surpris que ses assaillants. Il n’a pas utilisé ses pouvoirs ! Plus fort, il s’élève dans les airs sans l’avoir décidé. Que se passe-t-il ? Décollant façon Superman, Tad s’écrie « Quelque chose me tire ! Un pouvoir bien plus grand que le mien ! ». Une fois dans le ciel, Tad entend une voix qui lui parle… directement dans son cerveau et qui lui promet de révéler toute la vérité. Le visage d’un vieil homme lui apparaît par télépathie. Un homme qui lui apprend qu’il n’est pas seul !
« Il y a beaucoup de gens comme nous… Beaucoup de « mutants », comme l’humanité nous appelle !! Des mutants qui ont des pouvoirs comme les hommes n’en ont même pas rêvé !!! Comme le fait de pouvoir te faire voler, même si nous sommes à une grande distance ! Nous sommes la prochaine étape de l’évolution de l’Homme ! Nous sommes les télépathes ! Les téléporteurs ! Les lecteurs d’esprits ! NOUS SOMMES LE FUTUR ! ». Surpris, Tad demande à son bienfaiteur pourquoi, alors, les mutants se cachent… Et l’autre télépathe de lui expliquer que les gens ont peur de ce qui est différent, que les humains détruisent ce dont ils ont peur… Tout comme ils viennent d’essayer de détruire Tad. Ce dernier se lamente, les mutants pourraient apporter tellement aux humains. Pourquoi ne peuvent-ils pas comprendre ? Tandis que Tad vole vers la cachette des mutants, Son Interlocuteur conclue : « Ils sont trop sauvages et primitifs. Mais nous allons t’amener à nous et tu attendras avec nous. Nous attendrons ensemble jusqu’à ce que le monde soit prêt à nous accueillir ! Nous attendrons, cachés, jusqu’à ce jour… où l’humanité arrivera à maturité ! ».
Rideau ! L’histoire s’achève ainsi, avec Tad Carter recruté par un télépathe leader d’une communauté mutante. Le rapprochement avec Charles Xavier et ses X-Men se fait automatiquement. D’autant qu’en 1991 Marvel republiera cette histoire dans Marvel Age #104 en la déclarant « la première histoire mutante de Marvel ». Ce qui est faux puisque, comme on l’a vu, les mutants avaient été mentionnés au moins depuis 1956 (mais j’imagine que pour des questions légales, Marvel préfère reconnaître comme prototype des X-Men une histoire également écrite par Stan Lee plutôt que par Kirby ou quelqu’un d’autre). Le clou fut enfoncé en 1995, quand Marvel ajouta « The Man In the Sky » dans X-Men Rarities, un numéro spécial regroupant les origines de Storm ou d’Iceman. Autrement dit dans les années 90 Marvel a bien reconnu une certaine affiliation entre Ted Carter et les X-Men, sans l’éclaircir complètement.
L’équipe du Professeur X n’étant apparue qu’une année après Tad Carter. Pour autant l’hypothèse est séduisante Tad Carter pourrait-il être une sorte de recrue d’une sorte de première génération, une sorte de « classe zéro » des X-Men ? Quelque chose du même ordre que la classe manquante révèlée dans Deadly Genesis ? Oui et non. D’abord le discours du télépathe n’est pas précisément raccord avec la philosophie de Charles Xavier, qui souhaite que les mutants et les humains vivent ensemble dès maintenant. Pas qu’une des deux communautés se cache de l’autre (même si dans les faits les X-Men ont passé des années à se cacher, ce n’est pas le but premier que le Professeur X présenterait). Mais il n’était pas obligé que Charles Xavier soit forcément le seul mutant capable de tenir un discours télépathique à Tad. On a tendance à l’oublier mais Magneto lui-même est un télépathe de bas niveau. Certes la philosophie affichée par l’interlocuteur n’est pas plus proche de celle du maître des mauvais mutants qu’elle l’était de celle de Xavier mais Magneto, à l’occasion, a plusieurs fois approché ses pareils en mentant sur ses intentions. Mais ce n’est pas là, non plus, qu’on a retrouvé Ted Carter. La dernière solution, c’est qu’il existait une troisième voie : un mutant télépathe dont l’idéologie ne correspondait ni à Charles Xavier, ni à Magneto.
Il faudrait attendre X-Men: The Hidden Years #15-22, en 2001 (soit presque quarante ans après la première apparition de Tad Carter) pour être fixé. Dans cette série faisant le lien entre l’arrêt des X-Men originaux et l’apparition de la génération des années 70, John Byrne organisa une rencontre entre les principaux mutants de Marvel et leurs précurseurs, un groupe jusque-là inconnu nommé « The Promise » (« la Promesse ») assemblé par un mutant télépathe né au dix-neuvième siècle, Tobias Messenger, qui avait mis au point une communauté mutante qui s’était placée en hibernation artificielle en attendant que les hommes soient prêts à les accepter parmi eux. Ils ne s’éveillaient que quelques jours par décennie pour recruter les mutants qu’ils avaient pu repérer. Ainsi, Tobias Messenger avait pu recruter au passage les télépathes qui avait été les prisonniers de Yellow Claw en 1959 (ils sont dûment identifiés dans l’histoire) mais aussi… Tad Carter. Le télépathe vu dans Amazing Adult Fantasy #14 était donc Tobias Messenger et Tad avait passé ces dernières années dans un caisson cryogénique. On devine que l’idée de John Byrne était de faire une sorte de fourre-tout. Si les mutants d’avant Fantastic Four #1 existaient dans la continuité moderne, alors il fallait du coup expliquer comment Charles Xavier et sa machine Cérébro ne les avaient pas repéré. En suspendant leur force vitale, John Byrne donnait l’explication nécessaire. Même si en même temps cela revenait un peu à voler à Tad son rôle de mutant plus ancien. S’il avait dormi la plupart du temps, il n’avait guère d’expérience. Lors d’une période d’éveil, Tad repéra Lorna Dane (Polaris) et tenta de la recruter au sein de The Promise, en usant même de ses talents télépathiques pour l’influencer. Le tout dégénéra en une rivalité entre les X-Men et « la Promesse ». A la fin de la saga, Tobias Messenger trouvait la mort et Tad, tout en refusant de rejoindre les X-Men, arrivait à convaincre les survivants de The Promise de ne pas reprendre leur sommeil artificiel mais bien de profiter de la vie chacun de son côté. Il est à noter que la série X-Men: The Hidden Years s’arrêta sèchement avec ce numéro, une brouille durable ayant éclaté entre Marvel et John Byrne. Si l’auteur avait eu plus d’épisodes, peut-être le rôle de Tad aurait été différent de ce qui fut finalement publié. On n’a plus revu depuis, à ma connaissance, Tad Carter et les anciens détenus de Yellow Claw. Les handbooks de Marvel nous diraient sûrement qu’ils ont perdu leurs pouvoirs à l’occasion de « House of M », comme la plupart de leurs semblables. Dommage quand même que Carter n’ait pas eu un rôle plus à la hauteur de sa légitimité.
Dans Marvel Age #104, Stan Lee confiait qu’en 1962, il avait un temps pensé baser une série sur « The Man In The Sky » (tout comme « The Man In The Anthill » a débouché sur le lancement des aventures d’Ant-Man) et qu’il avait alors tout simplement laissé passer l’occasion. Néanmoins il semble que d’une certaine manière Lee a bien lancé la série. Et même deux pour le prix d’une, en un sens. D’une part, bien sûr, il est évident qu’un certain nombre de mécanismes de l’histoire de Tad Carter se retrouvent chez les X-Men (la race mutant détestée, le besoin de fonder une communauté, le leader télépathe…). Le groupe de mutants promis à Tad à la fin de l’histoire s’est en quelque sorte réincarné en les X-Men. Mais il ne faudrait pas non plus oublier une autre trace très importante. En août 1962, Amazing Adult Fantasy était rebaptisé Amazing Fantasy pour ce qui serait l’ultime numéro (le #15) de la série. Stan Lee et Steve Ditko n’y ramèneraient pas Tad Carter mais un personnage qui, dans le civil, lui ressemble comme deux goûtes d’eau : Ce sont tous les deux des étudiants détestés par les jeunes de leur campus et, d’un mois à l’autre, dans la même anthologie, on passe d’un « Carter » à un « Parker » … Tad Carter ne fut pas réellement le premier mutant de Marvel (tout au plus, peut-être, une source d’inspiration pour les X-Men) mais il fut peut-être le prototype de l’alter ego de Spider-Man.
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Xavier Fournier]
P.S.: désolé pour l’heure un peu tardive de la publication de cette chronique mais le bouclage du Comic Box Special #1 a un peu décallé notre emploi du temps