Oldies But Goodies: Black Magic Magazine #27 (Nov. 1953)
18 janvier 2014[FRENCH] En 1953 Joe Simon et Jack Kirby produisaient du contenu pour Prize Comics et – entre autres choses – avaient ainsi lancé deux ans plus tôt Black Magic, une anthologie d’horreur qu’ils pilotaient (c’est à dire qu’ils réalisaient souvent les couvertures et les récits principaux et déléguaient à d’autres créateurs le reste de la revue). De fait ce format nécessitait un flux constant d’idées nouvelles, idées que le duo présentait comme étant basées sur de « vrais témoignages« …
Remettons-nous dans le contexte. Au début des années 50, c’est l’essor des anthologies d’histoires horreurs avec des éditeurs tels qu’EC Comics mais aussi Fawcett ou Prize. C’est un âge d’or de l’horreur, qui va courir jusqu’en 1953-1954, période à laquelle les associations familiales conservatrices et certains politiques vont déclencher une guerre ouverte contre les comics, provoquant l’ouverture d’enquêtes sénatoriales dont les débats furent diffusés par la télévision. A terme, ce sera l’adoption du Comics Code autocensurant tout sujet lié à l’horreur et au fantastique, décourageant bon nombre d’éditeurs de persister dans cette voie. La période 1950-1954 où parait le premier volume de Black Magic est donc une sorte de bulle d’air où on peut encore se permettre un certain nombre de « monstres » avant l’arrivée d’une pression se voulant morale. Il faut d’ailleurs prendre ici le mot monstre dans une définition très large tant le registre de Black Magic était bien plus large que ce que le titre (« Magie Noire ») pouvait porter à croire. Rarement homme à se complaire dans une catégorie, Kirby emmenait parfois la série vers la science-fiction ou vers un fantastique finalement très innocent (comme l’introduction de Mr. Zimmer, un « gentil fantôme » qui aurait du devenir un personnage régulier si la série avait duré au-delà de 1954. Arrivés au 27ème numéro de Black Magic Magazine les lecteurs étaient sans doute habitués au style très caractéristique de Jack Kirby. Un style qui était déjà résolument proche de ce que le « King » ferait à la fin des sixties et dans les seventies et qui était donc tout à fait moderne, avant-gardiste même, pour 1953. On retrouve une nouvelle fois l’inscription « True amazing accounts of the strangest stories ever told ! » (« Vrais témoignages étonnants des histoires les plus étranges jamais racontées ! »). Néanmoins il est permis de douter de cette authenticité quand on voit que la couverture représente le héros aux prises avec une sorte de sorcière verdâtres et un monstrueux homme-chat. Le héros s’écrie : « Vous n’êtes pas humains, juste des choses ! Des choses mauvaises qui peuvent changer de forme grâce à la sorcellerie ! Ne m’approchez pas ! ». La sorcière, tout sourire, lui répond : « Tu ne gagneras rien à courir ou à hurler. Il est trop tard pour ça ! Ce soir tu appartiens au Peuple-Chat ! ».
« Cat People » (le Peuple Chat, donc) est un terme bien connu des amateurs américains de fantastique puisque c’est le titre original du film La Féline (1942) de Jacques Tourneur dont une suite (The Curse of the Cat People) fut tournée en 1944 puis un remake fut réalisé en 1982 par Paul Schrader (avec Nastassja Kinski dans le rôle-phare). Le concept de base pourrait se comparer au loup-garou mais transposé sur les félins. Mais il y a une différence « sociale ». Dans la littérature et le cinéma classique, le loup-garou est le plus souvent représenté comme un solitaire qui n’a pas de culture propre. On devient généralement loup-garou après s’être fait mordre ou griffer par un lycanthrope. Il n’y a que rarement une notion de peuple-loup. Avec le Peuple-Chat, c’est autre chose car l’idée qui se dégage c’est qu’il existe une race d’humains capables de se transformer en félins (de grands chats ou des panthères selon les cas). Ou bien c’est l’inverse : ce serait une race féline qui a la propriété de pouvoir se cacher au sein des humains.
Le début de l’histoire, lui, commence de manière moins spectaculaire que cette couverture. On découvre le héros (George Gates) alors qu’il rend visite à son vieil ami Malcom Brooks. George sort de plusieurs mois d’hospitalisation, après un évènement particulièrement traumatisant. Malcom est surpris de trouver son ami sur le seuil de sa porte. Il ne savait même pas que Georges était revenu d’Europe. Mais Georges explique sombrement que les mois passés n’ont pas été tendres avec lui. Puis Malcom le fait entrer dans sa maison, où les deux enfants de la famille Brooks sont en train de jouer à des « jeux de ficelles ». La réaction de George est étonnante. Il parait paniqué en voyant le jeu des enfants. Malcom explique : « C’est le Berceau du Chat ! Ca reste très populaire chez les petits ! C’est drôle comment ces vieux jeux continuer d’exister. Bon, si d’aventure le « berceau du chat » ça ne vous parle pas, pas de panique, voici une petite démonstration vidéo qui vous montrera qu’en théorie ça ne comporte pas de danger…
Mais George n’est visiblement pas de cet avis. Il s’écrie que cette pratique est maléfique, nocive même ! Malcom le regarde, incrédule. Mais George insiste : « S’il te plait, Mal, s’il te plait ! Ils ne doivent pas continuer ce jeu ! ». George est si terrifié que Malcom décide d’obtempérer : « Allez vous deux ! Ca suffit comme ça ! Nous avons un invité ! Vous vous souvenez d’Oncle George, pas vrai ? ». Mais les deux enfants ont leur franc-parler et commence à demander à George pourquoi il a l’air si mal, comme quelqu’un de malade. Une nouvelle fois Malcom gère les choses pour détendre l’ambiance : « Allez, pourquoi vous les gamins n’allez vous pas vous occuper de vos livres de coloriage dans la salle de jeu ! Oncle George et moi devons parler de certaines choses ! ». George comprend qu’il est tenu de s’expliquer pour son comportement bizarre depuis son arrivée : « Mal. Il faut que tu saches. Je… J’avais peur, vraiment peur ! Ce jeu d’enfant… Si tu connaissais son origine, tu comprendrais pourquoi j’ai réagis de cette manière.
Malcom comprend que quelque chose d’horrible est arrivé, sans doute en Europe, ce que lui confirme George : Oui, en Espagne pour être exact ! Il y a des endroits là-bas qui n’ont pas changé depuis que la Terre était jeune ! ». Bon tout dépend ce qu’on entend par « la Terre était jeune » car si on allait au bout de la logique, cela voudrait dire que l’Espagne en est restée au temps des dinosaures ou de je ne sais quoi… D’ailleurs Malcom est une nouvelle fois plus mesuré que son camarade : « Le passé est encore visible partout en Europe… Les monuments anciens, les ruines… Je sais mais… ». George le coupe. Il ne parle pas du passé connu par l’homme. Mais il y avait d’autres choses inconnues avant. Des choses qui ne sont pas mortes et qui continuent de vivre de nos jours ! Sur sa lancée, George commence à raconter ce qui lui est arrivé alors qu’il se promenait dans les collines d’Andalousie, dans un secteur qu’il pensait désert, libre de toute présence humaine en dehors de lui.
Mais à marcher ainsi, George finit par fatiguer et il trouve comme seul refuge l’ombre d’un rocher. Puis il entend une voix et aperçoit une vieille femme qui approche. Il se considère alors comme chanceux. La femme comprend tout de suite ce qui se passe : « Le jeune Señor porte la poussière de nombreux kilomètres. Je parie qu’il est fatigué et affamé ! ». Peu habituée à croiser des gens et heureuse d’avoir un peu de compagnie, elle lui propose alors des oranges. George la remercie et lui demande s’il y a une ville non loin de là. Fatigué, il aimerait pouvoir se reposer. Mais la femme lui explique qu’il n’y a rien, pas de ville, pas de village, avant des dizaines de kilomètres. Mais elle lui propose de l’accueillir chez elle jusqu’à ce qu’il décide de poursuivre son chemin. George, reconnaissant, la remercie à nouveau et lui explique qu’il est prêt à la payer pour son hébergement. Il est cependant étonné quand la demeure de la vieille femme se révèle être une grande caverne, dans le flanc d’une colline. George avait entendu parler de gitans qui vivaient dans ce genre d’habitat primitif mais s’étonne du confort apparent. La vieille explique : « Ce n’est pas une maison comme le Señor en a l’habitude, mais il y a de la place et de la chaleur. C’est une vie simple que nous vivons ici ! ».
En réalisant qu’elle parle au pluriel, George tique. La vieille femme révèle qu’elle vit ici en compagnie de sa fille, Chata. D’ailleurs elle l’entend qui s’éveille, commentant combien cette fille est fainéante… mais aussi à quel point elle est belle. Et effectivement, lorsqu’il voit la jeune femme brune, George est captivé. Mais il trouve dans le même temps qu’elle dégage quelque chose qui a de quoi « transformer la colonne vertébrale en un glaçon de peur » : « »Ce sont les yeux de la fille qui me hantaient ! Ils étaient d’un vert brillant ! Et ils l’observaient sans cligner ! La mère parlait de manière excitée, dans un espagnol rapide ! La fille écoutait, répondait… mais ne détourna jamais son regard de moi ! ». Pourtant George connaît bien la langue espagnole. Mais les deux femmes parlent un dialecte qui lui est inconnu. Il arrive tout juste à saisir les mots « ce soir » et leur expression affamée. George feint alors de ne rien remarquer et passe à table. La vieille femme lui explique qu’il doit manger et qu’il pourra profiter après d’une chambre qui l’attend en haut…
Mais George ne profite pas de son repos. Les questions le taraudent. Que font ces deux femmes au milieu de nulle part, loin de toute civilisation. Et puis lui reviennent alors des rumeurs. On lui a parlé de vols, de meurtres et d’affaires de sorcellerie dans le secteur. Bientôt son attention est attirée par un bruit. Il entend quelqu’un qui chante très bas.
Discrètement, il décide d’aller voir de quoi il retourne. Il descend sans bruit l’échelle qui mène de sa chambre au salon et reconnaît les voix : « La Señora et son adorable fille ! On dirait qu’elles entonnent une sorte de rituel ! ». En les épiant, caché, George est néanmoins surpris de les voir jouer avec des ficelles entre les mains. Elles sont en train de jouer au « Berceau du Chat ». Mais bientôt George comprend que c’est autre chose qu’un simple jeu : « On dirait une sorte de rituel de superstition ! Alors ces deux femmes ne sont pas des criminelles… mais des sorcières ! ».
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, George n’est pas effrayé par ce qu’il réalise. Il lui semble que l’arme principale des sorcières est la peur de l’inconnu et que tout ce qu’il risque, c’est un petit frisson. Mais il ne semble pas croire en leur puissance : « Des adoratrices du Diable ! J’ai surpris son nom dans leurs chants ! Et elles donnent aux ficelles la forme de divers motifs cabalistiques ! BON SANG ! Quelque chose arrive à ces femmes ! ». Car les sorcières ne font pas que chanter. Elles se recroquevillent et commencent à changer de forme ! ». Bien sûr, vue la couverture, le lecteur ne sera pas surpris de ce qui se passe : les deux femmes se transforment en de grands félins, à mi-chemin entre le chat et le tigre. Et elles se retournent vers lui. Une des créatures, sans doute celle qui était la vieille femme un instant plus tôt, lui dit ; « Vous vous levez tôt, Señor ! ». Écoutez la bête lui parler avec une voix humaine ? Voilà qui en est trop pour George, qui tourne les talons et s’enfuit aussi vite qu’il le peut, tandis que les deux animaux se lancent à sa poursuite.
George est presque rattrapé au niveau de l’échelle et une des deux bêtes lui lacère le dos, déchirant sa chemise. Son corps le brule et ses poumons semblent sur le point d’exploser mais George n’a pas le choix. Il lui faut quand même fuir et chercher une sortie de la grotte. Derrière lui un des félins démoniaques tente toujours de le rattraper. Mais George arrive à se perdre dans le dédale de grottes et à semer malgré lui ses poursuivantes, débouchant sur une grande salle jonchée de squelettes. Visiblement d’autres que lui ont été victimes de telles chasses. Heureusement, il se retrouve à l’extérieur, entendant encore au loin les grondements des deux grands félins. Les créatures sont toujours après lui, même au dehors de la grotte. George court autant qu’il le peut mais arrive bientôt à bout de force : « Je ne peux plus tenir debout ! Je vais tomber ! Je vais mourir ! Je vais mourir ! ». Et effectivement les deux animaux lui sautent à nouveau dessus. George ne peut plus rien d’autre qu’espérer que sa mort sera rapide…
Et pourtant il est là, devant Malcom, en train de raconter son histoire. C’est donc qu’il s’en est tiré. George explique : « Je crois que j’ai entendu les coups de feu avant de tomber dans les pommes ! Je ne m’en souviens pas clairement. Mais quand j’ai repris conscience, j’étais dans une hutte de berger, dans la maison de l’homme qui avait tué ces… ces choses ! ». Malcom a beau être l’ami de George, il a de la peine à le croire : « Bon sang George ! Tu ne peux pas me dire que c’est réellement arrivé ! C’est une idiotie, je veux dire… ». George s’y attendait. Bien sur qu’on dirait une de ces histoires qu’on raconte aux gosses. Mais il y a encore des gens qui invoquent le pouvoir du Diable : « Je pense qu’il fut un temps où le « berceau du chat » n’était pas qu’un jeu pour enfants mais un art réservé aux magiciens et aux sorcières… Des hybrides à moitié-humain qui connaissaient les différentes portes qu’on peut ouvrir sur le domaine du démon ! ».
Mais Malcom doute toujours. George ne lui en veut pas. Il s’y attendait d’ailleurs. Malcom murmure « Si tu le dis… mais quand même… sans preuve… ». La phrase énerve George, qui commence à poser sa veste puis sa chemise : « Une preuve ! Une preuve ! Tu pensais qu’une expérience comme celle-là ne laissait pas de trace ? Je vais t’en montrer une preuve ! » George montre alors son dos, nu, à son ami. Sa peau est parcoure de longues cicatrices spectaculaires. Le narrateur en arrive alors à la conclusion : « Le regard horrifié de Malcom suivait le tracé des marques de griffes. Il était familier… Il l’avait vu si souvent, formé par les petits doigts de ses enfants alors qu’ils jouaient au jeu des sorcières, au Berceau du Chat ! ».
En un sens cette conclusion est moins spectaculaire qu’on aurait pu le croire. Libre à vous d’imaginer que les enfants de Malcom Brooks sont eux aussi devenus des « Cat People ». Ou peut-être qu’après avoir été griffé, George a lui aussi hérité d’une malédiction similaire, allez savoir (il y en a bien qui récoltent des superpouvoirs après avoir été mordu par une araignée). Mais là où cette histoire est particulièrement intéressante du point de vue de la « Kirbysphère », c’est qu’elle a une sorte de suite immédiate. Black Magic Magazine #27 est daté de novembre 1953 mais à l’époque Joe Simon et Jack Kirby ne travaillaient pas que pour Prize. Ils œuvraient également pour Harvey Comics chez qui ils lancèrent l’éphémère série Captain 3-D en… décembre 1953. Autrement la création de Black Magic Magazine #27 et de Captain 3-D #1 a du se produire à quelques semaines ou même quelques jours d’écart. Captain 3-D est un super-héros « tridimensionnel » et il est donc fort différent de George Gates. Mais dès le premier épisode on découvre que les ennemis de Captain 3-D sont… les membres de la race du Peuple-Chat, qui sont capables d’imiter l’apparence humaine. La seule différence entre le « Cat-People » vu dans Black Magic Magazine et ceux de Captain 3-D est que le premier est visiblement capable de se transformer en véritables félins géants (là où le Peuple-Chat que Simon et Kirby ont produit chez Harvey restent des créatures humanoïdes). Comme quoi non seulement une idée ne se perd jamais mais en plus, même à quelques semaines d’écart, Simon & Kirby n’hésitaient pas à utiliser à peu près le même élément chez deux éditeurs concurrents.
[Xavier Fournier]
Doit-on y voir l’origine de Tigra ?
La chose est discutée en détail ici: http://www.comicbox.com/index.php/articles/oldies-but-goodies-captain-3-d-1-dec-1953-2/
Merci 😉
Allez, juste pour sourire un peu, comme descendant des cat people, je propose les … Cosmocats !
😀 😀 😀
Ah ben c’est malin. Mon prochain Oldies est spoilé !
(En fait non) 😉