Oldies But Goodies: Boy Commandos #2 (1943)
29 septembre 2012[FRENCH] Dans bon nombre de Oldies But Goodies, nous nous sommes efforcé d’étudier la « Kirbysphère » : Le système d’interconnections entre différentes œuvres de Jack Kirby qui se poursuivent les unes dans les autres et se complètent (y compris quand elles n’ont pas été publiées chez le même éditeur). Dans les faits, on peut trouver des rapprochements entre plusieurs références cosmiques ou mythiques. Mais ce système se retrouve aussi sur des séries plus réalistes (ou tout au moins « crédibles ») de l’auteur. Ainsi en 1943, dans les pages de Boy Commandos, Kirby créé un soldat un peu tir-au-flanc, bien moins éphémère qu’on pourrait le croire…
Pendant la seconde guerre mondiale, un certain nombre d’histoires tournaient autour du moral et du courage des soldats alliés. On pourrait qualifier ces récits de « motivationnels ». Il s’agissait de montrer au public la bravoure des hommes envoyés sur le front. Mais aussi, souvent, de montrer que tout le monde pouvait jouer son rôle. Pas de gens trop faibles ou trop maladroits pour jouer un rôle. En 1940/1941 Joe Simon et Jack Kirby l’avaient, en un sens, montré de manière positive avec le chétif Steve Rogers transformé en Captain America puis avec les Sentinels of Liberty (groupe d’enfants dirigé par Bucky, l’assistant de Cap) qui deviendraient plus tard les Young Allies. Arrivés chez DC Comics en 1942, Simon & Kirby continuaient de le faire à travers des héros comme les Boy Commandos : un groupe de gamins qui formaient une unité d’élite (une sorte de version internationale et militarisée des Young Allies). A la base le groupe se composait du jeune (et irascible) américain « Brooklyn », de l’anglais Alfy Twidgett, du hollandais Jan Haasen et du français André Chavard (d’abord prénommé Pierre dans les premiers épisodes). Tout ce petit monde était réuni sous les ordres du Capitaine Rip Carter.
Même si, pendant la guerre, certains trouffions étaient très jeunes, l’âge induit des Boy Commandos devait tourner autour de 8 ou 12 ans. On pourrait donc s’étonner que, dans l’histoire, Rip Carter trouve normal d’envoyer des enfants sur le champ de bataille. Mais il faut compter avec deux facteurs. D’abord il y avait la matérialisation d’une fantaisie enfantine, qui voulait que le jeune lecteur se pense capable de faire aussi bien que les adultes (ce qui était déjà, en un sens, le postulat de départ pour des héros comme Robin ou Bucky). Celui qui lisait les Boy Commandos devait donc apprécier que des enfants de son âge soit capable de vivre de telles aventures. Ensuite les auteurs y avaient mis les formes. Dans le premier épisode Rip Carter présente les quatre « Gavroches » comme étant les mascottes d’une unité adulte de commandos. En théorie ces enfants ne sont pas spécialement supposés être en première ligne. Mais très rapidement il apparaît que l’unité de Carter a perdu beaucoup d’hommes et les Boy Commandos sont alors mis à contribution puisque tout le monde doit y mettre du sien. On est donc à nouveau dans une démonstration du courage patriotique.
Mais parfois les auteurs étaient plus directs, plus premier degré, en montrant des personnages plus tire-au-flanc qui tentaient de soustraire à la guerre ou n’en voyaient pas l’utilité. C’est ce qui se passe dans Boy Commandos #2 (1943), dans une histoire intitulée « On the double, M’Lord ! » (Qu’on pourrait traduire par « Mettez le turbo, Milord ! »). Dès l’image d’introduction on voit que deux nouveaux personnages vont alimenter l’histoire. Rip Carter et les Boy Commandos sont au second plan, en train d’observer la scène. Plus près de nous, on découvre un sergent assez typique du répertoire de Simon et Kirby : L’air bourru, roux, le calot vissé sur la tête légèrement de travers. Visuellement, il évoque beaucoup le Sergent Duffy, personnage secondaire de Captain America Comics, qui passait son temps à gueuler sur Steve Rogers… sans jamais réaliser que ce dernier était en fait un super-héros.
Et face à ce sergent typique, on découvre l’individu le plus pittoresque de l’image : un quidam portant le haut-de-forme, qui arrive au camp militaire les bras chargés de valises. On aperçoit aussi un carton à chapeau et un ensemble de clubs de golf. D’emblée, ce nouvel arrivant semble inadapté à la guerre, ce que nous confirme le commentaire : « Asseyons-nous avec les Boy Commandos tandis qu’ils regardent Lord Tweedbrook abandonner à regret sa tasse de thé pour une grenade, sous l’œil critique du Sergent Oglethorpe ! Le sergent va prendre soin de cette recrue. En fait, il l’a toujours fait… alors qu’il était le majordome de ce Lord ! ».
L’histoire nous entraîne en Angleterre, dans un coin du pays qui n’a pas été touché par la guerre. Le commentateur s’intéresse alors à un manoir cossu, à l’air paisible et prospère, et se demande ce que ce riche domaine a pu faire pour contribuer à l’effort de guerre. Et plus précisément ce qu’a fait le propriétaire de l’endroit, à savoir Percival Chauncey Winford Tweedbrook III. On découvre alors ce noble anglais en train de faire la grâce matinée. C’est son domestique, Oglethorpe, qui le tire du sommeil en ouvrant les rideaux. « C’est déjà l’aube ? » s’étonne l’homme riche en se frottant les yeux ? Stoïque, Oglethorpe répond par l’affirmative : « Oui mon seigneur, il est déjà deux heures de l’après-midi ! ». Pour ceux qui ont déjà vu le film « La Folie des grandeurs » de Gérard Oury, la dynamique qu’on nous décrit est familière (bien qu’antérieure). En dehors de la notion d’avarice (qui est ici absente) Percival Chauncey Winford Tweedbrook III pourrait aussi bien être joué par Louis de Funès tandis que le serviteur pourrait être campé par Yves Montand en mode « Mon señor, il est l’or… ». Lord Tweedbrook est à l’évidence totalement éloigné de la réalité des choses tandis qu’Oglethorpe est obligé de lui dire quand il convient de se lever ou même de manger. Si dans l’absolu il n’y a rien de mal à s’oublier au lit, soulignons qu’au même moment l’Angleterre est déjà en guerre et que Londres à droit aux bombes nazies et aux privations…
Une fois réveillé, Tweedbrook prend son petit-déjeuner au lit (occasion supplémentaire pour démontrer son oisiveté et sa fainéantise). Il s’anime néanmoins quand Oglethorpe lui parle d’une lettre arrivée le matin même. Une lettre adressée depuis… le Palais de Buckingham ! « C’est excitant ! Ca vient du roi ! Ouvrez-la vite ! » s’exclame Tweedbrook, toujours en pyjama et pas foutu d’ouvrir lui-même une enveloppe. Oglethorpe tente d’expliquer quelque chose mais son employeur le coupe, surexcité : « Par George ! (à l’époque le roi d’Angleterre est George VI, NDLR), ce doit être pour me convier à une autre des magnifiques fonctions sociales de sa Majesté ! Une nouvelle plume à mon chapeau ! Allez, Oglethorpe, que dit-il ? ». L’air grave, le domestique répond : « Cela dit, « Salutations, milord, vous êtes par la présente informé que vous devez vous présenter pour entrer au service militaire… ». Tweedbrook est incrédule : « Voyons, Oglethorpe, ce n’est pas le moment de plaisanter ! Vous ne lisez même pas la lettre ! ». Le serviteur répond qu’il n’en a pas besoin : Il a reçu la même lettre la veille et il la connait par cœur ! Le Lord et le domestique sont tous les deux appelés sous les drapeaux. Mais comme on peut s’y attendre ils ne vont pas réagir de la même manière…
Le jour suivant, les deux hommes sont en train de faire la queue au centre de l’armée et Lord Percival Chauncey Winford Tweedbrook III est toujours sous le choc. Il explique à son serviteur : « C’est très ennuyeux, Oglethorpe… Ceci va causer ma perte en société !! Maintenant je vais être obligé de refuser mon invitation à la Garden Party des Thistledown ! Comment pourrais-je leur faire face ? ». Bientôt, dans le bureau d’un gradé, Tweedbrook tente de plaider sa cause : « Sérieusement, mon vieux… Je ne vois pas ce que je pourrais apporter à l’armée… Je n’ai aucune expérience dans ce genre de choses, vous savez ! ». Quand il dit « mon vieux », Tweedbrook utilise l’expression typiquement anglaise « Old Chap », qu’on retrouvera un peu plus loin dans cet article… L’officier ne se laisse pas impressionner par la nonchalance de Lord Tweedbrook. Il rappelle que des millions d’hommes n’ont pas plus d’expérience que lui. S’il ne peut pas couper à l’armée, Tweedbrook essaie alors de convaincre son interlocuteur de lui donner un post « peu excitant », expliquant qu’il ne supporte pas les émotions fortes. En d’autres termes il réclame une « planque ». Mais l’autre reste ferme : « L’armée est très capable de juger de la valeur des hommes, mon garçon… Nous vous mettrons là où vous serez le plus utile ! ». Tweedbrook quitte le bureau et un autre officier entame la conversation avec celui qui vient de le recevoir : « Et le voilà
qui s’en va ! L’incarnation de la jeune noblesse ! Je parie qu’il n’a jamais travaillé un jour dans sa vie ! J’ai pitié de la branche de l’armée qui va le récolter ! ». Impassible, le premier gradé rétorque : « Vous oubliez, major… Lord Tweedbrook est un des meilleurs joueurs de polo d’Angleterre… Un vrai athlète ! Et les commandos ont besoin d’athlètes ! ». Le major en bégaie… Quoi ? On va le muter dans les commandos, la plus terrible bande de chats sauvages jamais assemblée ? Mais que va-t-il advenir de lui ? L’autre répond simplement « Nous verrons, major, nous verrons ! ». Est-ce que le recruteur est réellement incompétent ou bien, plutôt, est-ce qu’il vient d’assigner Tweedbrook aux commandos simplement parce que le Lord a tenté de se faire porter pâle ? Le doute existe…
Dehors, Tweedbrook retrouve son valet. Celui-ci lui explique que maintenant qu’ils seront tous les deux dans l’armée le noble n’aura plus besoin de ses services. Tweedbrook est dévasté : « Je ne sais pas comment je ferais sans vous, Oglethorpe, mon bon… Qui va me préparer mes bains ? Qui recevra mon courrier ? Qui m’aidera à m’habiller les matins ? Par George… Je sais ! Je vais user de mon influence pour m’assurer qu’on nous place dans la même section, de manière à ce que vous puissiez continuer de me servir ! ». Oglethorpe fait mine de se réjouir mais cligne de l’œil. Le domestique précise sa pensée : « J’attends avec impatience, Milord, le jour où nous serons réunis ensemble dans la même compagnie et où je pourrais m’occuper de vous… COMME IL CONVIENT ! ».
Quelques jours passent et, à la base des Commandos, le jeune Brooklyn observe un étrange spectacle : Tweedbrook arrive avec une voiture chargée d’affaires. Il demande à ce qu’on le guide jusqu’à ses quartiers et qu’on porte ses bagages. Brooklyn est incrédule : « On est où, là ? Un camp de commandos ou à une dégustation de thé ? ». Toutes les nouvelles recrues sont dirigées vers le capitaine Rip Carter, qui les reçoit pour les évaluer. On lui annonce bientôt Lord Percival Chauncey Winford Tweedbrook III et Brooklyn, hilare, questionne : « Le troisième ? Qu’est-il arrivé aux deux premiers ? ». Carter reçoit donc le Lord anglais : « Alors vous êtes Tweedbrook, hein ? Bien, ils avaient forcément une raison pour vous envoyer ici… Vous devez avoir l’étoffe d’un commando ! Mais d’abord vous devez comprendre que vous allez sacrifier tout confort, tout luxe et tous les avantages auxquels vous étiez habitué… ». Tweedbrook est incrédule. Avant de quitter la pièce Carter enfonce le clou : « Une autre chose… C’est une guerre menée par le peuple… Elle est livrée par des cireurs de chaussure, des conseillers financiers ou des vendeurs de godasses… et, oui, même des lords ! Alors vous pouvez oublier votre titre ! Coopérez avec le reste des hommes ! ». Tweedbrook est médusé…
Mais ca ne va pas empêcher l’anglais d’essayer de conserver ses habitudes. Par exemple il est aux anges quand il découvre la réserve aux uniformes et qu’un des enfants lui donne une tenue. Mais il comprend mal : « Quel ingénieux système de valet ! Vous nous distribuez nos vêtements tous les matins je présume ! ». L’autre l’envoie paître. Plus loin Brooklyn donne des chaussures à Percival. Mais ça ne convient pas au noble, trop précieux dans ses habitudes. Il préférerait des chaussures de marque. Là aussi, on ne daigne pas répondre à sa demande.
Mais le pire arrive quand Tweedbrook tente d’enfiler sa tenue dans le vestiaire… et qu’il découvre que ce n’est pas du sur mesure ! Horrifié, il s’exclame qu’il doit absolument entrer en contact avec son tailleur… déclenchant les moqueries des autres soldats. On voit bientôt Tweedbrook se préparer pour l’inspection, portant des vêtements pas arrangés. Pire, il porte de manière totalement fantaisiste un fusil sur son épaule. Il est clair qu’il est totalement incompétent (mais ça, on l’avait largement anticipé).
Mais une bonne surprise attend Tweedbrook quand il se glisse dans les rangs ! La voix de son ancien domestique ! Le sergent qui les inspecte… n’est autre que ce bon vieux Oglethorpe ! Tweedbrook est fou de joie et se précipite vers lui. Oglethorpe l’accueille de façon étrange : « B-I-E-N ! Si ce n’est pas sa seigneurie ! Vous avez des problèmes avec votre garde-robe, Milord ? ». Désespéré, Percival s’exclame : « Oh, Oglethorpe ! Je suis si content que vous soyez là ! C’est si ennuyeux, vous savez… Essayer d’arranger ces vêtements dépareillés… Pourriez-vous me donner un coup de main, Old Chap ! ». Le sergent fait d’abord mine de l’aider à fermer son col. Puis à faire ses lacets. Pendant ce temps Percival s’étonne : « Mais dites moi mon bon. Comment êtes vous devenu sergent ? ». L’autre explique qu’il était un vétéran de la première guerre mondiale. Tweedbrook répond : « Vraiment ? Comme c’est démocratique ! ». En gros Percival en est encore à s’étonner qu’un homme du peuple (et plus encore son serviteur) puisse monter les échelons. Finalement Tweedbrook demande à Oglethorpe de lui remonter le pantalon, lui présentant son dos. Le sergent n’attendait que ça… Pour sévèrement lui botte les fesses. Tweedbrook vole dans le décor, se retrouvant la tête la première dans une poubelle. Le sergent Oglethorpe change alors totalement de ton : « Maintenant fais gaffe, espèce d’idiot ! Tu es dans l’armée maintenant et tu vas t’habiller toi-même ! Ou tu seras de corvée jusqu’à ce que les mains t’en tombe ! ». Visiblement Oglethorpe n’attendait que ça : Une occasion de supprimer les différentes classes et de se venger du bon à rien qui l’a humilié ces dernières années. Mais le message a du mal à passer. Percival se demande « Mais qu’est ce qui arrive à Oglethorpe ? J’ai l’impression que l’armée lui monte à la tête ! ». Le Lord se rue alors sur le livret militaire. Il y a forcément une règle qui interdit au sergent de lui parler de la sorte… Mais à son grand désespoir Percival s’aperçoit que non. Le sergent peut faire de lui ce qu’il veut. Aïe !
Bientôt le bataillon participe à des manœuvres. On annonce aux soldats qu’ils vont s’entraîner à creuser des trous pour se protéger sous les tirs ennemis. Commence alors une reconstitution, avec des tirs d’obus. Mais le soldat Tweedbrook a compris les ordres à sa manière. Au lieu de creuser, lui se contente d’étendre délicatement un mouchoir sur le sol pour ne pas salir son uniforme et de s’asseoir tranquillement dessus. Rip Carter se retourne… Et aperçoit la scène incongrue. Il conseille alors au sergent Oglethorpe d’expliquer le problème au trouffion. Autour de Percival, les Boy Commandos sont indignés. André Chavard s’écrie « Parbleu ! Quelle façon de combattre pendant une guerre ! ». Alfie a beau être un compatriote, il n’est pas compatissant : « Je me demande s’il est capable de comprendre qu’il a tort et que nous avons raison ! ». Percival, inquiet, demande : « Dîtes, chaps, quelque chose ne va pas ? ».
A nouveau Oglethorpe donne l’impression de copiner avec Tweedbrook : « Oh mon dieu… Sa seigneurie est toute salie ! Est-ce que Milord voudrait que je lui fasse couler un bain ? ». Percival ne doute pas un instant les bonnes manières d’Oglethorpe: « Ce serait sympathique, mais ne pensez-vous pas qu’il est un peu tôt dans l’après-midi ? ». L’ex domestique semble protester : « Mais, Milord, toute cette poussière ! ». Une fois encore Percival se laisse avoir et tourne le dos en demandant à son majordome si l’eau sera à la bonne température… Le sergent lui explique alors qu’il suffit qu’il le vérifie lui-même… Et le pousse dans une mare de boue ! Et il ordonne que Tweedbrook saute 25 fois dans la mare, de manière à ce qu’il se souvienne de ce qu’il doit faire, la prochaine fois qu’il se retrouvera sur un champ de bataille.
Le jour d’après, Brooklyn vient expliquer à Percival qu’il « prépare quelque chose » (en argot américain « Something hot cookin », qui peut se comprendre aussi par « faire cuire quelque chose ») et demande si « quelqu’un en veut ». La tournure est ambiguë et Tweedbrook croit comprendre qu’il s’agit de se nourrir. Convaincu qu’il s’agit de mieux manger que d’habitude, il accepte et va jusqu’à l’endroit indiqué. Mais les Boy Commandos lui sautent dessus et lui donne un balai, avant de le forcer à éplucher des patates. Percival fait mine de refuser mais le sergent Oglethorpe arrive et fait mine de gronder. Terrifié, Tweedbrook est donc obligé de s’acquitter de ces taches… Tout en se promettant à l’avenir de mieux étudier l’argot des américains.
La même nuit, Percival décide d’écrire une lettre de dénonciation au général. D’après lui, Oglethorpe ne peut pas être si méchant sans raison. Il explique donc dans son message que le sergent est forcément un espion infiltré qui fait tout pour démoraliser les troupes : « Nos tâches sont inhumaines, impossibles… Je pense que son objectif est de malmener nos muscles jusqu’au point où nous serons rendus immobiles… ». Mais Brooklyn lit par dessus son épaule et s’en mêle, essayant de lui faire comprendre qu’il a tort. Mais il y a un vrai fossé culturel entre le petit américain et le noble anglais. Ce dernier se vexe: « Tu dois être un sergent toi aussi, sinon tu ne persisterais pas à me pourchasser ainsi ! ». Finalement Brooklyn s’énerve, explique qu’il essayait seulement de lui faire comprendre certaine choses pour qu’il trouve mieux sa place parmi les commandos : « C’est une chose d’être né Lord, mais il faut des tripes et un cœur de combattant pour devenir un commando ! Et les garçons de l’Est de Londres semblent s’en tirer ! ». L’Est de Londres étant généralement un quartier populaire, c’est une manière de dire que les anglais des basses classes (comme sans doute Alfie et Oglethorpe) ont l’étoffe des héros. Et que par conséquent Percival, venu d’un autre milieu, ne fait pas l’affaire… Brooklyn s’en va, furieux, laissant Percival passablement surpris.
Mais il semble que les mots du petit garçon ont eu de l’effet. Dans les semaines qui suivent, l’homme fait subitement preuve d’une bien meilleure volonté. Bientôt Percival se montre assidu lors des cours de Jiu-jitsu et arrive même à battre tous les autres. Puis il s’entraine et devient excellent tireur. Tweedbrook se montre également capable de marcher pendant des kilomètres dans la boue, sous la pluie, sans se plaindre. Bientôt Percival est plus déterminé, plus musclé aussi (au point qu’on a du mal à reconnaître le personnage, soudainement représenté de manière différente). Une autre chose change aussi : le comportement d’Oglethorpe, qui cesse de se montrer tyrannique. Car il ne s’agit plus de se venger du Lord. Ce dernier encaisse désormais sans broncher. Percival a gagné le respect du sergent. L’épisode se termine alors que les commandos embarquent dans une barge, pour aller au combat. Dans la foule le sergent Oglethorpe aperçoit de loin son ancien patron et lui fait un signe avec le pouce. Percival lui rend son signe. Désormais ils font preuve d’un respect mutuel, d’une vraie camaraderie. Il n’y a plus de lutte des classes. Ce sont devenu de vrais frères d’armes.
Les Boy Commandos observent l’échange de signes de loin et Brooklyn conclue : « Quelque chose me dit qu’on est dans le camp des vainqueurs ! Avec des gars comme ça on ne peut pas perdre ! ». Comme on l’a dit il s’agit clairement d’un récit motivationnel, où les auteurs cherchent à montrer qu’avec de la volonté, chacun peut trouver sa place dans l’effort de guerre. Les petits garçons aussi bien que les Lord anglais façon « fin de race ». Et comme Percival est devenu un « vrai » soldat et qu’il n’a plus besoin de progresser, le reste de sa vie ne présente plus d’intérêt du point de vue des comics. On ne le reverra donc pas. Encore que d’une certaine manière c’est ici que l’histoire commence pour de bon… Car ce n’était pourtant ni première ni la dernière fois qu’on entendait parler de Percival…
Comme on l’a déjà évoqué, alors qu’ils travaillaient sur Captain America Comics, Joe Simon et Jack Kirby avaient créés les Sentinels of Liberty. Si on regarde bien, on voit une première fois les enfants rencontrer Bucky dans Captain America Comics #3, bien qu’ils n’aient pas encore de nom précis (à part un garçon nommé Sandy). Très vite, ils deviendraient une sorte de club de jeunes fans de Captain America, dont Bucky (l’auxiliaire de Cap) était fort logiquement le président. Mais l’identité des membres restait encore indistincte. Dans Captain America
Comics #4, Stan Lee écrit ainsi une nouvelle sur les Sentinels où les seuls membres nommés en dehors de Bucky sont « Joey » et « Larry ». La composition du groupe ne se formalisera qu’à partir du Captain America Comics #5, quand Simon et Kirby dessine des personnages qui deviendront reconnaissables et réutilisables par la suite. Encore que le membre des Sentinels le mieux identifié, montré comme étant le meilleur ami de Bucky, est un certain Bob Shmidt dont on ne reparlera pas par la suite. Rapidement Timely/Marvel avait décidé de transformer les Sentinels afin de leur donner leur propre série. Ils avaient donc été rebaptisés les Young Allies. Mais le titre était au début écrit par Otto Binder (sans doute sous la supervision de Joe Simon).
C’est à partir de là que les membres des Sentinels/Young Allies commencèrent à prendre du corps, qu’on les détailla mieux individuellement. L’un d’eux, surnommé « Knuckles » sera identifié comme étant nommé Percival Aloysius O’Toole. En tout cas dans la version historique. Dans la continuité moderne de Marvel, ce nom a été réinventé comme étant « Patrick » (l’idée étant que les comics originaux des Young Allies racontent des histoires de propagande, déformées par les auteurs de l’époque). Là pour le coup il s’agissait d’un contre-emploi. « Knuckles » était issu des basses classes (en un sens c’est plus un prototype du Brooklyn des Boy Commandos), son prénom de Percival était donc incongru. Un peu comme un mendiant qu’on baptiserait Gonzague. Il y avait bien un jeune garçon riche dans les Sentinels of Liberty/Young Allies: Jefferson Worthing Sandervilt, parfois présenté comme un « Boy Inventor ». C’était l’intellectuel de la bande. En arrivant chez DC, Simon et Kirby avaient dupliqué le personnage au moment de créer un autre groupe de jeunes, la Newsboy Legion, en y insérant « Big Words », qui était le lettré de la bande. En fait toutes ces ressemblances structurelles d’une série à l’autre s’expliquent parce que Jack Kirby a plusieurs fois confirmé dans des interviews que ses différents gangs de gosses étaient basés sur ses propres amis d’enfance. En tout cas à un certain niveau. Les compagnons de jeunesse de Kirby n’étaient pas des français comme André Chavard ou des hollandais comme Jan. Mais les différentes mentalités reproduisaient ce que Kirby avait connu quelques années plus tôt. Les Sentinels of Liberty, Young Allies, Boy Commandos et Newsboy Legion étaient basés sur un prototype qui avait existé dans la réalité. Mais est-ce que Kirby avait connu, dans son enfance, quelqu’un qui avait pu lui inspirer d’une façon ou d’une autre le personnage de Percival Tweedbrook ? La question mérite d’être posée. Car on en n’avait pas terminé avec cet archétype dans l’œuvre de Kirby…
On retrouverait à nouveau le prénom de Percival dans la série Boy Commandos. En 1947, la guerre était terminée et les aventures des héros s’orientèrent donc vers quelque chose de souvent plus fantastique ou merveilleux. Pour des raisons commerciales, il était impossible de rebaptiser la série et l’équipe, qui restèrent donc nommées “Boy Commandos”. Les jeunes restaient sous les drapeaux, toujours sous la houlette de Rip Carter mais étaient devenus une sorte d’unité d’élite. Par contre, les hostilités étant terminées, la présence de jeunes non-américains ne se justifiait plus dans le groupe. Jan retourna dans son pays. Puis l’anglais Alfie fut remplacé par un jeune américain portant un chapeau de cow-boy, Tex. André Chavard dura plus de temps, restant le seul membre né en dehors des USA. Mais, dans Boy Commandos #23 (septembre 1947), André est blessé dans un incendie. On le remplace alors par un nouveau membre plus versatile : Percival Clearweather, un “boy detective de luxe”, sorte de version miniature de Sherlock Holmes. La nationalité de « Percy » n’est pas clairement établie mais son vocabulaire semble anglais (il utilise l’expression très caractéristique « Old chap » pour dire « mon pote », expression que Lord Tweedbrook employait lui aussi copieusement). Et à l’évidence il vient d’une famille riche. Ce remplacement ne dure qu’un épisode (André étant vite remis sur pied) mais en conclusion les auteurs demandent aux lecteurs s’ils aimeraient revoir Percival par la suite. Grand Comics Database (Comics.org) attribue l’écriture de Boy Commandos #23 à Jack Kirby. “Percy” Clearweather ne correspond à un personnage d’anglais “délicat” semblable à Lord Percival Chauncey Winford Tweedbrook III. Mais on notera que l’auteur utilise à nouveau le prénom pour un personnage intello, peu physique. Simple homonymie ? Oui et nom, car Kirby et les autres auteurs de la série n’en ont pas terminé…
Dans Boy Commandos #30 (visiblement pas produit par Kirby), c’est un lifting un peu plus extrême qui est testé. Brooklyn, André et Tex décident qu’ils n’ont pas pris des vacances depuis des lustres. Ils proposent que Rip les laisse partir quelques temps s’ils se trouvent des remplaçants. Le petit indien Oklahoma, l’acrobate Bronx et le « garçon inventeur » tout simplement nommé… Marconi Einstein Edison.
Aucun Percival en vue mais Marconi Einstein Edison tient clairement le rôle de l’intello à lunettes (en un sens beaucoup plus proche du Jefferson Worthing Sandervilt des Young Allies ou du Big Words de la Newsboy Legion), capable de toutes les inventions. Là où il rejoint Tweedbrook, c’est qu’il a une aversion pour tout effort physique : « Ugh… des trucs de muscle ! Quelle horreur : Et j’ai rejoint cette bande pour un travail cérébral ! ». Ces remplaçants ne restent qu’un épisode (les vrais Boy Commandos, apprenant que les autres s’en tirent bien, reviennent en urgence de peur d’être éclipsés par les petits nouveaux). Visiblement la question de renouveler le titre dans l’après-guerre continuait de se poser.
Dans Boy Commandos #35 on procéda donc à des « réglages » assez spectaculaires : Dans la première histoire Brooklyn est défiguré et hospitalisé. Les médecins lui refont le visage et le rendent beau (alors qu’il avait un faciès assez caricatural auparavant), on en profite pour lui faire écouter des cours de diction de manière à perdre son accent new-yorkais trop prononcé. Pour parfaire le relookage, Brooklyn décide de ne plus porter de chapeau-melon. Désormais ce sera une sorte de canotier. Dans la seconde histoire, c’est André qui est escamoté : Comme Jan quelques années plus tôt, il est rappelé auprès de ses proches (en France). Il doit donc cesser d’être un Commando. Mais alors que ses amis l’accompagnent jusqu’à son bateau, ils tombent par hasard sur Percival Clearweather. Un « Percy » assez changé car non seulement il n’a plus un accent anglais si marqué (en fait à partir de ce moment il semble américain) mais il n’est plus présenté comme un Sherlock Holmes en culottes courtes. Désormais c’est plutôt un inventeur de gadgets délirants. Il est clair que le Percival Clearweather de Boy Commandos #35 est une sorte de fusion entre celui apparu dans BC #23 et certains traits de Marconi Einstein Edison… Mais tout ça n’est pas l’œuvre de Jack Kirby. Ce dernier a créé le Percy Clearweather originel (sans doute anglais) mais n’est absolument pas associé au relookage des Boy Commandos (qui ne sauvera d’ailleurs pas la série). Au final Clearweather ne sera officiellement un membre des Commandos que pendant deux épisodes.
SI l’évolution de Percy Clearweather nous a entraîné un peu loin de la production « King » mais Kirby garde visiblement bien en tête son archétype d’aristocrate anglais prénommé Percival. Il va lui retrouver encore une autre carrière… Ou même plusieurs ! Au début des années 60, Kirby est retourné chez Marvel depuis quelques années déjà. Il illustre, entre autres choses, la série Sgt. Fury and his Howling Commandos, qui se déroule pendant la seconde guerre mondiale. Les Howling Commandos sont une unité de soldats gouailleurs, dirigés par l’irascible Nick Fury (futur agent du SHIELD). Officiellement c’est Stan Lee qui scénarise. Mais on va voir, à travers divers signes, que là aussi ce sont les marottes de Kirby qui animent le titre. A nouveau on va rencontrer un Percival sorti du moule de Kirby. Mais dans un registre d’abord assez peu sympathique. Dans Sgt. Fury and his Howling Commandos #4 (Novembre 1963), les Howling Commandos sont sur la piste d’un traitre britannique, Sir Percival Hawley (le frère de Pamela Hawley, qui devient vite la petite amie de Nick Fury. Ce Percival là, surnommé Lord Ha-Ha, a pris le parti des nazis et tente de retourner les anglais contre les alliés en animant des émissions de propagande à la radio. Hawley ressemble à une version maléfique du Percival Chauncey Winford Tweedbrook III de Boy Commandos #2 (sans parler du voisinage des noms Percival Chauncey/Percival Hawley…). Finalement, dans le feu de l’action, Percival Hawley est tué par des nazis qui ne l’ont pas reconnu. Mais dans la même mission un des Howling Commandos, Junior Juniper, trouve la mort. Il sera remplacé à partir de Sgt. Fury and his Howling Commandos #8 par un soldat anglais nommé… Percival « Pinky » Pinkerton !
Et là on retombe vers un personnage vraiment très similaire à Percival Chauncey Winford Tweedbrook III. Percival Pinkerton a le côté totalement décalé, presque folklorique, de Tweedbrook. Il porte un béret à pompon et ne se sépare jamais de son parapluie. Il fait preuve sans cesse de certaines bonnes manières qui montrent qu’il ne vient très certainement pas du même milieu que le reste des Howling Commandos… qui ne manquent pas de se moquer de la nouvelle recrue dès son arrivée. Mais Pinkerton ressemble surtout au Tweedbrook tel qu’on le voit à la fin de Boy Commandos #2 (c’est à dire que malgré son attitude maniérée il se révèle vite être un soldat expérimenté et efficace). On pourrait presque croire que c’est le même personnage. En tout cas à la base. Car Kirby ne restera pas sur la série et, par la suite, Stan Lee apportera d’autres caractéristiques à Pinkerton. Par exemple dans Sgt. Fury and his Howling Commandos #23 (octobre 1965), Lee établi que les Pinkerton sont une famille de soldats (ce qui n’est pas, à l’évidence, le cas des Tweedbrook avant Boy Commandos #2). Des années plus tard Stan Lee révèlera aussi que, dans son esprit, Percival Pinkerton a toujours été un homosexuel, même si cela n’a jamais été formalisé dans les histoires de l’époque (d’ailleurs dans un ou deux numéros plus tardifs, Pinkerton apparaît plutôt être un dragueur hétérosexuel convaincu, mais on pourra toujours imaginer qu’il faisait semblant pour mieux cohabiter avec ses frères d’armes). Difficile de savoir formellement si, dans l’esprit de Kirby, l’idée était la même puisqu’il n’est plus là pour le dire. Mais “Pink” ou “Pinky” était effectivement une tournure argotique pour évoquer les gays, y compris pendant la seconde guerre mondiale où le régime nazi avait instauré un triangle rose pour identifier les gays (tout comme l’étoile jaune désignait les juifs). En surnommant leur camarade Pinky, les Howling Commandos pouvaient véritablement faire référence à ses orientations plus qu’à un diminutif de son nom de famille. Mais au delà de ces considérations, ce qui est certain c’est que les deux Perceval (Tweedbrook et Pinkerton) se ressemblent énormément. Et pour cause…
Dans le livre “Jack Kirby, Stan Lee, and the American Comic Book Revolution”, de Ronin Ro, le dessinateur John Severin, collaborateur fréquent de Jack Kirby et de Stan Lee entérine la ressemblance entre les Boy Commandos et les Howling Commandos. Il fait état d’un maillon manquant entre les deux unités: Severin raconte que vers la fin des années 50 Kirby l’aurait approché pour lancer avec lui un nouveau strip de presse, dont le contexte aurait été la seconde guerre mondiale. Kirby aurait décrit le concept ainsi : Un sergent dur-à-cuire, fumant le cigare et flanqué d’une équipe de GI hauts en couleurs : “une version adulte des Boy Commandos”. Ce projet de strip ne se concrétisera pas. Mais il est évident que le sergent fumant le cigare envisagé par Kirby à la fin des années 50 est un prototype proche du Sgt. Fury que Kirby lancera quelques années plus tard chez Marvel. Équipé de cette information (qui établi que l’auteur avait en toute conscience décidé de transposer les Boy Commandos à l’âge adulte), il n’est pas très difficile de décoder l’ADN des Howling Commandos. Par exemple, chez les Boy Commandos, Brooklyn se distinguait par le port d’un chapeau melon (en tout cas jusqu’à ce que des auteurs de la période post-Kirby le modifient). Chez Marvel, le bras droit de Nick Fury, Dum Dum Dugan, ne manque pas de porter… un chapeau melon. Tous les Howling Commandos ne sont pas systématiquement des sosies des Boy Commandos. Loin s’en faut. Mais entre la proposition faîte à Severin et les ressemblances entre Brooklyn et Dum Dum, il semble impossible de douter de la connexion entre le Percival Chauncey Winford Tweedbrook III de DC et le Percival « Pinky » Pinkerton de Marvel…
Le prénom Percival (version anglophone de notre Perceval) n’est pas spécialement courant, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais en quelques décennies Kirby aura été associé plus ou moins directement à la création d’une demi-douzaine de Percival (sans compter d’occasionnelles allusions aux Chevaliers de la Table Ronde et au Perceval légendaire). Mis à part le Percival Aloysius O’Toole des Young Allies (pour lequel on n’est pas totalement sur du degré d’implication de Kirby) qui joue le contre-emploi (l’utilisation d’un prénom “sophistiqué” pour un garçon rustre), les autres renvoient à une même catégorie de personnages, à un même cliché d’anglais maniéré. Peut-être Kirby était-il inspiré par une de ses lectures ou bien avait-il été marqué par un “vrai” Percival dont il aurait croisé le chemin ? Ce qui est certain c’est que cette “dynastie des Percival” permet d’identifier un processus évolutif, un fil rouge, allant des Sentinels of Libery en passant par les Boy Commandos pour finalement déboucher sur les Howling Commandos. Percival Chauncey Winford Tweedbrook III ne sera apparu en tout et pour tout que dans Boy Commandos #2 mais son “jumeau”, Percy Pinkerton, aura prolongé sa trace sur des dizaines d’épisodes, pendant des années, devenant même plus tard un membre du S.H.I.E.L.D. (et de ce fait un personnage, quand bien même secondaire, de l’univers Marvel contemporain). C’est un exemple typique de la manière dont une idée peut faire son apparition dans la “Kirbysphère” et revenir plusieurs fois jusqu’au moment où elle fini par s’imposer.
[Xavier Fournier]
« Officiellement c’est Stan Lee qui scénarise. Mais on va voir, à travers divers signes, que là aussi ce sont les marottes de Kirby qui animent le titre » : la demonstration est parfaite !