[FRENCH] Dans les années 50, Captain America est sur tous les fronts. Il part faire des missions en Corée, chasse les saboteurs soviétiques ou encore traque les espions asiatiques. En plein période de maccarthysme, le héros devient involontairement un résumé de la paranoïa des USA à cette époque. L’ennemi, c’est l’autre, à plus forte raison s’il pense de manière différente ou qu’il a un aspect différent. Et quand « l’autre » cumule ces deux handicaps, comme dans « The Man with No Face », alors cela devient une véritable soirée de fête pour un Captain America donneur de leçons qui n’hésite pas à mentir aux innocents pour le bien du système…
Mercredi prochain, Marvel publiera un numéro spécial consacré au Captain America des années 50 (écrit et dessiné par Howard Chaykin). Soit la première aventure solo de cette version du personnage depuis 54 ans. Pour accompagner cette sortie, je me suis dis qu’il était grand temps de vous parler du passé chargé de ce Captain America-là. Entendons nous bien : A l’ origine, il n’y avait pas plusieurs versions de Captain America. Pour le Marvel de ces années-là, il n’y en avait qu’une seule, à savoir Steve Rogers, le trouffion devenu professeur entre 1941 et 1954. Et puis dans les années 60, quand il a fallu ramener le héros, le scénariste/éditeur-en-chef Stan Lee a préféré le limiter à son heure de gloire… C’est à dire décréter que Steve Rogers n’avait été actif qu’entre 1941 et 1945, à un moment à peu près synchrone avec les morts d’Adolf Hitler et du président Franklin Roosevelt. Et la période 1945-1954 ? Oubliée, zappée, passée à la trappe. Il faudrait des années avant que d’autres scénaristes (principalement Roy Thomas et Steve Englehart) arrivent à combler ces années perdues en donnant au premier Cap quelques successeurs qui l’auraient remplacé jusqu’en 1954. Et au bout du compte ces ajouts successifs furent sans doute un plus pour Steve Rogers puisqu’ils permirent de le dédouaner de quelques épisodes publiés dans les fifties où le personnage s’était radicalisé. En 1954 on est donc désormais tenu de souligner que le Cap en action était le quatrième homme à porter le costume et le bouclier… Dire que c’était un autre Captain America (qui se faisait appeler Steve Rogers parce qu’il était tout simplement fan du premier), plus extrême, expliquait finalement cette curieuse saute d’humeur. Pour preuve le comportement de Cap dans cet épisode paru en 1954…
L’histoire qui nous intéresse aujourd’hui commence de nuit, sur le toit d’un immeuble de Chinatown. Un personnage aux traits asiatiques caricaturaux se tient là, avec une hachette à la main. Mais Captain America et Bucky veillent au grain ! Ils s’élancent sur le toit et ont tôt fait de désarmer l’homme. Aussitôt, ils sont félicités par l’officier de policer local qui, Chinatown obligé, s’appelle Wing (comme un bon tiers des personnages asiatiques des comics 40/50). L’officier Wing félicite Cap et son jeune auxiliaire : une fois que les deux héros masqués ont arrêté le chef de la bande, les autres (apparemment cachés dans l’immeuble) se sont rendus sans résister. Bon, maintenant, si vous avez compris précisément de quoi l’homme à la hachette est accusé, vous êtes plus fort que moi. A part faire mine de donner un coup défensif parce que les deux héros lui sautaient dessus, l’homme n’a rien fait de spécial. Et s’il était monté là pour réparer un élément du toit ? Enfin non, j’exagère le trait. Et dans l’argot américain, un « Hatchet Man » (« Homme à la Hachette ») désigne un assassin chinois. Mais de là à dire qu’il suffit d’être d’avoir une hache en main pour être assimilé à un tueur de la mafia chinoise… Il est certain que le gang a du avoir d’autres activités plus dangereuses que ça. Mais quoi ? On ne nous le dira pas ? En définitive Captain America et Bucky sont félicités par la police pour l’arrêt d’un dangereux terroriste qui détenait… une hache pas plus grande que celles qu’on trouve dans de nombreux établis. Déjà, ce petit bout de scène (dessiné par un John Romita Senior alors lancé dans la première phase de sa carrière) résume bien la mentalité du moment : ce n’est pas la peine de perdre du temps à expliquer un motif ou même un crime. Un individu asiatique, avec une arme qui pourrait être qualifié de simple matériel de bricolage, est emmené sans autre forme de justification. Il n’y en a pas besoin. C’est forcément qu’il travaillait pour les « autres », à savoir les ennemis du système…
Mais cependant Captain America est le premier qu’il n’a pas souvent l’occasion de venir à Chinatown puisque, comme il l’explique à l’officier Wing : « Your people are a pretty law-abiding group… ». Ce qui se veut finalement assez positif pour la communauté de Chinatown mais la traduction démontre le coté condescendent. La phrase peut se comprendre aussi bien comme étant « VOS GENS forment un groupe respectant la loi » ou « VOTRE PEUPLE forme un groupe respectant la loi ». Même si la première interprétation est un peu moins pire, dans les deux possibilités on comprendra que le Cap des années 50 parle de Chinatown comme si c’était une communauté extérieure à l’Amérique (sans doute blanche et protestante) qu’il est habitué à défendre. Mais malgré ces « encouragements » de la part de Cap, l’officier Wing est attristé. Les deux super-héros discutent alors avec lui et le policier leur confie que la communauté de Chinatown est rackettée par les communistes chinois. Cap et Bucky sont horrifiés. Cette partie de la ville donnerait ses économies à la Chine ? Pourquoi ? Comment ? Wing ne tarde pas à leur parler d’un terrible assassin, lui aussi qualifié de « Hatchet Man » qui s’appelle The Man With No Face. Là aussi le terme peut se traduire de deux manières. Soit vous optez pour « L’Homme Sans Visage » (pour lui donner une connotation digne d’un film de Georges Franju) soit vous traduisez littéralement par « L’Homme Sans Face ». Les deux versions conviennent aussi bien pour un assassin qui cache sa tête dans la pénombre d’un large chapeau et qui – en tout cas du point de vue américain – n’a pas de face puisque c’est un traître lâche à la solde du régime chinois. The Man With No Face a débarqué aux USA et menace toutes les familles chinoises de faire abattre les membres de leurs proches restés en Chine si elles ne donnent pas leurs économies. Même Wing est racketté : il a là-bas un frère jumeau qu’il a perdu de vue mais que The Man With No Face n’a pas hésité à menacer également.
Là, un nouveau temps mort s’impose : comment tout Chinatown pourrait être rackettée ? Il faudrait pour cela que les habitants du quartier soient tous des émigrés de la première ou deuxième génération. On comprendra néanmoins en partie le scénariste pour des raisons historiques : même si des chinois vinrent s’installer aux USA et formèrent des communautés caractéristiques à compter du 19ème siècle, les lois américaines autorisèrent pendant des décennies comme seuls candidates à la naturalisation les ressortissants européens ou de descendance africaine. Si vous étiez chinois (entre autres), vous n’aviez pas le droit d’être naturalisé et ce jusqu’en 1943 (sans doute au moment où les pouvoirs publics se dirent qu’il y avait besoin de bras pour l’armée). Donc techniquement, en 1954 l’auteur (sans doute Stan Lee mais ce n’est pas formellement établi) n’a pas tort de penser que les habitants de Chinatown qui ont la nationalité américaine ne l’ont pas depuis longtemps. Mais on parle certaines familles étaient établies là depuis un bon siècle et n’avaient plus de lien familial avec la Chine depuis belle lurette. Là aussi la logique de l’histoire a tendance à assimiler tous les gens de Chinatown (cette communauté dont on parle à la troisième personne en disant « your people ») a des émigrés nouvellement arrivés et n’ayant pas participé à la construction des USA depuis des générations.
Quoi qu’il en soit, comme on pouvait s’y attendre, Captain America et Bucky rassurent Wing en promettant de s’occuper de ce « Hatchet Man travaillant pour les rouges ». Ils décident alors de suivre de loin la patrouille de Wing dans les rues de Chinatown. Les deux héros, montés sur les toits, observent le policier chinois. Et l’idée est bonne puisque rapidement Wing est appelé à l’aide pour ce qui ressemble à un hold-up. En fait il s’agit d’un piège. Un homme caché par un épais imperméable et un grand chapeau (d’ailleurs ce n’est pas sans évoquer Death-Stalker, ennemi juré de Daredevil dans les années 70) a attiré Wing dans un traquenard. Le policier se retrouve encerclé par des hommes de main. Et l’homme mystérieux est bien sûr The Man With No Face, qui ne manque pas d’avoir une hache à la main, puisqu’il faut absolument illustrer le cliché qu’on reconnait les mafieux asiatiques à leur hache. The Man With No Face explique que Wing est l’une des figures les plus populaires de Chinatown. S’il se converti au communisme, une partie de la population le suivra. Et Wing doit absolument se convertir, sinon The Man With No Face tuera le fameux frère jumeau resté en Chine… Mais Wing ne fléchit pas : « Je ne fais jamais de marché avec ces putois de rouges… ».
La situation pourrait alors se corser mais Captain America et Bucky font irruption, tombant sur le gang de The Man With No Face. Leur arrivée change la situation. Wing leur crie que lui et ses hommes peuvent s’occuper du menu fretin mais que Cap & Bucky feraient mieux de poursuivre The Man With No Face qui s’enfuit par l’arrière de la pièce. Et poursuivre des communistes, Cap n’a pas besoin de se le faire dire deux fois… Une poursuite s’engage sur les toits mais le héros arrive à rattraper l’espion chinois. Ce dernier menace. Il ne se laissera pas prendre vivant. Il préférerait se jeter dans le vide plutôt qu’être capturé ! Captain America tente de le raisonner. Quel objectif atteindrait-il en étant mort ? Simple, répond l’espion en se démasquant : s’il meurt, ce sera la meilleure punition pour l’officier Wing. Car le frère jumeau de Wing c’est… lui, The Man With No Face ! Le fanatique saute du toit en espérant que ce souvenir hantera son frère jusqu’à la fin de ses jours. Et Captain America d’épiloguer : « Ainsi il était prêt à tuer son propre frère pour sa cause ! Encore un exemple du raisonnement aussi tordu que brutal des Rouges, dans lequel on veut tourner le frère contre le frère… ». Bien sûr, Captain America oublie un peu vite que quelques minutes plus tôt, mis devant le choix de faire un marché pour sauver la vie de son frère, l’Officier Wing avait refusé sans ciller, préférant risquer la vie de son jumeau plutôt que de remettre en cause son idéologie. A deux moments de l’histoire, chacun des deux frères a fait passer la vie de l’autre après le régime politique qui était le sien. Mais comme The Man With No Face est le méchant, c’est visiblement forcément pire dans son cas.
Reste à annoncer la douloureuse nouvelle à Wing ? Et bien non. Car c’est l’officier de police lui-même qui vient leur annoncer que la chute de The Man With No Face a détruit son visage (un destin presque poétique quand on voit le surnom qu’il s’était choisi). On ne saura jamais de qui il s’agissait, conclut Wing pensif. Il pense en effet à son frère. Pour lui The Man With No Face était le seul à savoir où il se trouvait. Mais, tout sourire, Captain America assène alors le mot de la fin : « A partir de maintenant la vie de ton frère ne sera plus en danger. Tu as ma parole ! ». Techniquement ce n’est bien sûr pas un mensonge. Le jumeau de Wing étant mort, il ne risque pas grand-chose de plus. Mais c’est bel et bien berner Wing en toute connaissance de cause. Et Wing, avec un sourire non moins éclatant, conclut que la parole de Captain America est tout ce qui lui suffit. Une fin énorme puisqu’en gros Cap trompe Wing en jouant sur les mots et abuse ainsi de sa confiance. Mais sans doute que pleurer sur la mort d’un communiste ne serait pas de bon ton. On est en pleine époque « un bon Rouge est un Rouge mort ». Et ce Captain America-là, clairement, n’est pas très porté sur l’introspection. Il lui parait dont tout à fait moral de mentir, puisqu’en définitive on parle d’un ennemi idéologique. Et puis ce n’est pas non plus comme si on estimait que Wing était en mesure de choisir. Le blanc Captain America détermine pour lui ce qu’il est bon de savoir ou pas et le mensonge est bon, tant qu’il sert à convaincre le quidam de la supériorité du modèle américain comparé à ses ennemis idéologiques. Le Steve Rogers des années 40 (et donc celui qu’on connait le plus puisqu’il a ensuite refait surface au sein des Vengeurs) serait sans doute parti du principe que le bon droit n’a pas peur de la vérité. Ou inversement que toute idéologie ayant peur de la vérité est faussée. Rétrospectivement, Marvel a bien fait d’expurger cette période de la série pour en tirer un personnage totalement différent. Même sans s’attarder sur les explications ultérieures qui tranchèrent ensuite entre le Captain America de 1941-1945 et celui de 1954, rien qu’en lisant le matériel d’origine on a déjà clairement l’impression que la personne qui porte le bouclier étoilé n’a philosophiquement pas grand chose à voir avec le héros des origines.
Avant de vous quitter une dernière remarque, à l’attention des lecteurs de comics en VO. Ce Man With No Face ne vous rappelle personne ? Non ? Vraiment ?
(Si vous êtes à jour sur la série en VO, cliquez sur « Show » ci-contre. Dans le cas contraire… Revenez cliquer ici dans quelques temps, cette page ne va pas s’en aller 😉 ) [spoiler]…Pas même le personnage très similaire (bien que sans hachette) qui apparait ces temps-ci dans la série Captain America, qui est supposé avoir affronté le Winter Soldier dans les années 50 et qui, à l’évidence, est également un chinois ayant servit le régime communiste ? Le personnage actuel ne serait-il pas une variation (officielle ou officieuse) du Man With No Face ?
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[Xavier Fournier]