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Oldies But Goodies: Captain Marvel Adventures #1 (1941)

100 ANS DE JACK KIRBY En 1940, alors qu’il produisait les premiers épisodes de Captain America, Jack Kirby accepta un boulot de commande pour un éditeur concurrent. Il allait travailler sur les aventures du premier Captain Marvel pour un numéro produit en un temps record… mais qui a sans doute laissé une empreinte durable sur la mythologie du « King ».

Par ordre d’arrivée, le justicier magique Captain Marvel (tout simplement « Shazam » de nos jours) fut sans doute – après Superman en 1938 et Batman en 1939 – le troisième grand super-héros de l’Histoire des comics. Et peu importe (désolé) que votre favori personnel soit Sub-Mariner ou les premières versions de Flash et de Green Lantern. On parle ici de l’impact que ces personnages eurent à l’époque. Dès son apparition, en février 1940, Captain Marvel, édité par Fawcett, s’imposa à un niveau de popularité et de ventes qui le plaçait clairement dans la jet-set des super-héros du moment, rejoint plus d’un an plus tard par Captain America et Wonder Woman. Et on pourrait même dire que Captain Marvel dépassait Batman pour s’imposer comme le principal concurrent de Superman dans le cœur des jeunes lecteurs. Sa particularité était d’être à l’image de ces lecteurs, justement : le jeune Billy Batson leur ressemblait, avait leur âge… Jusqu’au moment où il prononçait le mot magique Shazam. Alors, il se transformait en un colosse aux pouvoirs issus de la mythologie et de la religion, le surpuissant Captain Marvel. Cette réussite inattendue ne fut pas sans poser certains problèmes à Fawcett, que ce soit sur le court où le long terme. Cette percée ne manquerait pas d’irriter l’éditeur de Superman, DC Comics (alors nommé National Publications) et de donner lieu, dans les années suivantes, à une longue procédure opposant les deux éditeurs. Mais le souci immédiat, en 1940, était que Fawcett devait faire face à la demande, tout en ignorant si le nouveau super-héros ne serait pas rapidement passé de mode ou éclipsé par un autre personnage. Il fallait faire vite…

En octobre 1940, Fawcett avait donc décidé de monter en puissance et de développer son pôle comics en recrutant comme responsable éditorial le scénariste France Herron. Actif depuis quelques années, il était d’abord passé par Fox Comics, où il avait croisé entre autres Joe Simon, Jack Kirby et d’autres auteurs. Ensemble, à travers des liens d’amitiés, ils formaient un collectif créatif informel. Quand l’un d’entre eux avait du boulot quelque part, il en faisait profiter les autres. Même chose quand il y avait un comic-book à livrer en urgence, tout ce beau monde remontait les manches, se dépannait. Ainsi, alors que Simon & Kirby avaient mis le pied chez Timely/Marvel, Herron venait de les aider à produire Captain America Comic #1. C’est lui, d’ailleurs, qui est le scénariste non-crédité de l’épisode qui voit apparaître le Red Skull (Crâne Rouge). Engagé par Fawcett pour produire dans l’urgence de nouveaux titres, Herron pratiqua donc la démarche réciproque. Il fit appel à Simon, Kirby et quelques autres acteurs du milieu. Le premier débouché immédiat fut la création de la revue Wow Comics, qui contenait les débuts du héros Mister Scarlet, scénarisé par Herron et dessiné par Kirby.

Mais l’urgence restait de capitaliser directement sur le succès de Captain Marvel. A l’automne, un autre facteur vint s’ajouter aussi bien à la rancœur entre DC et Fawcett qu’à la précipitation de l’éditeur. Désirant surfer lui aussi sur le succès des super-héros, le studio Republic Pictures avait tenté de négocier les droits de Superman pour l’adapter en serial, ce qui aurait été sa première apparition à l’écran. Mais les négociations avaient capoté. Republic s’était donc tourné vers le second choix, celui qui ressemblait le plus à Superman tout en n’appartenant pas à DC. Vous aurez compris qu’il s’agissait du surhomme de Fawcett. Il y avait cependant un problème de taille. Tout comme Superman avait d’abord fait ses débuts dans une anthologie, Captain Marvel était apparu dans un titre chorale, Whiz Comics. Mais il n’y avait pas, à proprement parler, de magazine portant le nom du héros. Le tournage du serial allait commencer fin décembre 1940 et sortir au cinéma début 1941. Il fallait donc remédier à la situation d’ici là, en l’espace de quelques semaines. La nouvelle revue sortirait le 17 janvier 1941 et devrait être conçue en un temps record.

Bien que cette fois la requête ne vint pas de France Herron mais d’Al Allard, le directeur artistique de la firme, Fawcett fit appel à la même équipe de « mercenaires » des comics pour créer en urgence le premier numéro de la nouvelle série, dont le titre semble avoir évolué en cours de route. Republic Pictures avait envisagé de nommer tout simplement le serial « Captain Marvel ». Et le comic-book aurait dût titrer la même chose. Mais quelqu’un décida qu’au cinéma « Aventures of Captain Marvel » serait une promesse plus spectaculaire. En lisant le premier numéro, on réalise que c’est une modification tardive. Le haut des pages intérieures porte la seule mention « Captain Marvel » tandis que sur la couverture, il n’y a pas de titre à proprement parler mais la mention « 64 pages of new Captain Marvel Adventures » (« 64 pages de nouvelles aventures de Captain Marvel »), ce qui semble être un réglage survenu sur la fin, histoire de se rapprocher du futur serial. Voilà pourquoi ce qui aurait dû être le comic-book sobrement intitulé Captain Marvel devint finalement Captain Marvel Adventures…

A ce moment-là, Captain America Comics #1 était parti chez l’imprimeur mais ne paraitrait pas avant quelques semaines. Simon et Kirby commençaient à travailler sur le deuxième numéro des aventures du héros étoilé mais acceptèrent de se charger de Captain Marvel Adventures #1 pour le finir dans les temps tout en se pliant aux exigences des propriétaires de Fawcett. Il existe plusieurs variantes de cette histoire. Selon les uns, Kirby aurait changé son style habituel pour que les dirigeants de Marvel ne s’aperçoivent pas qu’il travaillait aussi pour la concurrence. Ce qui semble fantaisiste à ce point. Ne pas vouloir être reconnus ? C’est un fait : Il y avait vraisemblablement un arrangement entre Simon, Kirby et Martin Goodman, le propriétaire de Marvel, afin qu’ils n’acceptent plus de nouveaux travaux en plus. Ce qui fait que Simon et Kirby continuaient de signer leurs épisodes de Blue Bolt (une revue non publiée par Marvel mais sur laquelle ils travaillaient déjà) mais s’abstenaient de le faire sur la majeure partie de leurs nouvelles commandes hors-Marvel. Si bien que les planches produites pour Wow Comics #1 et ailleurs n’étaient pas signées. Mais modifier leur style ? On a des raisons de douter d’une telle volonté.

En 1940, Kirby était à peine actif depuis trois ans, dans une industrie qui, à ce moment-là, n’avait pas forcément le recul et l’expérience pour reconnaître quel style appartenait à qui. Rappelez-vous des années de lecture assidue qu’il vous a fallu avant de différencier les uns et les autres, avant de reconnaître qui dessinait quoi, et vous comprendrez ce que je veux dire. De plus, si Kirby avait voulu masquer son style, il l’aurait fait dès Wow Comics #1 et ses planches de Mister Scarlet, ce qui n’avait pas été le cas. L’autre explication parait plus fiable : Les décideurs de Fawcett Comics préféraient tout simplement que le style de Captain Marvel Adventures se rapproche de celui des épisodes publiés dans Whiz Comics, au point de demander à Kirby de dessiner seulement les pupilles de Billy Batson (façon Hergé, donc). D’ailleurs, déjà pour la couverture de Wow Comics #1, Fawcett avait préféré demander une couverture de Mister Scarlet à C.C. Beck, son dessinateur vedette, plutôt qu’à Kirby qui dessinait les pages intérieures.

Si l’on y regarde bien, beaucoup de choses avaient prédestinés Simon & Kirby à s’occuper d’un héros mythologique tel que Captain Marvel. A commencer par le fait qu’ils avaient déjà produits ou supervisés un certain nombre de « clones » ou descendants plus ou moins directs dans les mois (pour ne pas dire les semaines) qui avaient précédé. Au printemps 1940, alors qu’il travaillait pour l’éditeur Fox Comics, Joe Simon avait réalisé quelques couvertures pour Weird Comics, dans lesquelles paraissaient les aventures de Thor, alias l’humain Grant Farrel, qui recevait ses pouvoirs du « vrai » dieu mythologique Thor. En dehors d’un casque et d’une cape, Thor/Farrel n’avait pour costume qu’un petit short bleu. Le Thor de Fox Comics était une sorte de Captain Marvel avec beaucoup moins de charisme. Bien que Simon ne mette pas directement la main à la patte, il avait connaissance du personnage. Dans Red Raven Comics #1 (août 1940, paru chez Marvel), Kirby avait dessiné les éphémères aventures du dieu Mercury (Mercure), d’après un script de Martin Burnstein, sous la direction éditoriale de Simon. Mercury était une sorte de chainon manquant entre Flash (le héros super-rapide de DC Comics) et le contexte mythologique de Captain Marvel (ou tout au moins celui du Thor de Fox).

Dans Daring Mystery Comics #6 (septembre 1940), Simon et Kirby avaient créé un jeune héros mythique aussi éphémère que Mercury : Marvel Boy devait sa force au fait qu’il était la réincarnation du dieu Hercule. Vu que Captain Marvel devait sa force au même dieu Hercule, la filiation est évidente… Au point que plusieurs érudits émettent l’hypothèse que Fawcett n’aurait pas manqué de menacer Marvel Comics d’un procès (menace dont on n’a pas de trace). Enfin, dans le Captain America Comics #1 qu’ils venaient de mettre en boite, Simon et Kirby avaient reformulé Mercury en… Hurricane, « fils de Thor et dernier des dieux grecs », à son tour pourvu du short bleu du Thor de Fox et de Mercury. En moins d’une dizaine de mois, ils avaient multipliés les héros divins et on peut se demander si en produisant leur Marvel Boy ils n’avaient pas involontairement montré à Fawcett qu’ils pouvaient se rapprocher de Captain Marvel. On verra un peu plus loin que cette « généalogie » des fils de Thor ou d’Hercule n’est pas sans rapport avec l’histoire qui nous intéresse ici.

Reste la question de savoir qui a fait quoi dans Captain Marvel Adventures #1. Et là l’affaire se complique. Car si, pour le coup, même le style d’un Jack Kirby tentant plus ou moins de se rapprocher d’un C.C. Beck reste aisément reconnaissable pour ceux qui l’ont pratiqué depuis de longues années, l’identité du scénariste reste une autre paire de manches. Dans toutes les réimpressions modernes, DC Comics (qui a depuis récupéré les droits de Captain Marvel/Shazam) s’en tient au fait que le script est de Joe Simon. Et l’on sait, effectivement, que Simon a été partie prenante dans la production de ce numéro. Lui-même l’a évoqué plusieurs fois dans ses mémoires ou des interviews. Par ailleurs Simon était un visiblement un grand fan des aventures de Flash Gordon. Comme on le verra le principe de l’histoire qui nous intéresse est d’envoyer Captain Marvel sur une autre planète pour y affronter des hommes reptiles, alors que Gordon affrontait lui, à l’occasion, des Lezard Men semble encourager cette théorie. Et vous nous direz que si même DC officialise la chose, la question de l’identité du scénariste n’a plus de raison d’être. Si ce n’est que Simon lui-même a formellement témoigné ne pas être l’auteur. On l’évoquait plus tôt, la concurrence entre Superman et Captain Marvel déboucha, des années plus tard, sur une terrible procédure lors de laquelle DC était bien décidé à établir que le héros de Fawcett était une copie du sien.

En 1948, Joe Simon fut donc appelé à témoigner précisément sur la fabrication de ce numéro. Il expliqua que le scénario leur était fourni par Fawcett précisément parce que l’éditeur ne voulait pas trop s’éloigner d’une recette proche de Superman. Simon et Kirby, qui avaient tenté d’expliquer à leur client qu’ils seraient plus rapides s’ils modifiaient les scripts à leur idée, se virent opposer une fin de non-recevoir de la part de Bill Parker, celui qui était généralement le scénariste de Captain Marvel dans Whiz (Captain Marvel Adventures #1 marque d’ailleurs la première occasion où le héros n’est pas écrit par Parker. On comprendra donc que Parker validait les histoires pour s’assurer qu’elles ne le contredisaient pas). Au grand regret de Simon & Kirby, la méthode de Fawcett exigeait qu’on leur fournisse les crayonnés, sur lesquels l’éditeur faisait lettrer les dialogues avant de rendre les pages pour qu’elles soient encrées par Dick Briefer. Que faisait Simon s’il n’était pas impliqué dans les scénarios ? Il ne semble pas intervenir dans les dessins (son style en tout cas n’est pas si évident que dans les cas où Kirby et lui ont pu co-dessiner des pages). Il est probable qu’il soit intervenu dans le découpage, dans des choix de narration et aussi pour crayonner certains éléments de décor.

Car contrairement à ce qu’avance DC, le véritable scénariste (ou l’un des scénaristes) a laissé sa marque et même littéralement son nom dans les dialogues. En clair, quand on s’intéresse au contenu de certaines bulles, on s’aperçoit que les premières lettres de chaque ligne forment des acrostiches, des mots comme « Manly » ou « Wade »… soit Manly Wade Wellman. Vu qu’il est relativement inconnu des lecteurs modernes de comics, il vaut que nous nous intéressions à lui : Manly Wade Wellman (1903-1986) était un de ces romanciers spécialisés dans le Fantastique et la Science-Fiction qui, après avoir produit beaucoup pour les magazines « pulps », s’étaient trouvé une carrière parallèle dans l’écriture de comics. Il a aussi la particularité d’être le seul (à ma connaissance) scénariste de comics américains qui soit né en Ouganda (bien que le pays n’adopter ce nom que plus tard). Ce qui n’en fait pas un auteur noir pour autant, ses parents étaient des missionnaires blancs venus d’Amérique, qui étaient ensuite retourné avec toute leur petite famille.

En 1940, Wellman est déjà un vétéran : il a fait ses débuts à la fin des années 30 au sein de l’atelier d’Harry A. Chesler, le premier packageur de comics de l’Histoire. En clair, Chesler fournissait du contenu clé en main, souvent des revues entières, pour divers éditeurs qui n’avaient pas leurs propres créateurs. Chez Chesler, Wellman a fait la connaissance d’Herron et les deux hommes sont devenus bons amis. Tout n’était pas toujours signé et du coup on ignore exactement quels furent les premiers scénarios publiés de Wellman. On le voit en tout cas, via le Studio Chesler, dès 1939 chez MLJ Comics, participant quelques temps à la revue Pep Comics. Wellman est d’ailleurs assez impliqué chez Chesler pour devenir, à un moment, managing editor au sein du studio… Avant d’arriver chez Fawcett en mars 1940, à travers la série Slam-Bang Comics.

Le nom Shazam était un acronyme formé par les premières lettres des six personnages mythiques prêtant leur puissance à Captain Marvel. Il est donc particulièrement ironique que Wellman signifie sa présence par une figure voisine, l’acrostiche (d’autant que dans bien des épisodes du héros, le mot Shazam est présenté visuellement comme un acrostiche, avec la superposition des six noms des « sponsors »). Wellman n’a pas « signé » partout mais les diverses histoires de Captain Marvel Adventures #1 dessinées par Kirby font dans l’ensemble écho à la production littéraire du romancier. Par exemple dans un des récits, Captain Marvel combat un vampire qui fait un peu penser à une version édulcorée d’un personnage utilisé par le romancier dans une de ses nouvelles. Pour ce qui est de cette aventure sur Saturne, elle est produite alors que Wellman était lancé dans l’écriture de Sojarr of Titan, un texte finalement paru en mars 1941 dans Startling Stories. Sojarr était un être supérieurement fort, échoué sur Titan… l’une des lunes de la planète Saturne, où les humains sont pourchassés et réduits en esclavages par des êtres monstrueux, les « Truags »… Nous allons voir que ce récit, sans être strictement identique, a de nombreux points de concordance avec l’une des aventures du bon Captain Marvel dans ce numéro produit à toute vitesse.

L’histoire (on y arrive !) débute alors que le jeune Billy Batson, reporter radio, remarque un comportement étrange de son équipement. Depuis Whiz Comics #2, la base du concept voulait que Billy soit une sorte de journaliste « connecté » en permanence et capable d’envoyer des reportages audio de partout où il se trouvait grâce à une sorte de sac-à-dos qui servait à la fois de studio portable et d’émetteur-récepteur. L’idée générale était que cet équipement était largement en avance sur celui des opérateurs radio de l’époque, ce qui explique peut-être que Billy soit le seul (ou en tout cas le premier) à recevoir un message radio venu de l’espace. A l’autre bout des ondes, l’interlocuteur raconte comment son peuple est réduit en esclavage par de monstrueuses créatures reptiliennes, les Dragon Men. Découvrant qu’il y a des êtres humains (?) sur Saturne et qu’ils sont oppressés, le sang de Billy ne fait qu’un tour. Il prononce alors le mot magique « SHAZAM » et, littéralement en un éclair, se transforme en Captain Marvel. Ce dernier déclare aussitôt « Tiens bon Saturne, j’arrive ! ».

Du point de vue du parcours de Jack Kirby, il se passe quelque chose d’important dans cette scène. On l’a vu, l’artiste n’était pas maître du récit. Mais il va cependant en retirer certaines choses : C’est la première fois de sa carrière que Kirby dessine un héros capable de se transformer à volonté, d’alterner entre deux états, humain et surhomme. Auparavant, la scène qui ressemblait le plus à cela dans sa courte carrière était l’origine de Captain America, qu’il avait donc illustré quelques semaines auparavant et dans laquelle Steve Rogers passait du rang de maigrichon à celui d’athlète de haut niveau. Mais c’était une transformation sans billet de retour. Rogers prenait la musculature de Captain America en théorie pour toujours, sans mot magique pour faire marche arrière.

En dessinant cette « métamorphose binaire » qui faisait de Billy le Captain Marvel (et inversement dans d’autres scènes), Kirby mettait le doigt sur un mécanisme qu’il réutiliserait à volonté dans les décennies suivantes, qu’il s’agisse de The Fly chez Archie Comics, du futur Thor de Marvel (à partir de 1962), Ben Boxer dans les aventures de Kamandi ou, de façon encore plus évidente, d’OMAC chez DC (pour ne citer que quelques exemples). Il est bien évident que le frèle Docteur Don Blake se transforme en être divin via une scène qui implique le plus souvent un éclair et un coup de tonnerre. Par ailleurs Blake est boiteux, tout comme l’était Freddy Freeman, l’alter-ego de Captain Marvel Junior, autre détenteur du pouvoir de Shazam chez Fawcett. On pourrait dire que le Thor de Marvel, co-créé par Kirby, est l’héritier du côté mythique de Captain Marvel.

Inversement, OMAC s’inspire de tout le reste hormis la mythologie. OMAC est lancé par Kirby en 1974 comme un homologue de Captain Marvel mais passé cette fois à la moulinette de la science-fiction. D’abord, comme Shazam, OMAC est également un acronyme (One Man Army Corp). Sa facette humaine a pour nom Buddy Blank, qui reprend donc le même genre d’allitération que Billy Batson. Bien que Buddy soit un peu plus vieux que Billy, il existe une ressemblance physique entre eux. Par contre, au lieu de croiser un vieux sorcier façon Père Fouras qui lui donnerait une puissance magique, Buddy est transformé en OMAC par un avatar de la science (fiction), le satellite Brother Eye. Une fois transfiguré, le surhomme se distingue par une sorte de crète de cheveux. Mais si l’on fait abstraction de celle-ci, physiquement OMAC ressemble au Captain Marvel de Fawcett. Il ne s’agit pas dire que parce qu’il a dessiné cette transformation de Billy Batson en Marvel en 1940 il a été poussé à faire le reste. La figure de Captain Marvel était assez connue pour s’ériger en modèle, même sans cela. Mais cette scène reste bel et bien une première pour Kirby.

Pour en revenir à l’épisode en lui-même, Captain Marvel se précipite alors vers un vaisseau spatial récupéré lors d’un précédent combat contre « un savant fou ». La tournure de la scène est doublement bizarre. D’abord, quand on parle de savant fou dans les aventures de Captain Marvel, c’est bien souvent (mais pas toujours) la faute du maléfique Docteur Sivana. Dans tous les cas cette idée de faire mention d’un combat antérieur tout en restant dans le flou est assez curieuse. On peut également se demander où et comment un orphelin comme Billy Batson qui n’a ni Batcave ni Forteresse de la Solitude garde cet énorme vaisseau. Il y a bien un « endroit » associé à Captain Marvel et Shazam, le Roc de l’Eternité. Mais celui-ci n’a été introduit qu’à partir de 1947 et n’existait pas dans les épisodes de 1940/1941.

Reste enfin une dernière question que pourraient se poser certains lecteurs : au lieu de s’enquiquiner avec un vaisseau spatial, pourquoi est-ce que Captain Marvel ne s’envole pas directement dans le ciel ? Pour la bonne raison qu’il ne le peut pas. Pas à l’époque en tout cas. En bon imitateur de Superman, ce cher Captain avait démarré avec les mêmes limitations. Dans les premiers temps de son existence, le surhomme de DC ne pouvait pas voler à proprement parler. Il ne faisait que « bondir » entre les gratte-ciels. Et Captain Marvel en faisait donc de même, en tout cas au début. Les deux héros ne se découvriraient le pouvoir de voler qu’un peu plus tard. Notons d’ailleurs qu’ironiquement Captain Marvel vola le premier et que c’est Superman qui, pour le coup, l’a imité. En 1940/1941 l’alter-ego de Billy Batson était donc alors incapable de quitter l’atmosphère terrestre sans un véhicule pour l’y aider.

Captain Marvel embarque dans le vaisseau (en fait une sorte de grande torpille) et approche bientôt de Saturne. Mais les Dragon Men qui règnent sur la planète ne sont pas dénués de technologie eux non plus. Avec leurs télescopes ils repèrent le vaisseau qui approchent et utilise les rayons X pour savoir ce qu’il contient. Les Dragon Men explosent de colère quand ils remarquent Captain Marvel « Un misérable parvenu humain pilote cet engin ! Détruisez-le avec le rayon de la mort ! ». Un coup de ce rayon suffit à désintégrer entièrement le vaisseau. « Wow ! Ils ont dû deviner ce que j’ai envie de leur faire subir ! » s’exclame le Terrien. Heureusement Captain Marvel est indestructible. Il n’est même pas égratigné. Mais, nous l’avons dit, dans cette version le héros ne sait pas encore voler. Il se retrouve donc en plein ciel, pris dans une chute vertigineuse. C’est là que la cape blanche de l’aventurier prouve qu’elle n’est pas qu’un élément décoratif. S’agrippant à l’étoffe, Marvel s’en sert comme d’un parachute qui ralentit sa descente.

Le héros atterrit à quelques mètres des Dragon Men qui l’ont attaqué et ne manque pas de leur reprocher. Clairement pas impressionné, l’un des reptiles lui demande comment il ose leur parler de la sorte, lui, un « simple humain »… Et Captain Marvel fait la démonstration de sa force en donnant un violent coup de poing à la créature, qui ne l’avait pas vu venir. Bien qu’il y ait des humains à surface de Saturne (allez savoir comment ?), aucun d’entre eux n’a une force suffisante pour tenir tête aux Dragon Men. D’autres reptiles ne manquent pas de venir en aide au premier. Et Captain Marvel les bat tous aisément, les envoyant au tapis. Mais s’il est victorieux, le héros n’avance pas dans sa quête. Il a besoin de savoir où sont parqués les humains réduits au rang d’esclaves. Et il est bien évident que les Dragon Men ne vont pas se confier à lui. Profitant du fait que ses adversaires sont inconscients, le surhomme en profite. Il invoque le nom de Shazam et dans un bruit de tonnerre cède la place au jeune Billy Batson. Les grands lézards, revenants à eux, s’imaginent que le grand homme en rouge s’est enfuit et qu’il oublié un enfant inoffensif derrière lui. Ils pensent qu’il s’agît d’un jeune esclave qui a tenté de s’échapper. L’un des Dragon Men ordonne à ses semblables de ramener l’enfant au donjon, avec les autres.

Ce que les tyrans appellent « le donjon », ce sont en fait des oubliettes creusées sous le sol, où Billy est jeté sans ménagement. Il y rejoint les esclaves humains, en particulier un vieil homme à la longue barbe blanche et une jolie jeune femme brune. Billy leur explique qu’il a fait exprès d’être capturé, afin de savoir où ils se trouvaient. Puis il commence à poser des questions. Réalisant que le nouveau venu n’est au courant de rien (mais ne réalisant pas encore que Billy ne soit pas originaire de Saturne), le vieil homme se présente comme Hargo, le dernier scientifique survivant de sa race. Son peuple a été conquis par les Dragon Men, qui viennent d’un monde « au-delà des étoiles ».

Ce passage est particulièrement caractéristique des écrits du scénariste Manly Wade Wellman. Dans ses propres romans de SF, Wellman a écrit des sagas à la même époque qui ressemblent énormément à la situation décrite dans Captain Marvel Adventures #1. Il y a d’une part Sojarr Of Titan (1941), déjà évoqué, personnage largement inspiré de John Carter, qui vit des aventures sur Titan… lune de Saturne, ayant pour ami un vieillard et une sorte de belle princesse guerrière. Wellman signe aussi Venus Enslaved (1942), dans un registre similaire (si ce n’est que les monstrueux esclavagistes, les Frogmasters, y sont dérivés non pas de lézards mais de grenouilles).

Hargo révèle alors une radio qu’il a fabriqué en secret et cachée sous du foin (ou quelque chose qui y ressemble sur Saturne), avec laquelle il s’est efforcé de prévenir d’autres planètes de ce qui se passe ici. Billy peut alors le rassurer : « Ton message a atteint son but ! Je l’ai reçu a des millions de kilomètres et j’ai volé jusqu’ici ! ». On ne peut pas dire que Hargo saute de joie en apprenant cela. « Hélas, tu n’es qu’un enfant alors que j’aurais espéré un grand champion… ».

Il n’en faut pas plus pour que Billy s’exclame son mot magique, « Shazam ! ». Il laisse alors la place à son alter-ego. Les quelques esclaves se réunissent, surpris, autour de Captain Marvel. Et Hargo semble le reconnaître : « Bel étranger, es-tu le Dieu du Tonnerre ? ». Le super-héros se présente explique que, non, il n’est pas le « Thunder God ». Cette mention d’un Dieu du Tonnerre a de quoi, à postériori, faire tiquer les afficionados modernes d’une autre divinité, puisqu’aujourd’hui, dans les comics, l’expression fait plus facilement penser au Thor de Marvel, que Jack Kirby a cocréé par la suite. Bien sûr, ici l’expression peut être prise dans un sens générique. D’autant que quand il se transforme, passant de l’état de Billy Batson à celui de Captain Marvel (ou inversement), il y a un grand éclair, suivi d’un coup de tonnerre. Qui plus est l’une des sept divinités/personnalités combinées dans le pouvoir de Shazam n’est autre que Zeus, le patriarche du panthéon grec, connu pour sa maîtrise de l’orage. On comprend donc comment et pourquoi les humains de Saturne peuvent se demander si Captain Marvel n’est pas le dieu de leurs traditions, une sorte de prophétie qui se réaliserait : « Il y a eu une légende qu’un dieu du tonnerre viendrait nous sauver avant que nous mourrions par la faute du travail et de la cruauté ». Mais le héros rouge ne va pas se reconnaître dans cette description et, mieux, les Saturniens eux-mêmes vont continuer de parler du Thunder God comme un personnage distinct.

Si l’on se reporte aux autres œuvres de Manly Wade Wellman, il y a deux éléments qui peuvent apporter un éclairage différent sur cette vague mention d’un dieu resté invisible. Dans ses romans de SF, notamment ce qui touche la saga de Sojarr of Titan, l’auteur justifie la profusion d’êtres humains à travers le système solaire à une colonisation ancienne, venue de la planète… Atlantis. Ce sont les Atlantes, venus d’une autre étoile, qui ont progressé dans le Système Solaire à partir de l’extérieur, colonisant Saturne ou Mars avant de s’installer sur Terre et d’y fonder en particulier la civilisation grecque. Ce qui nous ramènerait vers la solution d’un dieu du tonnerre étant Zeus. Mais l’autre pan de la carrière du scénariste/romancier repose sur une fascination envers tout ce qui concerne les cultures amérindiennes et leurs propres mythologies. Wellman utilise les dieux des indiens d’Amérique comme des créatures millénaires, le plus souvent dormantes, dans une fonction similaire à ce que Lovecraft a pu écrire avec ses « Grands Anciens ». Or, ce ne sont pas les « dieux du tonnerre » qui manquent chez les amérindiens. Il n’est donc pas du tout exclu que dans Captain Marvel Adventures #1 Wellman fasse allusion à un « dieu du tonnerre » très différent de ce que l’on a l’habitude d’évoquer dans ce genre de BD. Dans le comic-book, la situation n’aura pas de réponse claire. L’idée général semble être que Captain Marvel ressemble à ce dieu, qu’il le leur rappelle, qu’il va les sauver… mais que ce n’est pas lui. Le super-héros promet alors aux Saturniens qu’ils joueront tous un rôle dans la révolte imminente.

Mais parmi les esclaves se cache Ghoppo, un collaborateur de l’occupant. L’humain se dépêche d’aller trouver les Dragon Men et de leur raconter qu’un solide gaillard est en train de fomenter une rébellion. Sans perdre de temps les reptiles se ruent donc jusqu’aux oubliettes. Ils en ouvrent l’entrée en ordonnant aux prisonniers de leur livrer l’étranger, les menaçant, dans le cas contraire, de les exterminer à coup de rayons calorifiques. Les Saturniens proposent plutôt à Captain Marvel de le cacher dans une grotte. Mais le héros ne veut pas fuir. Au contraire, il est pressé d’aller au contact de ces envahisseurs : « Je ne manquerais cette petite fête pour rien au monde ! ». Quand ils le voient arriver puis sauter au dehors, les Dragon Men déclenchent les rayons de chaleur mentionnés plus tôt. Mais Marvel est indestructible. Bien qu’il se retrouve immédiatement encerclé par des flammes, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Au contraire, il ironise « Il fait un peu chaud pour cette période de l’année, non ? ». Puis il leur arrache leurs armes (qui ressemblent à des fusils) et les tord entre ses mains. Enfin, il procède à une nouvelle distribution de baffes et les soldats dragons se retrouvent encore à joncher le sol. Mais il reste une arme que Captain Marvel n’a pas vu. C’est un rayon paralysant utilisé par l’un des officiers. Si l’on ne peut pas détruire le héros, on peut au moins l’immobiliser, le réduisant au rang de véritable statue.

S’ils ont reçu une douloureuse raclée, les Dragon Men sont donc quand même vainqueurs et repartent en portant la statue. Ils se rendent alors jusqu’au château de leur roi pour lui montrer leur prise. Le monarque des Dragon Men leur ressemble, bien qu’il soit beaucoup plus grand et obèse dans un grand fauteuil. On n’est pas loin d’un Jabba le Hutt. Sans attendre le plus, le roi ordonne que l’on procède à l’exécution de Captain Marvel et qu’on « le coupe en deux ». Un homme-dragon, une grande hache à la main, se précipite vers le héros… Mais vous ne serez pas surpris d’apprendre que l’arme n’entame pas la peau du surhomme. Elle rebondit même, blessant l’extra-terrestre qui voulait tuer Marvel. Les autres Dragon Men se dépêchent de l’emmener à l’hôpital, en expliquant qu’il y a peut-être encore une chance de le sauver… Un exemple rare d’un cas de figure où Captain Marvel, même passivement, joue un rôle dans la mise en danger d’autrui. La scène a cependant fait changer d’avis le roi. Si le héros, toujours paralysé, est indestructible, il mérite d’être examiné. Un de ses scientifiques lui explique d’ailleurs que Captain Marvel vient d’une planète plus proche du soleil, la Terre. Intéressé par le fait qu’il y a un autre monde où l’on trouve des humains (peut-être pour pouvoir les conquérir ?), le roi ordonne qu’on trouve le moyen de neutraliser cet ennemi en attendant que sa paralysie se dissipe, de manière à ce que l’on puisse l’interroger sur cette planète Terre.

On construit donc une sorte de coquille en super-béton qui recouvre le corps du prisonnier, ne laissant dépasser que sa tête (ce qui sera plus pratique pour le faire parler). Pendant ce temps, on renvoie les esclaves humains au travail et on en profite pour récompenser le traitre Ghoppo, en lui donnant comme compagne la belle brune aperçue plus tôt. Ce n’est pas, bien entendu, du goût de cette dernière : « Je préférerais mourir plutôt qu’épouser Ghoppo ! ». Captain Marvel n’est plus paralysé. Il a donc repris connaissance mais reste prisonnier de la gangue de super-béton. Le roi des Dragon Men a donc tout le loisir de l’interroger. Curieux, il demande à Marvel si tous les hommes de la Terre sont aussi forts que lui. Là, si Marvel avait un peu de jugeote, il lui répondrait que oui, ce qui serait une manière de s’assurer que les Dragon Men ne vont pas attaquer notre monde. Mais soit la fameuse sagesse de Salomon est en panne, soit Captain Marvel est trop noble pour mentir, même quand ce serait nécessaire. Il préfère répondre franchement qu’il est l’être le plus fort sur sa planète d’origine. Il n’en faut pas plus pour que le roi décrète qu’il lui sera donc facile de conquérir la Terre.

Si Captain Marvel n’a pas utilisé la ruse pour effrayer le grand reptile, c’est qu’il est convaincu qu’il sera bientôt libre et qu’il aura arrêté les Dragon Men avant qu’ils aient l’occasion de menacer la Terre. C’est d’ailleurs ce qu’il explique au roi… qui se moque de ce qu’il prend pour de la simple vantardise. Là, l’épisode décroche assez curieusement, comme si le dessin et les dialogues n’allaient pas ensemble, à moins que la planche ait été remontée/corrigée après qu’elle ait livrée par Simon & Kirby. Sans qu’on prenne la peine de sous-entendre une ellipse de temps ou sans expliquer que les Dragon Men ont quitté la pièce, Captain Marvel se dit à voix haute que puisqu’il aide souvent Billy Batson, pour une fois c’est au tour de l’enfant de lui venir en aide. On comprendra très vite que la scène ne fonctionne que si les reptiles ne sont plus là. Il crie « Shazam » et le corps du surhomme est remplacé par celui d’un enfant… qui n’a pas de difficulté à se libéré de la gangue de béton en passant par le trou laissé pour que la tête de Marvel dépasse. Billy étant plus frêle, cela ne lui pose aucun problème. L’enfant retourne jusqu’aux oubliettes, où il veut prendre des nouvelles des esclaves humains. Mais en passant la tête par l’entrée, il y aperçoit Ghoppo qui tente de soumettre la femme brune à sa volonté. Ô, pas pour quelque chose de graveleux… Nous sommes dans un comic-book surtout destiné aux enfants. Non, Ghoppo insiste pour rappeler à la femme qu’il est le maître de la maison.

Voyant une damoiselle en détresse, Billy crie à nouveau « Shazam », redevenant un colosse qui n’a aucun mal à mettre fin immédiatement à la dispute. Il saute à la gorge de Ghoppo, qui supplie qu’on l’épargne. Mais l’humaine qu’il voulait avoir comme femme se dépêche d’expliquer au héros terrien que l’avorton qu’il tient est bien le traitre qui l’a dénoncé aux Dragon Men. Apprenant la chose, Captain Marvel a une réaction inattendue. Il relâche Ghoppo et le défi d’aller dire à ses maîtres que leur ennemi est désormais libre. La femme est passablement surprise, demande à Captain Marvel ce qui lui a pris de laisser l’autre fuir, alors qu’il va sans doute le dénoncer à nouveau. Pas impressionné, le terrien répond que les dénonciations de Ghoppo finiront par provoquer sa perte. En attendant, il demande à la femme d’aller prévenir les humains que leur libération est proche. Dans la salle du trône des Dragon Men, Ghoppo est déjà en train de révéler que Captain Marvel est libre. Mais le héros comptait justement là-dessus. Entretemps il a foncé dans la pièce où est entreposée la gangue de béton, s’est à nouveau transformé en Billy afin de pouvoir se glisser à l’intérieur puis a crié encore « Shazam ! ». Ce qui fait que lorsque les Dragon Men déboulent dans la pièce pour voir si Ghoppo dit vrai, ils trouvent… Captain Marvel toujours prisonnier dans le béton, sans la moindre indication qu’il en est sorti puis revenu. Furieux, croyant que Ghoppo s’est moqué de lui, le roi lézard tu l’humain d’un coup de rayon-laser. On note au passage le côté plutôt machiavélique de Captain Marvel, qui là aussi ne semble pas tiquer en provoquant la mort de Ghoppo. Ce qui est paradoxal si l’on se souvient que, plus tôt, lors de l’interrogatoire, le super-héros semblait ne pas vouloir mentir. Le Captain Marvel écrit par Wellman est décidément moins naïf et innocent que l’image classique que l’on se fait du personnage à cette époque.

Croyant Captain Marvel toujours en son pouvoir, le roi dragon peut alors s’attaquer à son nouveau plan : la construction d’un gigantesque vaisseau, une sorte d’arche, avec laquelle les Dragon Men s’attaqueront à la Terre. A travers la fenêtre de la pièce où il est retenu, Captain Marvel observe l’avancée des travaux. Il décide que la plaisanterie a assez duré. Se libérant (on comprend qu’il utilise hors-champ le même stratagème de transformation), il saute vers la salle du trône. En le voyant, le roi dragon comprend que l’histoire de Ghoppo était donc vraie. Mais il n’est pas effrayé pour autant puisqu’il dispose d’une arme paralysante, comme celle qui a déjà neutralisé Marvel un peu plus tôt. Si ce n’est que, maintenant, le super-héros sait à quoi elle sert. Il saute sur le roi, s’empare de l’arme avant que l’autre ait le temps de tirer… Ainsi équipé, Captain Marvel utilise le rayon paralysant sur l’homme-dragon, au moment même où celui-ci appelait ses sujets à l’aide. Quand les Dragon Men arrivent, ils ne réalisent pas que le roi est immobile et que c’est Captain Marvel, caché derrière, qui leur parle. Via cette astuce, le surhomme peut ainsi ordonner que tous les soldats dragons soient convoqués dans la salle du trône. Sans comprendre ce que veut le leader, l’armée au grand complet marche alors vers le palais.

En fait, le but de la ruse de Captain Marvel est de faire qu’il ne reste plus que de rares Dragon Men (ceux qui ne sont pas des soldats) à l’extérieur. Il peut donc foncer vers l’endroit où sont retenus les esclaves et les libérer en n’ayant que quelques gardes à assommer. Puis il s’adresse aux humains « Je vous avais promis la Liberté, elle sera à vous ! ». Guidant hommes et femmes vers l’arsenal des Dragon Men, qui n’est pas mieux gardé, Captain Marvel arme donc cette petite armée et la guide vers le palais. A l’intérieur, les effets du rayon paralysant s’estompent et le roi reprend ses esprits, quand les soldats lui apprennent que les esclaves se sont rebellés et se dirigent vers eux. Le roi, dans un premier temps, n’est pas impressionné. Les murs du palais sont épais, imprenables. Il suffit de se poster aux fenêtres et de tirer d’en haut sur les humains. C’est sans compter avec la force et l’endurance de Captain Marvel, qui a vite fait de percer un trou dans le mur afin que les humains entrent dans le palais. A ce moment-là, le roi décide de se débarrasser du surhomme une bonne fois pour toute en lui balançant une énorme bombe. Mais une nouvelle fois c’est sans compter avec la rapidité du héros, qui a le temps de faire un « retour à l’envoyeur ». Le roi meurt dans l’explosion (une nouvelle fois ce Cap ne se pose pas de question sur le fait de tuer ou de ne pas tuer, dès lors que sa responsabilité n’est pas directement engagée) et le reste des Dragon Men, sans dirigeants, finissent par se rendre.

C’est le moment d’un final à la Star Wars. Captain Marvel, la femme brune qu’on ne se sera même donné la peine de nommer et le scientifique Hargo apparaissent devant les humains de Saturne rassemblés. Captain Marvel conseille à la foule de prendre Hargo comme nouveau leader, expliquant que pour sa part, son travail sur Saturne est terminé et qu’il doit retourner sur son propre monde. Il embarque alors à bord du vaisseau qu’il avait utilisé à l’aller. Alors que l’engin disparait dans le ciel, la femme brune s’exclame « Même le dieu du tonnerre n’aurait pas été si grand ! ». Et Hargo de rétorquer « L’exemple de Captain Marvel fera de nous un peuple puissant ! ». Sur Terre, Billy Batson raconte visiblement toute l’histoire dans le cadre de son émission de radio, la terminant par « Peut-être que vous ne croirez pas cette histoire… Mais ne le dites pas à quelqu’un de Saturne, sinon il est capable de vous en coller une ! ».

Au final, on peut se demander si toute l’histoire n’est pas une parabole de ce qui se passe à l’époque sur Terre. Si elle avait été écrite par Joe Simon et Jack Kirby dans leurs conditions habituelles de travail, on serait tenté de dire oui. Que le duo qui venait de créer Captain America raconte une autre histoire dans laquelle un héros voyage « ailleurs », dans un endroit où un peuple est asservi et exterminé par un occupant qui se prépare à attaquer le point d’origine du héros… Il serait difficile de ne pas lier les deux choses. Mais on l’a mentionné plus tôt, l’histoire n’a pas été écrite par eux. Elle leur a été dictée par la direction de Fawcett, à partir du script de Wellman. Les idées de ce dernier sur ce qui se passait à l’époque en Europe sont moins connues. Difficile de savoir si les parallèles avec la situation réelle sont fortuits ou si Wellman s’est simplement contenté de puiser dans l’archétype des conquérants de l’espace. Si vraiment Wellman voulait parler du nazisme (mais cela reste à établir), alors on mesurerait – avec les créateurs impliqués et le fait que Captain America Comics #1 paraîtra à peu près à la même époque, mais en parlant des choses de manière beaucoup plus directe – à quel point, selon les maisons d’éditions de l’époque n’étaient pas égales devant ce genre d’allusion. Certaines, comme Fawcett, préférait rester dans le flou.

Et le Thunder God dans tout ça ? Même s’il est à nouveau mentionné dans les dernières cases, on n’en saura pas plus sur les intentions exactes de Wellman. Joe Simon et Jack Kirby ne produiront que ce seul numéro de Captain Marvel Adventures. Bien que se brouillant quelques temps plus tard avec leur principal client/employeur, Timely/Marvel, ils ne retrouveront pas le chemin de Fawcett. A l’époque, DC Comics leur propose plus. Les deux auteurs iront y travailler sur des concepts comme Boy Commandos, Newboys Legion ou encore le Manhunter. Bien après tout cela, dans les années 60, comme on l’a déjà dit, Jack Kirby serait impliqué dans la création du Thor de Marvel, en s’inspirant lourdement d’éléments tirés de Captain Marvel : la métamorphose marquée par un éclair et le coup du tonnerre, les similitudes entre Don Blake et Freddy Newman, l’alter-ego de Captain Marvel Jr. Et puis il y a d’autres coïncidences marquantes avec cet épisode. Le Thor de Marvel fait ses débuts en aout 1962, dans Journey Into Mystery #83. Les premiers ennemis qu’il y affronte sont… des extra-terrestres venus de Saturne. Bien que les adversaires en question ressemblent non pas à des dragons mais à des hommes de pierre, il y a des points de concordance. Pour effrayer l’humanité, leur tactique consiste à projeter un hologramme géant à l’image… d’un dragon. Mais jusque-là toute ressemblance semble venir du hasard. Après tout, si vous décidez d’écrire une histoire avec des envahisseurs venus d’un autre point du système solaire, vos chances de tomber sur Saturne, Venus, Mars et ainsi de suite sont mathématiques. Et l’usage du dragon est clairement différent. Mais il y a la même volonté des hommes de pierre venus de Saturn d’éprouver la résistance de Thor, débouchant là aussi sur la même question. Est-ce que tous les hommes sur Terre sont aussi fort que Thor ? Le dieu du tonnerre de Marvel décide d’être moins honnête que Captain Marvel en son temps. Il leur laisse croire qu’il est un exemple tout à fait normal des capacités qu’on trouve chez un humain normal. Terrifiés, les Saturniens (bien plus tard on expliquera que ce sont en fait des Kroniens qui ont au préalable colonisé Saturne) préfèrent s’enfuir, se pensant en danger. Est-ce que Jack Kirby avait encore des bouts de Captain Marvel Adventures #1 au moment de produire cette histoire, ce qui expliquerait certains voisinages ? Est-ce que l’ombre du « Dieu du tonnerre » de 1962 planait déjà sur ce récit de 1941 ? Etait-ce le hasard ou simplement l’inconscient à l’œuvre ? Les paris restent ouverts…

[Xavier Fournier]

Ce 384ème Oldies But Goodies, le troisième publié cette semaine dans le cadre du centenaire de la naissance de Jack Kirby, est aussi le dernier de ce court cycle « kyrbiesque », pensé pour vous proposer une chronique sur un épisode de DC, de Marvel et enfin ce Captain Marvel d’un troisième éditeur (quand bien même Captain Marvel fut racheté ensuite par DC). Et de la même à chaque fois évoquer une décennie différente.

Xavier Fournier

Xavier Fournier est l'un des rédacteurs du site comicbox.com, il est aussi l'auteur de différents livres comme Super-Héros - Une Histoire Française, Super-Héros Français - Une Anthologie et Super-Héros, l'Envers du Costume et enfin Comics En Guerre.

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