[FRENCH] Etrigan le Démon semble occuper une place bien à part si on le compare au reste de la production de Jack Kirby chez DC au début des années 70. Thématiquement il n’appartient ni aux séries post-apocalyptiques du King (Kamandi, Omac…) ni au pôle cosmogonique du Fourth World (New Gods, Mister Miracle, Forever People). Bien qu’il relève de la magie, ses racines le rattachent au passé et à l’époque de Camelot. Mais… s’il existait un lien ?
On a bien souvent prêté au Jack Kirby des années 70 la volonté d’inventer ses propres histoires et de se tenir autant que possible à l’écart de la continuité des éditeurs pour lesquels il travaillait à l’époque. Après avoir du faire des compromis sur ses dernières années de Fantastic Four ou de Thor, l’auteur avait claqué la porte de Marvel et avait débarqué chez DC avec l’assurance de pouvoir, entre autres choses, écrire ses propres histoires. Pour autant, les séries qu’il allait produire n’allaient pas forcément se tenir à l’écart des autres revues. Par exemple, dans le premier épisode de Forever People, Superman occupe une place proéminente. Dans un sens, c’était logique : Son Fourth World avait émergé à partir de la série Superman’s Pal: Jimmy Olsen. Difficile de ne pas faire le lien avec le surhomme de Krypton et Kirby ne s’était pas fait prier. Mais rien ne l’obligeait à glisser des références à ce même Superman dans les pages de Kamandi, là où le rapport était plus ténu. Dans la série Demon, Kirby avait choisi d’installer son personnage dans une des villes les plus connues de l’univers DC : Gotham City. L’ironie étant (mais le King des comics se souvenait-il de ce détail remontant à plusieurs décennies) que Kirby avait utilisé ce nom bien avant que DC n’en fasse usage. Dans les premières aventures de Batman, le héros évoluait dans une ville non identifiée (sans doute New York) et ce n’était que par la suite qu’on avait rétroactivement nommé l’endroit Gotham City. Entretemps Jack Kirby, en compagnie du scénariste France Herron, avait lancé chez Fawcett un héros gainé de rouge, Mister Scarlet, qui évoluait déjà dans une certaine Gotham City. Volontairement ou pas, la présence du Démon à Gotham permettait donc de « rendre à César » ce qui appartenait à Kirby. Mais il est certain qu’en 1974 le message principal était qu’Etrigan le Démon hantait les mêmes rues que Batman et donc la même continuité.
Pour ceux qui connaîtraient mal Etrigan (et dans ce cas permettez-moi de vous conseiller la lecture de cette chronique précédente), sachez le personnage est un très ancien démon ensorcelé par Merlin à l’époque de la chute de Camelot (non, pas celui d’Alexandre Astier mais bien le mythe épique d’origine, plus proche du film Excalibur de John Boorman). Ainsi piégé par l’enchanteur, Etrigan est greffé depuis des siècles à une personnalité humaine, Jason Blood, et d’une certaine manière obligé de faire le bien contre son gré. Etrigan s’oppose d’une manière générale au retour des puissances démoniaques sur Terre et, de façon plus particulière, à toute utilisation maléfique de la magie de Camelot et Merlin. Malgré ce préambule lié à la sorcellerie et l’apparence grotesque du personnage, Etrigan le Démon est sans doute (avec Manhunter) le concept le plus super-héroïque que Kirby ait pu publier chez DC à cette période. D’ailleurs, malgré les apparences, on a souvent fait le rapprochement entre Hulk et Etrigan, qui sont tous les deux des variations à superpouvoirs de Docteur Jekyll et Mister Hyde, quand bien même le géant vert tient des origines de l’Atome tandis que la créature démoniaque est liée au surnaturel. Etrigan est peut-être encore plus super-héroïque qu’Hulk dans le sens où il s’oblige à des patrouilles dans Gotham, certaines nuits où il perçoit que le Mal est à l’œuvre. Dans Demon #16, c’est dans cette disposition que nous le retrouvons, volant au dessus des buildings. Etrigan ne sait pas consciemment ce qui se passe mais il sait que quelque chose se passe, que ses ennemis sont là : « Leur odeur est omniprésente. Il s’agit de créatures occultes venues de régions étranges ! ».
Bientôt Etrigan aperçoit sur un toit une colossale créature cornue qu’il reconnait immédiatement : « Kafir le Cornu ! Il faut un sorcier puissant pour l’avoir amené ici ». S’il est supposé être démoniaque, Kafir le Cornu, sorte de bison humanoïde, ressemble surtout à une bestiole échappée du Muppets Show ou de Max et les Maximonstres. On peut s’étonner qu’un démon de cette taille traine à rêvasser sur le toit d’un immeuble, en plein Gotham, quand bien même la scène se passe en pleine nuit (il y a quand même de meilleures façons d’être discret). Mais Kafir ne s’est pas installé là par hasard. Il espérait bien être repéré par Etrigan. Quand il le voit se poser près de lui, Kafir se réjouit : « Sois le bienvenu, Démon ! Ma patience est récompensée ! ». En fait, ils ne sont pas là pour échanger des amabilités mais bien pour se combattre. Etrigan ne perd pas de temps en fausse politesse : « Ta récompense sera un départ rapide de ce monde mortel ! » Puis il donne un coup massif à son adversaire. L’attaque, pourtant, fait rire Kafir. Le cornu prévient alors Etrigan : « Démon crétin ! Ta force est inutile ! Kafir annule toute force ! ». Pas spécialement connu pour son tempérament mesuré, Etrigan s’entête cependant comme un chat enragé, espérant arracher à Kafir le nom du magicien qui l’a invoqué dans ce monde.
Comme les coups du héros n’ont aucun effet sur son antagoniste, il n’a évidemment pas la position dominante dans le combat. Kafir prend le dessus et ne laisse échapper que de vagues propos, prévenant Etrigan que le personnage qui l’a appelé sur Terre le déteste tout particulièrement et qui, plus est, doué d’une puissance avec laquelle il ne peut espérer rivaliser. Mais l’erreur que fait Kafir est de penser qu’Etrigan ne peut l’attaquer qu’en faisant usage de sa force physique. Réalisant finalement que son adversaire ne craint pas ses coups, Etrigan change de stratégie et lance des rafales de feu démoniaque, espérant que Kafir est imperméable aux coups physiques mais pas à des attaques plus énergétiques. Le feu semble effectivement le prendre par surprise… Mais Etrigan réalise que, malgré les flammes, Kafir est toujours debout. Avant qu’il ait pu penser à une autre forme d’attaque, c’est au tour d’Etrigan d’être frappé d’une manière-non physique : les mains de Kafir diffuse un gaz vert, formant un nuage autour de la tête du héros. Etrigan suffoque et tombe à terre, inconscient.
Le commanditaire de Kafir peut alors apparaître à son tour sur le toit. On ne voit d’abord qu’une jambe nue mais Kafir salue avec crainte sa maîtresse, ne laissant aucun doute quant au sexe de ce troisième protagoniste. Un plan rapproché nous montre alors le visage d’une femme brune, qui jubile de cette victoire mais empêche néanmoins Kafir d’en finir avec Etrigan : « Non ! J’ai besoin du Démon. Sa défaite n’est que la première étape dans les plans de Morgaine Le Fey ! ». Nous voici donc renseigné. Nous sommes face à la Fée Morgane, ce qui est plutôt naturel pour une série construite sur le folklore arthurien (Morgane/Morgaine étant la demi-sœur du roi Arthur). Morgaine se vante alors d’être aussi puissante que Satan et de pouvoir imposer sa volonté à ses armées. Kirby représente Morgaine avec une coupe de cheveux très caractéristiques, formant comme un cercle noir autour de son visage. Alors qu’elle parle de son pouvoir Morgaine, toujours très préoccupée par sa beauté, se caresse le visage avec les deux mains, Kirby en profitant pour former une figure symbolique très caractéristique (assez courante dans la production de Kirby à cette époque) si on y fait attention : les bras forment comment les contours d’un œil tandis que les cheveux et le visage de Morgaine occupent la place de l’iris.
Pour en revenir au plan de la sorcière, elle explique qu’Etrigan est le seul qui peut lui fournir l’objet céleste qu’elle cherche ce soir-là. Elle ordonne à Kafir de la suivre à l’intérieur du bâtiment. Kafir ne se tenait pas par hasard sur le toit de cet immeuble. C’est celui qui abrite la demeure de Morgaine, qui abrite aussi ses serviteurs. Bientôt Etrigan se réveille. Quelques heures se sont écoulées. Il n’est pas simplement ligoté mais attaché à un lourd harnais suspendu, qui le maintient recroquevillé. Morgaine se moque, lui demande s’il est bien traité. Toujours hargneux, Etrigan lui promet alors qu’elle regrettera cette rencontre. Derrière lui, cependant, une sorte de bourreau masqué aux ordres de l’enchanteresse lui explique que le pouvoir de la sorcellerie rendent le prisonnier impuissant et que ses menaces ne sont que des paroles en l’air. Non seulement ce bourreau souligne l’évidence mais en plus il essaie d’expliquer à Morgaine que tout ça fonctionne à base de sorcellerie alors qu’elle est bien placée pour le savoir (c’est un peu comme aller voir Obi-Wan Kenobi pour tenter de lui expliquer ce qu’est la Force). On ne sait pas trop d’où sort cet homme de main de Morgaine mais il ne brille pas spécialement par son intelligence…
Finalement Morgaine, qui sait très bien comment tout ça fonctionne, ordonne qu’on marque au fer Etrigan. Il ne s’agit pas simplement de le torturer mais bien d’un rituel mystique. Une fois que le démon portera sa marque sur le front, il sera obligé d’obéir à la sorcière. Tandis que la créature hurle de douleur, Morgaine se prélasse sur un divan en riant… Et elle demande : « Es-tu prêt à faire selon ma volonté, démon ? ». L’autre répond d’un simple… « J’entends et j’obéis. Tes souhaits sont des ordres ! ».
Ailleurs, au même moment, Glenda Mark, une amie de Jason Blood (l’alter-ego d’Etrigan), observe un objet étrange. Une sorte de parallélépipède blanc, aux reflets métalliques. En fait, c’est un talisman que les lecteurs de la série ont pu apercevoir dans plusieurs épisodes précédents de la série et qui prend une place croissante dans l’histoire. Dans Demon #8, Jason Blood gardait l’objet dans son bureau, en expliquant qu’étant un expert de l’occulte il avait amassé un certain nombre de talismans puissants. Jason, qui identifie la chose comme étant la Pierre Philosophale (la « Philosopher’s Stone »), s’en sert même pour tenter de se débarrasser de la personnalité d’Etrigan, espérant retrouver une vie humaine normale. Mais à l’évidence il n’y arrive pas et l’objet va changer de place plusieurs fois dans les épisodes suivants, un temps caché dans une poche située à l’intérieur de la cape d’Etrigan avant de revenir dans le bureau de Blood, là où Glenda l’a découverte dans l’épisode précédent, sans savoir ce que c’est. La blonde Glenda réfléchit : « C’est une pierre… aussi lisse que du verre. Mais elle semble presque vivante au toucher. C’est un autre lien fantastique avec les évènements occultes dans lesquels Jason m’a impliquée ». Mais alors qu’elle tient l’objet sans forcément chercher à faire quoi que ce soit, elle sent que quelque chose se passe. Bientôt les objets et même les meubles dans la pièce se soulèvent, lévitent. Glenda comprend que c’est la pierre qui a cet effet sur son environnement : « C’est incroyable ! Je pense que cette pierre réagit à la pensée ! ». La jeune femme décide alors de tester le pouvoir de l’objet… Elle le dirige vers un fauteuil et se concentre pour qu’il se change en tas de fleurs… Chose qui ne manque pas de se produire immédiatement ! La pierre a le pouvoir d’altérer la réalité…
Mais avant qu’elle ait pu en découvrir plus, Glenda est interrompue par une voix. Un vieil homme se tient dans la pièce… mais pousse des cris quand elle se retourne vers lui, inquiet qu’elle pointe la pierre vers lui. Au bout de quelques instants le vieil homme se reprend et assure n’être là que parce qu’il est intrigué par la pierre étrange de Glenda. A chaque fois que la jeune femme lui demande qui il est elle, l’inconnu botte en touche. Il fini par se présenter comme étant l’émissaire d’une personne très puissante. L’homme ajoute que la personne en question a besoin immédiatement de la présence de Glenda, tout comme Jason Blood. Glenda, qui se demandait justement où était passé Jason, s’inquiète un peu et décide d’accompagner le vieil inconnu, espérant qu’il la mènera jusqu’à son ami. On aura compris que l’homme est envoyé par Morgaine mais ça Glenda, qui n’a pas lu le début de l’épisode, ne peut pas le deviner…
De son côté la sorcière prend plaisir à tester l’obéissance nouvelle d’Etrigan. A travers le sortilège de la marque, elle peut imposer à son prisonnier une douleur intense s’il fait mine de se rebeller. Ca n’empêche pas Etrigan de râler sur le mauvais sort ou sur la nuisance qu’est Morgaine. Mais il reste obligé d’obéir. Cela ne semble pas suffire à Morgaine, qui voudrait qu’il soit véritablement soumis et que même son esprit soit à ses ordres. Elle décide donc de conjurer un autre serviteur : le Smasher (le « Briseur »), une sorte de colosse vêtu d’un pagne et d’un casque à l’allure antique. Morgaine explique alors que le Smasher a combattu dans les arènes de la Rome antique. Et sans doute le Smasher n’est-il pas simplement un gladiateur tiré du temps car quand il commence à frapper le Démon ses coups sont massifs. Encore que dans le même temps Etrigan soit visiblement affaibli par l’effet de la marque : « Je ne peux pas me défendre ! La marque bloque ma capacité de résistance ! ». C’est sur ces entrefaites que Glenda arrive dans la pièce, toujours escortée par le vieil homme. Glenda ne connait pas Etrigan et ignore que Jason et lui ne font qu’un. Ca ne l’empêche pas de s’émouvoir du sort du diable jaune sous les coups du Smasher : « Oh, c’est horrible ! Il est en train de tuer cette pauvre créature ! ».
Morgaine n’est pas décidée à interrompre le combat, malgré les suppliques de Glenda. Finalement c’est le Smasher lui-même qui arrête : « Elle a raison ! Je vais en terminer avec cette farce ! Ce n’est pas un combat mais un massacre ! ». Il semble que le Smasher ait au moins un peu d’honneur. Cette réaction surprend Morgaine : « Le Smasher est désorienté ! Au lieu d’un opposant de valeur, je lui ai fait affronter un esclave sans défense. Glenda, qui est vraiment une fille bien et va au-delà des apparences (combien de personnes se passionneraient pour le sort d’une gargouille jaune aux yeux injectés de sang) s’émeut du sort de la victime. Devant ces réactions, Morgaine clame qu’elle n’a de compte à rendre à personne… Mais « décide » cependant d’ordonner au Smasher d’épargner le Démon (ce qu’il venait de toute façon de faire) avant de lui dire de retourner d’où il vient. Le colosse antique parti, Morgaine se rassure à voix haute « Ma maîtrise des ars mystiques reste sans pareille ! A partir de cette pièce, je peux manœuvrer les agents du Mal ! ». Bien dit cocotte mais n’empêche que c’est bien le Smasher qui a décidé de l’issue de combat et que le reste n’est qu’effet de manche…
Glenda, elle, n’a plus qu’une préoccupation : On lui avait promis Jason Blood ! Où est-il ? Morgaine se reprend et lui explique qu’il est là, sous ses yeux. Glenda ne comprends pas au début mais la sorcière ordonne à Etrigan de reprendre ses traits humains. Lentement la forme démoniaque s’estompe, laissant derrière elle Jason, toujours marqué au front par la marque maléfique. Au niveau de la série, c’est un passage déterminant, un peu comme quand Lois Lane découvre que Superman et Clark Kent ne font qu’un. Glenda, hébétée, souligne alors l’évidence « Jason… Cette créature et toi… Vous ne faîtes qu’un ! ». Morgaine explique que puisqu’il reste marqué, même sous sa forme humaine, il reste son esclave et qu’elle peut le faire souffrir à volonté. Horrifiée, Glenda rétorque qu’elle ne connaît rien à l’occultisme mais qu’en tant qu’amie de Jason elle fera tout ce qu’elle peut pour l’aider. L’aider ? Jason frémit… La seule chose qu’elle doit faire si elle tient à lui, c’est de ne surtout pas abandonner la pierre en sa possession. Glenda comprend alors qu’on l’a amenée ici pour la pierre qu’elle observait plus tôt dans l’épisode et qu’elle tient encore à la main. Jason insiste sur le fait qu’elle dot la garder… mais il est interrompu par une décharge de douleur déclenchée par la sorcière…
Morgaine ricane : « Maintenant tu sais tout, mortelle ! C’est moi qui commande ici ! ». Sauf… sauf que plus tôt Glenda a eu l’occasion de se faire une petite idée du pouvoir de la pierre qu’elle tient : « Tu ne me commandes pas à moi, monstre femelle ! Je n’ai pas peur de tes prétendus pouvoirs ! ». Morgaine tente alors de s’emparer de la pierre de la manière la plus traditionnelle qui soit, en voulant l’arracher à Glenda. Mais la jeune femme s’y accroche : « Je décide à qui elle appartient. Et tu peux être sure qu’elle ne sera pas donnée à quelqu’un comme toi ! ». Dans son geste, Glenda dirige machinalement la pierre vers la sorcière… Ce qui déclenche une réaction de frayeur de Morgaine, tout comme le vieil homme pouvait être terrifié quelques pages plus tôt. Il ne fait visiblement pas bon être dans la « ligne de mire » de cet objet. Se sentant en position de force, Glenda se prépare alors à utiliser la pierre contre son adversaire. Mais Morgaine a encore une carte dans sa manche. Elle continue d’avoir tout pouvoir sur Jason Blood. D’un geste de la main, elle commence à le rendre plus vieux, encore plus vieux. C’est déjà un vieillard et dans quelques secondes il sera sans doute mort de vieillesse : « Par le pouvoir de la marque, il va mourir… Si je le souhaite ! ». Forcément Glenda reporte alors toute son attention vers son ami qui souffre. Elle baisse sa garde…
Mais, surprise, ce n’est pas Morgaine qui en profite. C’est au contraire Warly, le vieux serviteur de la sorcière (celui qui a guidé Glenda jusqu’à cet endroit) qui saute sur la jeune femme et lui arrache le talisman : « Ha ha ha ! La pierre philosophale est désormais entre de bonnes mains ! ». Glenda n’y fait plus vraiment attention. Elle s’est précipitée au secours de Jason. La seule qui s’intéresse à Warly et à la pierre, c’est Morgaine : « Bon travail, Warly ! Je te récompenserais… Donne-moi la pierre ! ». Cependant les choses ne vont pas spécialement tourner comme Morgaine le souhaiterait. Warly est accroché à la pierre tel Gollum à l’anneau de Sauron, totalement fasciné par son pouvoir.
Finalement il décide que ce pouvoir lui appartient à lui et à personne d’autre. Morgaine est plus que surprise. Après tout il est son serviteur, il doit lui obéir. Mais Warly n’est plus de cet avis : « Avec cette pierre je ne crains rien ! C’est moi qui commande maintenant ! ». Et il braque l’objet vers son ancienne maîtresse. Terrifiée mais furieuse, Morgaine lui promet alors les pires châtiments. Elle fait un geste vers la porte d’où est venu le Smasher, expliquant que derrière ce seuil se cachent les armées du Mal auxquelles elle commande. Warly n’est pas impressionné et explique qu’il s’en occupera également s’il le faut. Mais il décide de se débarrasser avant tout de Morgaine. Un geste de lui et la sorcière est soudainement transformée en sarcophage égyptien : « La reine de la sorcellerie est maintenant une reine pour l’éternité ! ».
C’est un rappel des propriétés de la Pierre Philosophale. Jack Kirby s’était inspiré de la pierre légendaire avec laquelle les alchimistes auraient transformés les métaux ordinaires en métaux précieux. Sauf que Kirby lui a donné une portée plus large et que sa pierre à lui sert manifestement à exhausser tous les vœux possibles. Quand on la tient, il suffit de vouloir quelque chose pour que cela se produise. Pour être exhaustif, notons que la Pierre Philosophale de Kirby n’est pas la première dans l’univers DC. Dans Showcase #13 (1958), le héros Flash avait commencé à combattre un criminel nommé Doctor Alchemy, qui était armé d’une Pierre Philosophale qui pouvait transformer les éléments mais qui ne formait absolument pas une figure géométrique. Elle avait l’apparence d’un caillou non-taillé. La version de Kirby est toute autre : On ne peut s’empêcher de penser au Cube Cosmique similaire que le même Jack Kirby avait créé quelques années plus tôt chez Marvel, si ce n’est qu’il s’agissait bien d’un cube et pas d’un parallélépipède rectangle… Mais nous y reviendrons…
En attendant on devrait se réjouir ! La sorcière est tombée ! Mais Jason Blood ne sait que trop ce que ces évènements cachent : Si Morgaine n’est plus un problème, Warly est devenu une menace ! « Dans de mauvaises mains la pierre philosophale ne peut que produire… du Mal ! ». En fait Warly a désormais pouvoir sur tout ce qui existe. Il ne craint plus rien, oui, mais il commet une erreur. Occupé à brandir la pierre devant Jason et Glenda, il tourne le dos à la porte démoniaque qu’avait actionnée Morgaine quelques instants plus tôt. Warly ne voit pas la créature tentaculaire, chthonienne, qui s’en extirpe. Il est totalement pris par surprise quand les tentacules s’emparent de son bras, l’empêchant de diriger la pierre dans une direction qui lui permettrait de se défendre. Par réflexe, Warly invoque alors des flammes infernales. Jason pousse Glenda à l’écart : « Il a utilisé la pierre pour générer la flamme-néant… mais il ne peut la contrôler ! ». Bientôt un incendie se déclare. Le monstre et Warly disparaissent dans le feu tandis que Jason dit à Glenda de courir. Ce ne sont pas des flammes normales. Si elles les touchent ils seront comme des zombies, sans autonomie. Comme la marque démoniaque qui marque son front, elles ont le pouvoir de détruire ou d’emprisonner l’âme de n’importe quelle créature vivante !
C’est à ces mots que Glenda remarque quelque chose : « Jason ! Cette marque ! Elle… Elle est partie ! ». Les deux personnages comprennent qu’avec l’élimination de Morgaine le sort a été rompu. Jason Blood est à nouveau libre de ses actes. Il ordonne alors à son ami de se protéger et active lui même un sort. Quand il n’est pas le Démon, Jason reste en effet assez expert de l’occulte pour pouvoir accomplir quelques exploits par lui-même. Il commence ainsi à tourner sur lui-même et dissipe les flammes. Glenda se retrouve dans un coin de l’appartement qui ne garde pas trace de l’incendie. Apeurée, elle se lance alors à la recherche de Jason dans une partie plus endommagée. Elle retrouve près d’un objet resté intact : la pierre philosophale. Glenda s’étonne : « Ils sont tous partis ! Cet endroit ! Quelque chose d’horrible semble s’y être déroulé ! ». Jason explique alors que la seule manière d’en finir était de les bannir (Warly, le monstre et le sarcophage sans doute). Il a du accomplir un « acte extrême de sorcellerie ». Glenda est incrédule : « Mais enfin Jason comment aurais-tu ce genre de savoir ? ». En fait la jeune femme s’accroche au fait que ce qu’elle a vu plus tôt n’était qu’illusion. Ce serait facile pour Jason d’en profiter pour aller dans son sens, nier l’existence d’Etrigan. Mais il préfère jouer franc-jeu : Ce qu’elle a vu était réel et Jason est effectivement lié au démon ! ». L’épisode s’achève ainsi et par la même occasion la série car Demon #16 marque en effet la disparition du titre. Au lieu de promettre une suite, le dernier commentaire explique alors que si c’est la fin des aventures du Démon, ce n’est pas pour autant la fin des efforts de Jack Kirby pour intéresser le lecteur et qu’on le retrouvera courant 1974 dans d’autres comics. Le fait qu’aucun titre précis ne soit donné laisse augurer qu’au moment de clore cette histoire l’auteur en était encore à se demander quels seraient ses futurs projets.
Ce qui nous intéresse particulièrement dans cet ultime épisode du Démon de Kirby, c’est l’utilisation de la Pierre Philosophale comme objet capable de réécrire la réalité. Dans des numéros précédents on avait pu apercevoir vaguement les capacités de l’objet. Kirby l’avait introduit comme un simple remède potentiel pour guérir Jason Blood de sa possession par Etrigan. Puis l’objet était devenu une sorte de Deus Ex Machina, Etrigan s’en servant par exemple pour transformer deux adversaires en vautours. Demon #16 marque une augmentation du rôle la pierre, qui passe du rang de « couteau suisse » mystique à la disposition de Jason/Etrigan à celui d’objet convoité de manière centrale par les puissances du Mal. Quand Morgaine Le Fey retrouve Etrigan, un agent de Merlin et donc son ennemi juré depuis l’ère de Camelot, on notera que son but principal n’est pas d’éliminer cet adversaire mais bien d’obtenir cette pierre, qui devient du coup l’objet le plus puissant de la série. Quand Warly l’obtient, il devient capable de tout accomplir… Et on se retrouve dans une situation très proche du Red Skull en possession du Cosmic Cube chez Marvel, talisman dont Kirby était déjà à l’origine. Sauf que, comme nous l’avons dit, la Pierre Philosophale – même si elle a exactement les mêmes capacités que l’accessoire vu chez Marvel, n’a pas réellement la forme d’un cube. C’est un parallélépipède rectangle…
… Ce qui la rapproche cependant d’un autre objet déjà aperçu dans le cadre de la Kirbysphère et chez DC en prime. Dans New Gods #7 (mars 1972), on avait découvert le X-Element, un parallélépipède rectangle identique qui sert de pièce essentielle à la chaise-véhicule de Metron. Comme le X-Element avait lui aussi quelques caractéristiques en commun avec le Cube Cosmique, la filiation Cosmic Cube -> X-Element -> Philosopher’s Stone commence à se dessiner. Jason/Etrigan aurait donc dans les mains un objet lié aux New Gods ? D’un côté ce serait curieux pour un personnage qui est plutôt lié au folklore arthurien. Mais pas forcément. Quand Jason Blood mentionne pour la première fois la Pierre Philosophale il ne dit en rien qu’elle est liée à Camelot, simplement qu’il a amassé un certain nombre d’objets magiques de provenances diverses. Précisons qu’il y a également un autre écho du monde des New Gods dans la flamme infernale qui marque la fin de Demon #16 : Jason Blood la décrit comme capable de faire perdre toute volonté propre et on se retrouve (tout comme la marque magique de Morgaine) avec quelques chose de très proche de l’Anti-Life, le pouvoir que Darkseid convoite pour supprimer toute liberté d’autonomie dans l’univers. Jack Kirby était-il parti pour lier l’univers d’Etrigan à celui des New Gods ? Nous ne le saurons jamais avec certitude puisque la série se sera arrêtée avant qu’il puisse préciser sa pensée. Mais une chose est sure : Kirby avait rendu la connexion possible, en utilisant des éléments à la fois similaires et compatibles…
L’intrigue de la Pierre Philosophale et de Morgaine allait reprendre dans Wonder Woman vol.2 #107 (mars 1996), où l’amazone est attaquée par un Etrigan à nouveau sous la domination mentale de la sorcière. La Pierre Philosophale apparaît à nouveau mais avec deux différences. D’abord cette fois Morgaine s’y intéresse peu (elle semble surtout préoccupée par l’idée de voler l’immortalité d’autres personnages) et surtout elle est… rouge. Le scénariste/dessinateur John Byrne semble avoir voulu distancer l’objet du Cube Cosmique. La pierre est cette fois montrée avec bien moins de puissance. Elle sert surtout à « guérir » les victimes de la marque de Morgaine et à leur rendre leur libre arbitre, personne ne semblant penser que le talisman peut réécrire les lois de l’univers. C’est dans JLA #10 (septembre 1997, début de l’arc « Rock of Ages ») que Grant Morrison va rendre la Pierre Philosophale à sa fonction première, mais au prix d’un autre changement d’apparence. Au premier abord, la Pierre Philosophale qu’on voit dans cet arc est celle de Doctor Alchemy. On reconnaît le caillou non-taillé de l’ennemi de Flash. Lex Luthor s’en sert pour semer le chaos… Mais on va vite découvrir que la pierre n’est qu’une sorte d’étui pour un autre objet de puissance, le Worlogog, talisman que Jack Kirby avait créé dans les pages du crossover Super Powers, en 1984. On découvrira plus tard que le Worlogog est en fait une sorte de carte qui sert à se déplacer dans l’espace-temps. Au point que Metron l’a intégré dans sa chaise-véhicule pour pouvoir s’orienter dans ses déplacements. Dans JLA #15, Metron l’explique à son élève, le nouvel Hourman : « Worlogog » est le nom de la Pierre Philosophale dans la langue des New Gods. Le Worlogog et le X-Element sont donc au bas mot deux éléments complémentaires d’une même machine… Ou deux noms pour une seule chose (le X-Element serait alors l’étui du Worlogog dans la chaise de Metron).
Grant Morrison dresse donc un lien entre la Pierre Philosophale de Doctor Alchemy et l’univers de Kirby (le Worlogog/le X-Element). Mais qu’en est-il de l’autre Pierre Philosophale, celle que le King a réellement créé dans les pages de Demon ? Elle s’inscrit à l’évidence dans la Kirbysphère mais peut-on la lier à la mythologie des New Gods. Oui, parce que par extension la pierre est un de ces talismans sans définition et sans origine que le « King » aimait utiliser dans ses histoires. Malgré les différences d’apparence il ne serait pas iconoclaste de penser que la pierre détenue par Jason Blood contient elle aussi un Worlogog. Kirby n’aura pas officialisé la chose (sans doute d’ailleurs ne l’aurait-il pas formalisé de la même manière, le Worlogog datant des années 80) mais le rapprochement entre Demon et New Gods existait depuis 1974. C’est finalement Grant Morrison qui gérera l’explication finale mais bien après ses épisodes de JLA, dans les pages du crossover Seven Soldiers (où Etrigan le Demon était, à un certain moment, supposé jouer un rôle majeur) en 2006. Dans Seven Soldiers #1 (qui est, contrairement à ce que pourrait laisser croire ce chiffre, le dernier segment de la saga) on découvre que les New Gods sont venus sur Terre à l’aube de l’humanité et y ont laissé un ensemble de talismans et d’éléments de pouvoirs qui se sont transmis à travers les générations. On voit même le roi Arthur guidé par Merlin jusqu’à la cité abandonné par les New Gods et s’emparer des trésors qu’ils y ont laissé (ce qui nous ramène d’ailleurs à un autre rapprochement kirbyesque : les ruines de la cité terrestre des New Gods ressemblent à celles d’Avalon telle que l’a représenté Kirby dans les pages des Fantastic Four [1]). A partir de là, la Pierre Philosophale de Jason Blood devient fort logiquement un artefact des New Gods, un reliquat du X-Element et du Worlogog abandonné sur Terre et rapporté à Camelot par Arthur et Merlin, le « patron » d’Etrigan. Comme quoi la Kirbysphère retombe toujours sur ses pattes…
[Xavier Fournier]
[1] La cité d’Avalon (où ne demeure plus que le seul Prester John) telle qu’elle est vue dans Fantastic Four est décorée de machines évoquant le design du Worlogog plus tardif. Ce qui est normal puisque tout a été conçu par le même Jack Kirby a des années différentes de sa vie. Mais là aussi des recoupements plus tardifs, venant non pas de Kirby mais de ses fans, permettent des recoupements surprenants. On découvrira plus tard dans la série Defenders de Matt Fraction (2011-2012) qu’une machine d’Avalon (sur laquelle veille Prester John) a le pouvoir de réinventer la réalité, comme le Worlogog chez DC. Fraction finira par révéler l’existence d’une caste de guerriers cosmiques, des survivants d’un autre univers que rencontre le Silver Surfer et qui sont liés à ce genre de machines. Les guerriers cosmiques vus dans Defenders évoquent énormément des personnages similaires de Kirby vus en train d’aider la Justice League à lutter contre Darkseid pendant le crossover Super Powers. Autrement dit les machines sur lesquelles veillent les Defenders de Matt Fraction sont des worlogogs discrètement liés au Super Powers de DC. Quant à savoir si la ressemblance est accidentelle ou pas…