[FRENCH] Dans la production de Jack Kirby chez DC pendant les années 70, la série Demon occupe une place à part. Racontant les aventures modernes d’Etrigan, créature au service de Merlin depuis la chute du roi Arthur, elle ne s’inscrit pas dans la portée cosmique du Fourth World (New Gods, Mister Miracle…). Elle ne fait pas non plus partie des titres post-apocalyptiques du même Kirby (Kamandi, Omac…). Aurions-nous trouvé un concept qui échappe au corpus du maître ? En apparence oui. Mais seulement en apparence…
Lors de la chute de Camelot (qui allait entraîner par la même occasion la fin du règne du Roi Arthur), l’enchanteur Merlin s’arrangea pour que son talisman le plus important, le Livre d’Éternité (Le Book of Eternity) échappe à sa rivale, la terrible fée Morgane. Il confia ce puissant livre à un démon, Etrigan, qu’il avait asservi depuis quelques temps. La créature reçu l’ordre de fuir et d’emporter l’ouvrage là où la fée ne pourrait pas le trouver. Et pour mieux se cacher, le démon pris l’apparence d’un simple mortel amnésique, Jason Blood. Pour la petite histoire, Kirby avait fortement basé le design d’Etrigan sur une vieille histoire de Prince Valiant parue en 1937 (comme nous l’avons déjà vu dans un autre Oldies But Goodies), aventure dans laquelle le héros se faisait passer pour un démon pour mieux profiter de la superstition de ses adversaires. Ici, le masque jouait dans l’autre sens. Le démon se faisait passer à son corps défendant pour un humain.
Ignorant sa vraie nature, Jason traversa les siècles sans connaître le secret de son origine. Jusqu’à l’ère moderne où, pour affronter Morgane (mais également de nombreux sorciers et autres créatures monstrueuses) Jason découvrirait qu’il pouvait se transformer en Etrigan, selon un dédoublement de la personnalité faisant assez penser à une version mystique de l’Incroyable Hulk. Un soupçon du Thor de Marvel se fait aussi sentir : Tout comme le dieu Thor est expédié sur Terre sous la forme du frêle Don Blake pour y apprendre l’humilité, Merlin créé la personnalité factice de Jason Blood pour faire d’Etrigan une force du bien. C’est en tout cas l’amorce de départ de la série Demon, telle que Jack Kirby la lança en 1972. Par la suite l’idée fut un peu aménagée : Le Book of Eternity pris de moins en moins d’importance dans les aventures du démon Etrigan et on présenta souvent Jason non pas comme une personnalité « programmée » en Etrigan mais bien comme un humain réel. Dans cette version plus tardive, le vrai Jason Blood avait été un apprenti engagé par Merlin à l’époque arthurienne, que l’enchanteur avait fusionné avec Etrigan pour mieux « l’humaniser ».
En 2005, dans Blood of the Demon #1, Will Pfiefer et John Byrne revinrent à la formule de base, l’origine racontée à nouveau montrant clairement Etrigan transformé par Merlin en humain. En 2008, la série Madame Xanadu ramena à nouveau l’idée d’une fusion entre un Jason Blood réel et le démon. Mais dans l’actuelle série Demon Knight, la continuité contemporaine considère à nouveau comme version officielle la fusion entre le démon Etrigan et un Jason préexistant.
Suivant les scénaristes et les périodes, la relation Jason/Etrigan peut donc se définir de deux façons : soit Jason Blood est un humain se transformant souvent malgré lui en démon (et on s’approche donc d’une relation à la Hulk), soit Jason n’est qu’une sorte de déguisement créé par enchantement (façon Don Blake), qui incarnerait la moralité d’un Etrigan obligé de se battre pour le camp du Bien après avoir été ensorcelé par Merlin.
Le résultat revient cependant à la même situation à peu de choses près : il y a deux personnalités obligées de cohabiter et qui, bon gré/mal gré, défendent la veuve et l’orphelin contre des puissances infernales. La distinction n’est pas forcément très importante dans l’histoire qui nous intéresse aujourd’hui. En 1972, cependant, Jack Kirby jouait sur le fait que la chose était mystérieuse même pour Jason Blood, qui en étant encore à découvrir du bout des doigts ce qu’il était. Comme le prouve d’ailleurs l’introduction de Demon #3: « Je suis Jason Blood, démonologiste! Mon passé a toujours été fortement lié à l’inconnu! Une étrange aventure dans un vieux château m’a poussé à croire que mon intérêt pour les démons est bien plus qu’une question académique! Mais encore plus étranges sont les domaines sur lesquels j’enquête! Des portes qui s’ouvrent soudainement sur la noirceur de la nuit et qui crachent des créatures engendrées par un mal ancien comme… LES REINCARNATEURS ! ».
Les Réincarnateurs… Le terme était nouveau pour les lecteurs de l’époque, qui n’en avaient pas entendu parler dans les deux premiers épisodes de la série. Mais, plus qu’un terme, ce qui interpelle sur cette première page de l’épisode, c’est la figure presque simiesque d’une sorte de brute grondante, poilue, qui s’accroche à un mur. Derrière lui un homme est à terre, visiblement ensanglanté. On peut deviner que c’est la brute qui l’a mis dans cet état-là. Au troisième plan un motard de la police crie à l’agresseur de rester où il est. Le commentateur (autrement dit la « voix » de Jack Kirby) nous explique alors que ce genre d’incidents (le mal engendré par le Réincarnateurs) commencent, comme souvent, par « la sombre réalité d’un meurtre, commis par une brute… qui n’a aucune place dans notre réalité ». Bon d’accord celui qu’on devine comme l’assassin n’a rien d’un gagnant à un concours de beauté. Mais en quoi serait-il si étranger à notre réalité ?
En fait le commentaire nous livre un gros indice en nous expliquant que par la suite les témoins rapporteraient que l’agresseur était… un homme de Neandertal ! Conscient d’être face à un « homme singe », le policier aperçu plus tôt dégaine son arme et ordonne au tueur de se rendre, menaçant de tirer dans l’alternative. Mais la brute prend la fuite par un chemin inattendu : elle saute à travers la vitrine d’un restaurant. Disparaissant ainsi à la vue du policier armé, l’homme sauvage sème la panique parmi la clientèle. Bien sur la police ne tarde pas à le suivre dans l’établissement. Mais entretemps il a semé un sacré chaos et agressé plusieurs personnes. Il a même provoqué un incendie. La fumée empêche les policiers de viser juste. Ils tirent, mais sans pouvoir toucher leur cible.
L’homme de Neandertal arrive à reprendre sa fuite, alors que les policiers sont encore à l’intérieur du restaurant. Il s’échappe alors dans les rues… jusqu’à une voiture. Un homme chauve l’attend à l’extérieur, brandissant un signe en forme d’œil. Ce dernier s’adresse alors à son chef, qui se trouve à l’intérieur du véhicule : « Notre sujet revient, Ô préservateur du culte ! Il voit le symbole de l’œil et est attiré par lui ! ». Son interlocuteur lui répond : « Tiens la porte de la voiture ouverte ! Même dans son état animal, il saisira le sens ! ». Et effectivement la brute à l’allure préhistorique prend place sur la banquette arrière. L’homme tenant le signe de l’œil prévient alors celui qui, de manière évidente, est son maître : « Il entre, High One (Homme Haut) ! Soyez prudent ! Son ego réincarné est encore réel et dangereux ! ».
On découvre l’intérieur de l’automobile et le visage du « High One » : Un homme barbu à l’air hautain qui explique à son subordonné : « Oui, mais par chance ce n’est que temporaire ! Il commence à se détendre ! C’est la première phase de transition ! ». L’homme possède lui aussi un talisman (plus petit) en forme d’œil et le tient au dessus du sauvage. Bien sûr, on pourrait être tenté de voir dans ce petit œil un rapprochement possible avec l’Œil d’Agamotto (talisman propre au Doctor Strange de Marvel), mais nous verrons que la filiation est toute autre. L’homme de Neandertal sombre immédiatement dans l’inconscience : « Il entre dans le coma ! Il est sur la route qui le ramènera au présent ! ». Le serviteur qui se tenait à l’extérieur a pris place au volant. Constatant le phénomène qui est en train d’opérer, il remarque : « Il sera tel qu’il était quand nous l’avons trouvé ! ». Mais le High One est prompt à le reprendre. Pas « trouvé ». « Choisi est le bon terme, Haakud ! Nous l’avons sélectionné parmi la foule et conditionné avec nos yeux-symboles ! Et le pouvoir ancien qui l’a transformé en une créature de son passé lointain… le ramène maintenant ! La chose importante est qu’il a rempli sa mission ! Il a tué le délégué du Khendustan à l’O.N.U. ! Et il n’est pas conscient de l’acte qu’il a commis dans son incarnation antérieure ! C’est le pion parfait ! ». Pendant que le High One parlait, la brute s’est transformée graduellement. Là où il y avait un Neandertal massif, il n’y a plus qu’un homme contemporain tout à fait normal.
On remarquera au passage la scénographie très particulière de la métamorphose. Les comics ne sont pas avares de transformation « éclair » lors desquelles l’état d’un personnage est immédiatement remplacé par un autre. Captain Marvel (version Shazam) ou même des créations de Kirby comme The Fly, Thor, Infinity Man, le mutant Ben Boxer ou Omac sont basées sur ce principe. Mais il existe chez Kirby une autre manière de représenter la transformation physique, manière le plus souvent utilisée quand il y a un lien avec le monstrueux.
Chez Kirby, la transformation de l’homme normal vers la perfection ou vers le divin est instantanée (la chose joue aussi dans le sens inverse). La métamorphose de l’homme vers le monstrueux (et inversement) se fait pas étapes et, bien souvent, des étapes qui sont chorégraphiées de la même manière, en trois cases centrées sur le visage. On notera ainsi que la transformation du Neandertal dans cette page fait écho a bien des scènes similaires dans le Hulk de Kirby mais aussi (au hasard parmi de nombreux exemples possibles) à la scène de Journey Into Mystery #79 où le Midnight Monster cesse d’être humain, à un passage de New Gods #5 où Orion repasse de son état naturel (le physique monstrueux qu’il doit à son ascendance) à son déguisement d’être parfait.
Cette transformation en trois phases, avec son cadrage typique de Kirby, était aussi utilisée de manière courante dans la série Demon, quand Jason Blood se transformait en Etrigan (et inversement).
Mais le High One n’est pas un fan de comics. Il a d’autres préoccupations plus immédiates : « Un assassinat de plus devrait achever d’étouffer tout enquête de l’O.N.U. sur notre culte ! Randu Singh est notre cible ! Et son assassin est déjà conditionné et prêt ! ». Le High One est donc bien, comme on pouvait s’en douter, le leader d’une secte. Mais on tiquera sur quelque chose : en quoi ce serait à l’O.N.U. d’enquêter sur une secte ? Ca, le scénario ne l’établit pas de manière formelle. Sans doute faut-il imaginer que le culte en question a commis quelques atrocités dans différents pays étrangers. L’important, dans la scène, c’est la mention de Randu Singh. Car le Randu en question est un des meilleurs amis de Jason Blood. C’est un peu comme si quelqu’un prévoyait d’assassiner Wong dans la série de Doctor Strange. On peut donc d’emblée deviner comment Etrigan le démon va être obligé de se mêler de cette affaire !
Mais la scène qui nous attend quand on tourne la page surprend un peu le lecteur habitué de Demon. Comme nous l’avons vu il y a quelques paragraphes, la question de savoir si Jason Blood est une entité à part entière (qui existerait réellement en dehors d’Etrigan) où si c’est un simple sort (qui possèderait le démon et l’obligerait à se comporter en humain) a évoluée selon les scénaristes. Mais dans tous les cas, les deux personnages n’occupent qu’un seul et même espace : quand Etrigan apparaît, Jason disparaît et inversement. Là, on les découvre dans une situation pour le moins surprenante : ils se tiennent enchaînés l’un à côté de l’autre, dans le même endroit. Etrigan ricane de manière hystérique en constatant qu’ils sont liés tous les deux, aussi liés que s’ils étaient frères. Jason, lui, réagit avec horreur, tente de se libérer de la chaîne, en s’écriant qu’il ne veut rien avoir à faire avec le démon. Ils sont visiblement dans une sorte de contexte infernal. Etrigan commence alors à poursuivre Jason en lui expliquant qu’il réclame son âme et son corps. L’humain tente de fuir… mais comme ils sont tous les deux enchaînés, il est évident que la poursuite ne peut qu’être courte. Jason crie : « Tu n’est qu’une chose crée par des sorts et par la sorcellerie ! ». Ce qui est ironique puisque dans la formule voulue par Jack Kirby c’est bien le contraire, c’est Jason qui est artificiel (mais n’en a sans doute pas conscience). Etrigan freine, obligeant Jason à s’arrêter, retenu par la chaîne. Il explique : « Des sorts et de la sorcellerie tissés ensemble par Merlin ! Attirent l’un vers l’autre la fureur et la forme humaine ! ». Là aussi, contrairement à ce que Kirby nous avait montré dans Demon #1, le dialogue induit que Merlin a bien rapproché deux natures existantes. Ce n’est pas la seule bizarrerie qui nous fait penser que, tout comme dans Thor où le statut de Don Blake (l’alter ego du dieu du tonnerre) avait varié, Jack Kirby avait lui-même un avis susceptible d’évoluer sur la question. A plus forte raison parce que si on regarde bien Demon #1, Etrigan est représenté comme un serviteur dévoué de Merlin avant que Jason Blood n’apparaisse dans l’équation. C’est un « bon » démon qui n’a pas besoin d’un humain pour apprendre le Bien. Dans Demon #1, Jason n’est qu’un déguisement permettant à un Etrigan amnésique de mieux passer inaperçu. Il n’est pas question de lui apprendre une meilleure moralité. Merlin semble avoir confiance en lui. Mais des passages comme la discussion entre Etrigan et Jason dans Demon #3 imposeront graduellement une autre formule. Jason est supposé représenter le bien tandis qu’à l’évidence Etrigan serait un vrai danger s’il devait échapper à cette fusion.
Mais leur discussion est vite interrompue par l’arrivée d’un monstre titanesque, un démon grand comme un camion, attiré par la peur de Jason. Etrigan est ravi : » Hahahaha ! Un défi pour le démon ! Qui vient du ventre bouillonnant du repaire de Satan ! ». Etrigan demande alors à Jason de rejoindre (ce qu’on peut comprendre aussi bien par « se joindre au combat » que par une demande de renouveler leur fusion). Mais Jason est terrifié et ne veut pas se lancer dans la bataille. Tant pis pour lui : Etrigan s’avance de la grande bête, bien décidé à en découdre. Et comme Jason et lui sont toujours enchaînés, l’humain est, par la force des choses, obligé de le suivre, à sa grande terreur. Mais, horreur, bientôt la grande créature verte a avalé Etrigan. Il ne reste à l’extérieur que le seul Jason, sur le point d’être à son tour dévoré. C’est à ce moment-là… que Jason Blood se réveille. Tout çà était un cauchemar. Il est encore sonné, assis sur le bord du lit, quand son ami Harry Matthews arrive, attiré par les cris que Jason a poussé en se réveillant. Matthews faisait justement du jogging dans les parages. Comme depuis deux épisodes Jason affronte des menaces terrifiantes et qu’il revient en particulier d’un voyage lugubre en Transylvanie (Demon #2), les deux personnages pensent qu’il a vu trop de choses horribles et que tout ça se reporte sur son inconscient. Jason renchérit: « J’ai appris beaucoup sur les démons et moi-même ! Et sur les années que j’ai passé à la poursuite du mystère ». Puis Harry change de sujet. Il mentionne le fait que Jason a une séance avec Randu Singh dans la journée. Randu Singh, que nous avons déjà mentionné, est en effet une sorte de médium aux capacités mentales assez étonnantes. Grâce à ses dons il aide Jason à en découvrir plus sur sa propre histoire (le héros n’a en effet que de très vagues souvenirs des siècles passés, doutant de plus de la véracité de ces bribes de mémoire).
Harry est en mode bavard : « Attends un peu que je te raconte l’histoire de l’homme-singe qui a ravagé la ville avant de disparaître ! ». Mais alors qu’Harry commence à raconter l’étrange meurtre de la veille (celui qui a marqué l’ouverture de l’épisode), une chose horrible se produit. Harry commence à changer… selon la fameuse séquence du portrait en trois phases que nous avons déjà noté : humain, intermédiaire puis franchement affreux. Encore que cette fois-ci le résultat n’est pas de faire apparaître un Neandertal mais un humain à la mine patibulaire. Jason, qui tournait le dos, ne s’est pas rendu compte de la transformation. Il est en train de discuter du fait que la victime du meurtre nocturne était membre d’une enquête secrète sur un culte qui change les gens. Jason réfléchit : « J’ai entendu parler de cette enquête… par Randu Singh ! Puisqu’il est lui même un délégué (de l’O.N.U.), Randu semblait tout savoir là dessus. Mais… si Randu fait partie de l’enquête… Il pourrait être en danger ! ». A ce moment-là, l’homme qui a remplacé Harry attaque Jason : « Il ne le saura jamais, mon pote ! Si tu ne lui dis pas ! ». Jason esquive le coup mais est sidéré. Qu’est-il arrivé à son ami ? Avec un fort accent anglais, la « réincarnation » explique alors que son nom est Pistol et qu’il utilise tout ce qu’il trouve pour finir ses « jobs » (comprenez: ses meurtres). A l’évidence la secte des Réincarnateurs ne se contente pas de transformer les gens en Néandertaliens mais les fait régresser à une incarnation antérieure, maléfique, qui obéit à leurs ordres. D’ailleurs Pistol explique que des pirates comme lui excellent dans leur boulot. Pistol est donc une incarnation remontant au temps des pirates anglais. Seulement Jason est un homme en pleine forme. Et Pistol a beau être agressif, il ne fait pas le poids.
Jason l’assomme grâce à un coup de poing en soulignant l’évidence : « Tu n’es pas l’ami que je connais ! ». C’est alors que Randu arrive dans la pièce. Ses talents de médium et sa connaissance de l’enquête sur la secte lui permettent de reconstituer le puzzle : « Non, Jason. C’est une incarnation ancienne d’Harry. Dans une précédente existence notre ami Harry était un boucanier nommé Pistol ». Jason a alors une réaction qui laisse entendre que ce n’est pas la première fois qu’il assiste à ce genre de pratique et qu’il a connu, dans un passé ancien, la secte en question : « Ainsi les vieux cultes ont survécu ! En usant de leur pouvoir sur les gens de ce siècle ! Pauvre Harry ! ». Randu explique qu’il est désolé que Jason soit mêlé aux événements mais que du coup les voici tous les deux sur la liste noire du culte du Master-Eye (Maître-Œil). Là non plus Jason n’a pas l’air spécialement surpris. Avec un air sombre, il s’exclame « L’Œil qui voit l’éternité ». Or, si vous avez suivi, vous savez qu’Etrigan est le gardien du prestigieux Livre d’Éternité de Merlin, un artefact les plus puissants de la magie au sein de l’univers DC. Entre l’Œil d’Éternité et le Livre d’Éternité, on semble donc nous indiquer que les deux puissances ont une même source remontant, au moins, à l’époque arthurienne.
Ici, il est important de faire une distinction. Il n’était finalement par rare que Jack Kirby fasse appel au folklore arthurien à travers diverses séries, publiées chez différents éditeurs. Mais autant sur certains points on peut facilement organiser plusieurs références en une cohérence que je surnomme Kirbysphère (pour éviter la confusion avec le Kirbyverse paru chez Topps et Dynamite), autant sur Merlin et Camelot la référence est trop générale pour pouvoir tirer des conclusions systématiques. On peut, comme on l’a vu dans le cadre d’autres Oldies But Goodies, trouver une hiérarchie chez différentes versions de Thor produites ou coproduite par Jack Kirby. On peut trouver des liens entre les New Gods et les dieux d’Asgard. Merlin et le mythe arthurien font partie de ces références générales dont les comics raffolent puisque que, comme Dracula et les vampires, comme Atlantis ou les martiens, tout le monde les connaît et qu’il n’est pas besoin de les expliquer. Elles permettent de tout justifier : Pourquoi Etrigan ? Parce que Merlin… Mais puisque l’élément est pratique, il facilite aussi la vie de l’auteur de comics qui, surtout pendant le Golden Age et le Silver Age, n’avait qu’une poignée de pages pour raconter une histoire. Aussi il ne faut pas s’étonner que Kirby ait fait usage de Merlin et du royaume de Camelot à plusieurs points de sa carrière sans que pour autant tout fasse référence à un concept unifié. Par exemple… Dès que Joe Simon et Jack Kirby reprirent les aventures du Black Owl, chez Prize Comics (avant même d’avoir créé Captain America) en 1940, ils orientèrent la série pendant deux épisodes sur la quête de la mythique épée d’Arthur, Excalibur. Mais plus tard, dans le premier épisode des Challengers of the Unknown (Showcase #6, 1957), Kirby leur faisait affronter Morellian, descendant de Merlin. Stan Lee et Jack Kirby utilisèrent aussi Merlin (par la suite identifié comme un imposteur) comme adversaire de Thor dans Journey Into Mystery #96 (1963). Ces épisodes, pour le coup, ne forment pas un grand tout. Sans doute parce que des partenaires intervenaient dans la réalisation du scénario. Dans le cas de la référence à un même folklore arthurien dans les pages de Demon, la chose est évidente. Etrigan et les Réincarnateurs font référence à un seul et même Camelot puisqu’ils interviennent dans une seule et même série. Il y a néanmoins une autre référence à l’œuvre, qui nous renvoi à un précédent projet de Kirby. Voyez plutôt…
En expliquant l’affaire à Jason, Randu Singh lui montre un petit talisman similaire à ceux que le High One et son chauffeur ont utilisé quelques pages plus tôt : « Tu vois… ces symboles ont vraiment un grand effet sur leur cible ! Il n’a pas été facile de l’obtenir… Mais atteindre le Master-Eye sera encore plus difficile ! ». Donc nous avons des artefacts mystiques qui s’utilisent comme autant de périphériques d’un Master-Eye central, lequel serait un produit de la magie liée à Merlin et au monde d’Arthur. Et là, tout ça nous ramène vers Fantastic Four #54 (septembre 1966), chez Marvel. Si les mérites de la création des Quatre Fantastiques ont parfois donné lieu à de véritables discussions d’épicier entre les fans de Stan Lee (qui lui reconnaissent au moins une part dans le processus) et certains « intégristes » de Jack Kirby (pour qui Stan Lee n’aurait rien fait. Point final), il est certain que vers 1966, cinq ans après les débuts de la série, Stan Lee ne participait plus guère que de loin au synopsis et n’intervenait qu’au niveau des dialogues. Lee lui-même le reconnait dans divers témoignages où il évoque la « trilogie Galactus », quand il explique qu’il a découvert le Silver Surfer dans les planches finales, Kirby estimant qu’un être comme Galactus avait forcément une sorte de serviteur. Au bas mot en 1966, donc, Kirby avait pris les commandes (ce qui explique d’ailleurs l’apparition de personnages de plus en plus typiques de l’auteur, comme les Inhumans). Dans Fantastic Four #54, Johnny Storm (la Torche Humaine) et son ami Wyatt Wingfoot découvrent une crypte où un certain Prester John (allusion à la légende du « Prêtre Jean ») dort en hibernation depuis des siècles. Depuis l’époque des croisades pour être précis. Et Prester John a avec lui un talisman auquel il est très attaché, l' »Œil du Mal ». Un objet doué d’une énorme puissance destructrice.
Alors, bien sûr, les Croisades n’ont rien à voir avec l’époque arthurienne et vous me direz que même s’il y a des ressemblances manifestes entre l’Evil Eye et le Master-Eye, les relier n’est pas si évident que ça. Le motif de l’œil est quand même un élément utilisé de manière très courante dans l’art et dans différentes cultures. Oui mais voilà. En 1966 Prester John explique à Johnny Storm qu’il s’est procuré l' »Œil du Mal » auprès d’une civilisation plus ancienne et depuis éteinte : Avalon ! Et là, nous voilà de nouveau dans le mythe arthurien puisque selon Geoffroy de Monmouth l’île d’Avalon est l’endroit où le Roi Arthur fut transporté, mortellement blessé après la bataille de Camlann. C’est resté, dans l’idée populaire, l’endroit où Arthur dort d’un sommeil séculaire et d’où il finira par s’éveiller. On devine que Prester John a dormi des siècles grâce à la technologie d’Avalon. Dans Fantastic Four #54, Kirby insinue que les ressortissants d’Avalon n’étaient pas des sorciers mais bien un peuple dont la science était en avance sur l’époque. On est clairement dans un registre annonciateur de ce que le même Kirby fera sur une série plus tardive comme les Eternals. Mais Avalon reste l’élément arthurien qui survit à la chute de Camelot et qui produit l’Œil du Mal. Demon était, on l’a vu, une série enracinée dans la chute de Camelot et la voici qui utilise le Master-Eye, représenté plus comme une forme de « technologie pseudo-druidique » que de magie. Le lien semble manifeste. Un autre élément de Demon #3 semble également devoir beaucoup à l’œuvre préexistante de Kirby: Dans Strange Tales #144 (mai 1966), l’auteur avait créé le Druid, un adversaire de Nick Fury et du S.H.I.E.L.D. qui combinait magie et science et qui dirigeait sa propre secte. En lieu et place d’un Master-Eye, le Druid utilisait un engin très différent qui ne ressemblait absolument pas à un œil, l’Œuf de Satan. Mais la secte du Druid et celle du High One semblent très proches. Il aurait suffit que le Druid tombe sur le Evil Eye de Prester John pour que les choses deviennent identiques…
Pour être exhaustif, précisons aussi que Jack Kirby avait visiblement d’autres idées concernant l’Œil du Mal ou quelque chose lui ressemblant énormément (pour ne pas dire en tous points). Dans ses croquis non utilisés dans les années 60/70 on trouve un personnage qui semble avoir manqué de peu d’être utilisé dans les pages des New Gods : Ramses The Black Sphinx. Il est difficile de savoir si Kirby comptait en faire un héros ou au contraire une menace (les New Gods de New Genesis semblent plus lorgner vers des références au judaïsme alors que Ramses, par la force des choses semble renvoyer au moins en partie à une certaine ambiance égyptienne). Il est possible également que Ramses The Black Sphinx ait été pensé comme un personnage entre les deux camps (comme Metron pouvait l’être au début) ou encore qu’il se soit agit d’un des « anciens dieux » (tout comme l’était Balduur, autre design non utilisé à l’époque).
Ce qui est certain c’est que le design de Ramses par Jack Kirby laisse apparaître un accessoire assez particulier : Une sorte de lampe-torche dont l’extrémité laisse apparaître un œil. Autrement dit l’arme de Ramses le Black Sphinx est une réplique du Evil Eye de Prester John. Kirby ne l’a finalement pas utilisé dans New Gods ou dans un autre projet. Plus récemment Kurt Busiek, Alex Ross et Jack Herbert ont finalement regroupé de nombreux concepts mort-nés de l’auteur dans la série Kirby Genesis. Ramses The Black Sphinx (toujours affublé de son propre « simili-Evil Eye » y apparaît comme un membre des Primals, des entités ayant précédé l’évolution de l’humanité. L’anecdote a l’avantage de prouver que bien que travaillant sur les New Gods et sur Etrigan Kirby avait encore en tête cet accessoire de 1966…
Pour en revenir à la secte du Master-Eye, tandis que Randu et Jason prennent conscience de la menace, le High One et ses fidèles sont en train de procéder à une cérémonie pour programmer un nouveau sujet. On a vu les « yeux » semblables au Evil Eye de Prester John mais le Master-Eye est « une idole ancienne, un générateur de pouvoir, bâtît sur les mondes des merveilles psychiques ! ». La secte s’active et on comprend que le Master-Eye central est une sorte de dynamo qui accumule la puissance psychique qui est ensuite redistribuée dans les petits yeux. Le High One programme ainsi, grâce à l’œil qu’il porte sur le front, un homme moderne. A nouveau nous avons droit à la séquence de transformation en trois phases. Le petit homme brun et moustachu a été remplacé par un colosse blond que la secte reconnaît immédiatement : « Mord ! Qui fut exécuteur pour un malfaisant roi médiéval ! On ne peut pas se tromper ! C’est Mord lui-même ! ». Quant à savoir comment la secte du Master-Eye est capable de reconnaître au premier coup d’œil un bourreau remontant au Moyen-âge, le scénario ne donne pas d’explication. Le High One ne voit qu’une chose : « Il avait un tel talent pour tuer ! Il est plus que capable de finir le travail pour ce qui est de Randu Singh et Jason Blood ! ». Pendant de ce temps Randu et Jason ont fait hospitalisé Harry, encore choqué par l’expérience. Ils s’attendent à une autre attaque (cette fois-ci plus directe) et ont décidé de rester ensemble. Randu décide d’aller se reposer dans une pièce voisine afin d’économiser ses talents psychiques. Jason, lui, recherche dans ses livres anciens tout ce qu’il peut trouver sur le Master-Eye. Ce qui est étrange c’est qu’il semble moins en savoir sur la secte que quand Randu lui a parlé du sujet. Mais sans doute faut-il mettre ça sur le compte de l’amnésie partielle dont il souffre. Il sait certaines choses sur le passé… mais dans le même temps les ignore de manière consciente. Il finit par découvrir que le Master-Eye est plus vieux qu’il le croyait : « Peut-être aussi vieux que les continents qui ont sombré avant le Déluge biblique ! Il a survécu aux siècles pour surgir à nouveau et menacer l’homme moderne ! ». En langage classique des comics, ceci veut dire que le Master-Eye remonterait au moins à l’Atlantide. Ce qui est finalement une affirmation assez commune dès qu’il s’agit de magie dans les comics. On la fait remonter soit à l’Atlantide, soit à l’Égypte Ancienne selon le même principe de reconnaissance générale déjà évoqué plus tôt : Pourquoi la magie ? Parce que l’Atlantide !
Mais en faisant ses recherches Jason Blood a visiblement abusé de ses forces. Il s’endort sur le livre qu’il parcourait. Quand le colossal Mord se glisse dans la maison, il constate que ceux qu’il veut tuer sont endormies. Avec une hache il se prépare donc à exterminer Jason. Mais Randu a pris conscience de la menace. Il fait irruption dans la pièce. Randu est un des rares à connaître le secret de Jason. Mais ses talents psychiques lui permettent aussi de provoque la transformation de Jason en Etrigan quand son ami est dans l’incapacité de le faire. Randu s’écrie donc la formule d’habitude prononcé par Jason : »Pars, pars, forme de l’homme… Lèves-toi, le démon Etrigan ! ». Et le sort fonctionne. Blood est remplacé par un Etrigan qui n’a rien d’inconscient et se lance dans la bataille en riant de manière hystérique. Il a tôt fait de s’emparer de la hache de Mord et de le battre. Un exécuteur médiéval, ça ne fait pas le poids en face d’un démon ! Rapidement Mord implore la pitié mais Etrigan s’acharne : « Que la fièvre de la bataille est lente à quitter le cœur du démon ! Comme le besoin me traverse ! M’incitant à continuer ! ». Randu tente de s’interposer. L’exécuteur a été battu, il n’y a pas besoin de plus le torturer. Mais Etrigan ne l’entend pas de cette oreille: « Hahahahahaha ! Tu as libéré le démon puis tu veux retenir sa main ! Comme tu en sais peu sur les forces avec lesquelles tu joue ! ». Randu se sent clairement menacé et bredouille : « Je connais Jason Blood ! Il est encore une partie de toi ! C’est Jason que j’essaie de contacter ! ». On est encore dans un passage qui montre que Kirby induit un glissement. Etrigan n’est pas, n’est plus, ce démon qu’on voyait collaborer docilement avec Merlin dans le premier épisode. Tout ça, bien sûr, sera plus tard expliqué en révélant que Merlin a réduit en esclavage Etrigan avec sa magie. Sans doute que des siècles après la disparition de Merlin la magie du sort va en s’affaiblissant…
Mais pendant que Randu et Etrigan se disputent, Mord en profite pour s’échapper par la fenêtre. Le tueur réincarné saute… et s’accroche à un câble tiré par un hélicoptère. Le culte du Master-Eye avait visiblement pensé à ménager une porte de sortie à son assassin. L’hélicoptère est piloté par Haakud (qui décidément semble être le seul membre de la secte apte à conduire des moyens de transport). Haakud prévient par radio le High One que Mord a échoué dans sa tache. Le tueur a réussi à se hisser dans l’hélico mais le traumatisme de la bataille a été assez puissant pour déclencher la transition. Etrigan, qui avait poursuivit l’engin en volant, arrive à la hauteur de la vitre pile au moment où la métamorphose s’achève (cette fois pas de scénographie en trois cases, Kirby a du penser que le lecteur avait compris). Mais le High One se moque de l’assassinat manqué. Il est trop avancé dans son plan pour qu’on l’arrête. Sa secte a plus d’ambition que de « simples » tueries de diplomates. Le prêtre est en train de préparer une grande opération. Alors que le Master-Eye central irradie d’énergie, ses hommes approchent une caméra, du même type que celles qu’on pouvait trouver sur les studios de télévision à l’époque : « La caméra est prête à transmettre! Tous les autres canaux de transmission ont été piratés. Nous avons la maitrises des ondes ! ». Le High One se réjouit d’avance : « Alors tous ceux qui regardent leur écran sont susceptibles de ressentir l’effet de la réincarnation ! Il y aura une quantité innombrable de nouveaux sujets ! Des moutons humains que nous contrôlerons directement ! Qui nous serons soumis ! ». Mais bientôt l’hélicoptère d’Haakud approche du temple de la secte et se pose. Quand les fidèles approchent, ils voient l’homme qui était Mord fuir terrifié. Et Haakud semble gravement blessé, peut-être même mort (les membres de la secte parlent de lui comme étant « au delà de toute aide). Mais ils s’étonnent. Il n’était visiblement pas en état de piloter l’hélicoptère. Il doit forcément y avoir quelqu’un d’autre à l’intérieur de l’engin volant. C’est à ce moment près que l’hélicoptère en question explose dans une grande boule de feu. Boule de feu d’où émerge un Etrigan en mode « berzerk »: « Préparez-vous à la bataille ! Etrigan est là ! Mort aux Réincarnateurs ! ».
De simples humains ne sont pas de taille. Ils n’ont que le nombre pour eux. Et bien vite Etrigan prend la direction du temple sans trop de problème. Ignorant ces événements, le High One continue ses manigances, s’apprêtant à diffuser sa funeste émission de télévision pirate. Il s’agit, tout simplement, de film le Master-Eye. Il agira dans tous les foyers aussi efficacement que si tout le pays s’était trouvé dans la même pièce. Le High One commente : « Maintenant! C’est ce que le spectateur voit ! Il regarde le Master-Eye ! Sentant son pouvoir grandir… grandir… grandir… grandir !!! ». Oui, le High One est un tantinet hystérique. L’opération sera complète quand le Master-Eye aura lancé une décharge vers la caméra, qui sera répercutée sur les écrans de télévision. Mais l’inattendu se produit. Au lieu de frapper la caméra, le Master-Eye lance son rayon vers… le High One lui-même, qui tombe à terre. Les fidèles sont catastrophés. Que c’est-il passé ? Il est trop tard ! Le High One lui-même est frappé par l’effet de la réincarnation et on nous explique que c’est un processus irréversible…
Alors que pourtant on a pu voir que les deux tueurs aperçus dans l’épisode finissent par redevenir humains, tout comme Harry Matthews reviendra dans d’autres épisodes du Demon sans porter de trace de l’expérience. Mais sans doute que pour cette tentative de prise de pouvoir le culte avait prévu des décharges plus fortes afin qu’on ne puisse pas leur résister. Mais il reste quand même un gros problème de logique interne : Harry s’est changé dans l’appartement de Jason, sans avoir besoin d’une cérémonie ou d’un rayon !
Mais peu importe. Nous n’en sommes plus là : Alors que la secte ne comprend pas ce qui vient de se passer, une voix leur explique qu’ils viennent de procéder à leur « dernière réincarnation et c’était le dernier rayon tiré par le Master-Eye ! ». L’œil géant explose alors et, comme vous vous y attendiez sans doute, Etrigan émerge des débris de l’idole : « Fuyez ! Courez ! Vous pouvez survivre aux siècles mais pas à la colère du démon ! ». Constatant qu’ils n’ont plus de chef, les conjurés ne se font pas prier pour décamper dans toutes les directions. Mais Etrigan s’arrête le temps de regarder « quelque chose de petit et répugnant qui cherche à échapper à ma vue ! ». Et d’un coup de pied rageur, le démon écrase un insecte… qui se trouvait être le High One. Car, nous explique Kirby « Ceux qui étudient la réincarnation savent bien qu’une vie antérieure n’est pas forcément humaine ! Ainsi, sous le pied du démon une branche maléfique de la sorcellerie s’achève ! ».
Pendant ce temps, à l’hôpital, Randu Singh, qui était venu prendre des nouvelles d’Harry, sent qu’il n’y a plus d’émissions psychiques émanant de la secte. Etrigan a terminé son œuvre. Il convient de noter qu’Etrigan est un personnage qui tue, quand bien même il utilise parfois des formes poétiques (comme le fait d’écraser l’insecte qu’était devenu le High One). On a fortement insinué qu’il avait tué Haakud dans l’hélicoptère. Et le fait que le culte n’émette plus d’émissions psychiques peut se comprendre de deux manières. Soit Randu perçoit la « simple » destruction du Master-Eye, soit pendant l’ellipse entre les deux scènes Etrigan a mis sa menace à exécution… et à simplement tué tous les membres de la secte (il en serait capable, cette fois il n’y a pas de Randu sur place pour le tempérer). Harry, qui est également dans la confidence, s’inquiète. Si Jason est transformé en Etrigan, qui retransformera Etrigan en humain ? Randu explique alors qu’il peut répliquer le sort de Merlin en utilisant ses dons mentaux. Même à distance il peut ainsi réciter « Pars, Pars, Etrigan, Disparais, Démon ! Reviens homme ! Et l’épisode s’achève ainsi sur Jason Blood regardant les ténèbres, de demandant bien quels autres dangers le guettent. La secte des Réincarnateurs ne refera pas parler d’elles dans les pages de la série. Il faut dire que la destruction du Master-Eye central leur laissait bien peu de champs pour revenir menacer qui que ce soit, dans l’éventualité où Etrigan ne les a pas tous exterminés entre deux cases…
Encore que… En septembre 1974, Jack Kirby allait lancer la série Omac. Au demeurant on est bien loin des histoires mythiques des New Gods ou des aventures démoniaques d’Etrigan. Omac se déroule dans le futur, à une époque où les corporations dirigent le monde et où ce qui reste de l’autorité a tout investi dans un ultime projet : O.M.A.C., le One Man Army Corp. Le professeur Myron Forest a créé un satellite en forme d’œil, animé de sa propre intelligence artificielle. Brother Eye a le pouvoir de transformer un homme, un seul, en OMAC, dernier héros capable de s’attaquer aux corporations. Myron Forest active Brother Eye après avoir repéré le frêle Buddy Blank, qui semble être le sujet parfait. En apprenant l’existence de Blank, le satellite à Forest qu’ils seront « comme des frères » et on se souvient alors des propos d’Etrigan dans le rêve de Jason Blood. Etrigan expliquait déjà qu’ils seraient liés comme des frères. Il ne faut pas y voir autre chose qu’un effet de style mais cette répétition de l’idée de fratrie est intéressante. Par contre il semble certain que la filiation entre le Master-Eye et Brother Eye est beaucoup directe. Brother Eye ressemble à une version « mise en orbite » du Master-Eye.
A partir de là, à chaque fois que le besoin s’en fait sentir, Brother Eye transforme Buddy Blank en guerrier surpuissant… Tout comme le Master-Eye transformait d’autres hommes frêles en colosses. Le Master-Eye était bien sûr un objet de sorcellerie là où Brother Eye est un produit de la science. Mais on sait que Kirby aimait bien insinuer que toute magie n’était qu’une forme de science trop avancée pour que nous puissions la comprendre. Si on voulait vraiment tout relier, il ne serait même pas spécialement capillotracté de penser que Myron Forest a eu connaissance de l’émission de télévision qui, dans le passé, a presque transformée la population des USA en d’autres incarnations. Brother Eye serait né d’une sorte de rétroingénierie consistant à reproduire l’effet du Master-Eye. Jack Kirby n’avait sans doute pas voulu relier ses deux créations de manière si directe (il aurait alors glissé d’autres indices dans Omac) mais le voisinage des thèmes et la ressemblance entre tous ces yeux fait que le lien existe.
Ironiquement, Jack Kirby ne fut pas le seul à réutiliser le concept des Réincarnateurs. Dans Thor #231 (janvier 1975), le scénariste Gerry Conway et le dessinateur John Buscema créèrent une histoire qui, sans être totalement identique, fait trop penser à la scène d’ouverture de Demon #3 pour que la chose soit seulement le fruit du hasard : Lors d’une séance de spiritisme, un homme frêle et timide régresse jusqu’à une de ses vies antérieures. Il devient alors un homme de Neandertal (qui arrive pourtant à s’exprimer en anglais) du nom d’Armak le premier homme. Difficile de ne pas faire le lien avec le tueur de Neandertal qui hante l’introduction de l’histoire de Kirby.
Notons aussi que Kirby revint lui aussi sur d’autres éléments très similaires à ceux de Demon #3, encore qu’il ait choisi une autre direction que la réincarnation. Dans 2001: A Space Odyssey #10 (Septembre 1977), Mister Machine (futur Machine Man) croise le chemin de Mister Hotline, un funeste personnage qui manipule aussi bien la technologie que tout un folklore de magie noire. Mister Hotline est le leader d’une secte nommé la Brotherhood of Hades mais discute surtout avec son chauffeur, Kringe. Le but de la Brotherhood of Hades est de s’opposer à tout libre arbitre (on retombe aussi sur les préoccupations de Darkseid et d’Apokolips dans New Gods). Dans ce but, Mister Hotline dispose de quelque chose nommé le Mind Monitor, une sorte d’ordinateur mystique qui, bien que ne représentant pas un œil, n’est pas si éloigné du Master-Eye. Bien que Mister Hotline et Kringe soient dessinés de manière différente que le High One et son chauffeur Haakud, les ressemblances structurelles semblent évidentes. Bien sûr, il y a un faisceau d’explications. Par exemple le fait que les génies maléfiques dans la BD ou au cinéma sont très souvent entourés d’un domestique ou d’un chauffeur afin d’avoir à expliquer leur plan devant le lecteur.
Mais globalement Demon #3 est un bon exemple d’un processus créatif commencé au moins en 1966 avec Fantastic Four #244 et dont les retombées se sont fait sentir jusque vers la fin des années 70 au moins si on s’en tient au seul Jack Kirby (et plus récemment si on prend en compte l’apparition de Ramses The Black Sphinx dans Kirby Genesis)… Dans le crossover JLA/Avengers (2003-2004), le Evil Eye de Prester John faisait partie d’un ensemble de douze talismans de pouvoirs (parmi lesquels on trouvait également le Livre d’Éternité de Merlin mais le Cube Cosmique) qui pouvaient servir à affaisser les barrières entre les univers de Marvel et de DC. Au point de permettre pendant cette minisérie que les deux mondes fusionnent temporairement. Sachant que cet « œil » et ses dérivés avaient déjà allégrement fait des va-et-vient créatifs au fil des ans, ce rôle était on ne peut plus approprié…
[Xavier Fournier]