Oldies But Goodies: Detective Comics #27 (Mai 1939)
8 février 2014[FRENCH] Aujourd’hui 8 février 2014 on fête le centenaire de la naissance de Bill Finger, le co-créateur d’un petit personnage de rien du tout, à peine connu, qui répond au nom de Batman. Pardon. De « The Bat-Man », justicier crépusculaire dont on ne sait pas grand-chose en 1939, si ce n’est qu’il se balance par dessus les toits au bout d’un cable, pourvu d’une cape rigide avec des armatures façon chauve-souris…
La semaine dernière, pour raison de participation au Festival d’Angoulême, vous avez été privé d’Oldies But Goodies. Mais cette fois il était impossible de manquer le rendez-vous, d’autant qu’aujourd’hui il me semblait impossible de faire l’impasse sur le centenaire de Bill Finger, le co-créateur de Batman. Et, dans le cadre de cette chronique, quel meilleur moyen de lui rendre hommage pouvait-on imaginer que de se replonger dans la genèse de son personnage le plus connu ?
Difficile d’imaginer ce qu’un lecteur de 1939 a pu ressentir en apercevant la couverture de Detective Comics #27 qui promettait le début des aventures uniques et étonnantes du… Batman (le tiret entre Bat et Man n’existe que dans les pages intérieures) ! Vu que Batman personne ne connaissait et que la première vague des super-héros était à peine naissante, on aura du mal à se mettre dans la peau d’un acheteur et à comprendre les mécanismes en œuvre. Ce qui est ironique, c’est que la couverture de ce premier numéro où apparait Batman prend le contrepied des codes de celle d’Action Comics #1 (première apparition de Superman, publiée l’année précédente). Superman est un héros capable de bondir dans les airs mais ses auteurs avaient préféré mettre l’accent sur sa force. On le voit donc au sol, soulevant une voiture et regardant vers le sol, à droite. Au premier plan des passants (ou d’autres gangsters, ce n’est pas très clair) font face au lecteur et affichent un visage terrifié. A l’inverse Batman ne peut pas voler mais apparait ici dans le ciel, accroché à un cable (dans une pose empruntée à une case de Flash Gordon, le dessinateur Bob Kane était spécialiste de ce genre de copies). Au lieu de soulever un objet au dessus de lui, il porte sous son bras un gangster qu’il vient de capture. Au premier plan on également des criminels mais ceux-ci tournent le dos au lecteur, faisant mine de tirer sur le héros. Si ce n’est le fait que Batman regarde lui aussi vers le bas, sur sa droite, les deux couvertures semblent être le contraire l’une de l’autre. D’une certaine manière on pourrait dire qu’Action Comics tente de limiter l’exposé des pouvoirs de Superman pour ne pas trop en faire d’un coup. Avec Detective Comics #27, la porte a déjà été enfoncée par Superman qui s’est révélé un succès. Plus besoin de « sous-estimer » le héros. D’ailleurs en un sens la couverture, très spectaculaire, survend les exploits du Bat-Man de l’intérieur.
Pour une meilleure compréhension du contexte, remontons quelques mois avant la parution de ce numéro. Conscient du succès de Superman créé par Siegel et Shuster, le jeune Robert « Bob » Kane avait proposé à la société qui deviendrait par la suite DC Comics un autre personnage costumé qui nous conforte dans cette idée du « contraire ». Kane avait crayonné un personnage blond, lui aussi dérivé de Flash Gordon, qui portait un costume rouge et noir, qui ressemblait un peu à une version négative de celui de Superman. Finalement le seul signe distinctif réel était que cet homme-oiseau portait de grandes ailes noires dans le dos (pour autant qu’on sache, elles ne lui permettaient pas de voler et n’étaient là que pour le décorum). Mais l’éditeur voit clair dans son jeu. La création n’est pas jugée au point. Il semble que le jeune homme lui-même n’a pas une idée très claire des motivations de son personnage ou de ses capacités. On lui dit de revoir sa copie.
Quelques temps plus tard il croise William « Bill » Finger, un amateur de science-fiction et un lecteur vorace de pulps. C’est Finger qui, voyant les crayonnés de Kane, lui suggère un certain nombre de modifications importantes, inspirées entre autres par le Phantom de Lee Falks. Sur le conseil de Finger, Kane change grandement le costume en intégrant une cagoule noire en lieu et place du simple « domino » que portait son héros, remplace le rouge par du gris mais conserve le noir (faisant véritablement de Batman une créature de l’ombre) et enfin troque les grandes ailes rigides noires pour quelque chose qui, dans les premiers temps, ressemble plus à une cape avec des armatures. Et Finger a aussi des idées concernant l’origine et les méthodes du personnage. Kane propose alors à Finger de l’embaucher comme scénariste… puis il retourne chez DC Comics qui est cette fois largement plus convaincu du résultat et signe avec lui un contrat. Il faut ici souligner une nuance très importante pour la suite des évènements. Il arrive souvent qu’on lise que DC Comics ne s’est pas bien comporté envers Bill Finger en ne le reconnaissant pas comme co-créateur de Batman. Mais le mal initial vient bien du fait que Kane s’est déclaré comme seul inventeur du personnage. C’est Kane qui, se considérant à la source de l’idée d’origine, n’a pas jugé utile de faire de Finger son partenaire, de lui reconnaître un quelconque droit dans leur création commune. D’ailleurs d’après plusieurs témoignages les choses en sont au point que – quand Detective Comics #27 parait – les gens de DC ignorent que Kane a un « nègre littéraire » en la personne de Finger et ne s’en apercevront que plus tard. Finger se retrouve donc à écrire en secret la série pour Kane.
Le premier épisode (comme des centaines d’épisodes par la suite) n’est donc signé que de la main de « Rob’t Kane », abréviation partielle qui sera plus tard remplacée par « Bob Kane ». Dans la première image on découvre la silhouette du Bat-Man qui se tient à contre-jour, les bras écartés alors qu’il tient sa cape, ce qui lui donne une vraie apparence de vampire humain. Je l’ai déjà évoqué il y a quelques lignes mais Bob Kane est un copieur régulier. S’il aime à piocher dans les cases de Flash Gordon et dans d’autres BD pour retracer les anatomies et se les approprier, il emprunte ici à une certaine forme d’impressionisme cinématographique qu’il a lui même reconnu par la suite. Cette silhouette noire qui, les bras tendus, imite les contours d’une chauve-souris, provient directement du film « The Bat Whispers » de Roland West. D’ailleurs Kane ira jusqu’à expliquer dans son autobiographie que ce film de 1930 fut même à la base de son idée de départ (le Bat-Man habillé en rouge). Non seulement ce genre de poses se retrouve précisément dans le film mais Roland West utilise également ce type de contrejour (regarde précisément à 0.43 et à 0.47 secondes du trailer ci-dessous).
Pour les pinailleurs, précisons que The Bat Whispers est un remake d’un autre film similaire, The Bat, que Roland West avait réalisé quatre ans auparavant. Les deux films de West sont basés sur une pièce de théâtre écrite auparavant par Mary Roberts-Rinehart et Avery Hopwood. A noter que pour le The Bat de 1926, le tueur aux airs de chauve-souris (dans la première version il a un masque grotesque) utilise une sorte de signal lumineux, qui est mis en évidence sur une édition du texte de Roberts-Rinehart et Hopwood et qui semble bien être un ancêtre du fameux Bat-Signal. Ajoutons également qu’au début des années 30 on pouvait lire une revue de polar titrée The Black Bat Detective, une sorte d’équivalent du Saint qui avait pour « totem » une silhouette de chauve-souris dans un cercle de lumière). Mais cet élément ne sera introduit que plus tard dans les aventures de Batman.
Entre le fait de ne pas avoir été correct avec Finger au moment de la signature du contrat et son côté « copieur » (d’ailleurs les cases de ce premier épisode sont truffées de dessins pompés), les quelques traits de Bob Kane que j’esquisse ici ne sont guère flatteurs. D’ailleurs en général la plupart des fans partent du principe qu’il y a clairement un bon (Bill Finger) et un mauvais (Bob Kane), en poussant singulièrement les choses à l’excès. Si on tente de se glisser un instant dans les pantoufles de Kane en 1939, on peut comprendre que le simple fait d’avoir conseillé de changer la couleur rouge pour du gris puisse paraître mince pour accorder un statut de co-créateur. Qui plus est, si on regarde « The Bat Whispers », l’inspiration première de Kane, on se rend compte que Batman ressemble plus à The Bat qu’au héros en rouge un temps envisagé. Il peut paraitre probable que a) En s’en tenant à ce modèle Kane aurait à un moment où à un autre débouché par lui-même sur quelque chose de plus sombre, b) Finger n’est peut-être pas totalement responsable de TOUS les éléments de la seconde version. Mais à l’inverse on peut se dire que si Kane a reconnu la filiation avec The Bat Whispers c’est consciemment, de manière à minimiser le rôle de Finger dans l’évolution de Batman. On ne peut néanmoins pas arriver à une conclusion catégorique, qui plus est avec certains éléments que nous allons étudier plus loin. Pour l’heure, avec cette silhouette noire, le narrateur présente brièvement le personnage. « Le Bat-Man, une silhouette mystérieuse et aventureuse qui combat pour le bon droit et arrête ceux qui veulent faire le mal, dans sa bataille solitaire contre les forces maléfiques de la société… Son identité reste inconnue ». Dans le premier épisode de Batman il n’est en effet fait mention d’aucun origine particulière, The Bat-Man n’est pas lié à une tragédie familiale et fondatrice.
L’histoire commence chez le Commissaire Gordon, qui reçoit son jeune ami Bruce Wayne. Bruce a l’air blasé et se lamente qu’il n’arrive jamais rien d’intéressant ces temps-ci. Gordon, lui, fulmine. Bien sûr que si qu’il y a une chose qui sort de l’ordinaire. Il y a ce type qu’ils surnomment Bat-Man et qu’il n’arrive pas à attraper. De nos jours ce sont des noms bien connus mais les lecteurs les découvrent dans cette case. Enfin, non, pour certains lecteurs de l’époque un nom peut paraître familier. Car le Commissaire Gordon ne sort pas plus de l’imagination de Bill Finger que de Bob Kane. C’est un nom que Finger est allé prendre dans des romans de pulps. Le Commissaire James Gordon, surnommé « Wildcat » par ses collègues, était le Whisperer (le « Murmureur »), vedette d’une série de romans parus en 1936 chez Street & Smith (société qui n’avait absolument aucun lien avec DC Comics).
Le James Gordon des romans était commissaire à New York mais n’arrivait pas à coffrer certains gangsters à cause du maire et de la concurrence d’un autre policier qui sabotait ses enquêtes. Un de ses amis met au point des plaques spéciales qui, appliquées sur le visage et dans la bouche, rendent malléable le visage. Gordon peut ainsi adopter n’importe quelle apparence mais le procédé, comprimant ses cordes vocales, le rend incapable de parler autrement que par murmure. Comme en plus il dispose de revolvers équipés de silencieux perfectionnés, on le surnomme donc le Whisperer. Le clou du spectacle ? Le Whisperer porte une tenue grise qui lui permet de passer inaperçu la nuit. Autrement dit il est également, à son niveau, un prototype de Batman. A partir de là on peut penser deux choses. D’abord la présence de Gordon dans les aventures de Bat-Man peut être pensée comme un clin d’œil aux lecteurs des pulps. Le Gordon de Finger serait celui des romans mais plus vieux, « rangé des voitures », qui ne s’amuserait plus à jouer au justicier costumé (le gag étant alors que, sans que Wayne et Gordon le réalisent, il y ait deux héros clandestins dans la pièce). Ou bien Finger a voulu lancer ses lecteurs adeptes de romans sur une fausse piste. Après tout dans ces premières pages on ne sait pas qui est Bat-Man. Ce qu’il faut en retenir, c’est que Finger lui-même n’était pas au dessus des « emprunts »… Et comme de bien entendu Bill Finger sera plus tard le co-créateur d’un héros nommé Wildcat, utilisant le même surnom que le Gordon des romans. Pour compliquer le tout vers 1940 le Whisperer fut adapté en BD dans les pages du magazine concurrent Doc Savage Comics. Autrement dit les lecteurs purent alors lire une sorte de double vie du Commissaire Gordon, qui apparaissait comme un faire-valoir chez DC mais un héros à part entière dans cette autre BD.
La tranquilité de la soirée est cependant vite interrompue par un coup de téléphone. On prévient le Commissaire Gordon que Lambert, le roi de l’industrie chimique, a été retrouvé poignardé. Il est mort et le couteau porte les empreintes de son fils. Et puisque Bruce se plaignait qu’il n’y avait rien, Gordon se retourne vers lui en demandant s’il veut l’accompagner. Prenant à nouveau un air blasé, Wayne répond que de toute manière il n’a rien à faire. Très vite les deux hommes se mettent en route et arrivent bientôt chez les Lambert, où la police surveille la scène du crime. Le jeune Lambert, assis dans un fauteuil, jure ses grands dieux qu’il n’a pas tué son père. Plutôt conciliant, Gordon lui demande de raconter sa version de l’histoire. Lambert Junior raconte alors qu’il est arrivé dans la pièce et à découvert son père à terre, déjà poignardé. Il s’est précipité pour retirer le couteau du corps de son père (pas la chose la plus sage à faire) et a pu recueillir ses derniers mots: « Contrat… contrat… ». C’est de cette manière que les empreintes sont arrivées sur le couteau. Pensif, Gordon demande au fils si Lambert senior avait des ennemis. Le fiston répond d’abord par la négative « Personne que je sache. A part ses trois anciens associés en affaires, Steven Crane, Paul Rogers et Alfred Stryker ». Et justement à ce moment Steven Crane téléphone, voulant parler à Lambert senior. Quand un policier lui apprend le meurtre, Crane demande à parler au commissaire : « Hier Lambert m’a appelé et m’a dit avoir reçu, de façon anonyme, une menace de mort. Aujourd’hui j’ai reçu la même et j’ai peur d’être le prochain… Que dois-je faire ? ». Gordon ordonne à Crane de rester chez lui et de n’ouvrir à personne. Mais le commissaire est interrompu par Bruce Wayne qui l’informe qu’il va le laisser travailler et qu’il retourne, lui, à la maison.
Au même moment un inconnu s’est introduit chez Crane et le tue d’un coup de feu (allez savoir pourquoi il a utilisé un couteau pour le premier meurtre et une arme à feu pour le deuxième). Avant de s’enfuir l’assassin s’empare d’un document. Dehors, un complice l’attend. Mais tous les deux sont surpris par une silhouette drapée de noir et de bris. Les deux malfrats s’écrient « The Bat-Man !!! » ce qui sous-entend que le justicier est actif depuis quelques temps déjà et que son apparence est bien connue, assez pour qu’on l’identifie au premier coup d’œil. N’étant pas d’humeur à discuter, le héros masqué se rue sur eux et les roue de coups. En fait si on regarde bien il les jette hors du toit et, dans une case suivante, on voit qu’au moins un des hommes est resté à terre. Au mieux il est gravement blessé. Il est plus probablement mort et le passage souligne que le justicier masqué n’a que faire du bien-être des bandits. Le Bat-Man est bientôt en possession du document volé. Mais il est dérangé par l’arrivée de la police. Dans ces premières années, les forces de l’ordre n’étaient pas franchement amies avec l’homme-chauve-souris. En le voyant, Gordon donne l’ordre qu’on le capture… Mais bien entendu Bat-Man décampe avant que l’ordre puisse être exécuté. La police interroge alors le domestique de Crane (qui ressemble manifestement à ce que sera quelques temps plus tard le domestique Alfred). Gordon ne peut que constater : « Ca fait deux associés morts sur les quatre, les autres ont du recevoir aussi des menaces également. Allons voir Rogers !
Pendant ce temps le Bat-Man s’est installé dans sa voiture pour lire le document qu’il a arraché au tueur. Par « voiture » il faut comprendre un véhicule rouge (pas forcément la couleur la plus discrète) et non pas la Bat-Mobile, qui ne sera inventée que plus tard. Après avoir lu ce qu’il est écrit, Bat-Man démarre à toute vitesse pour une destination inconnue. Pendant ce temps le troisième associé, Rogers, a appris par la radio la mort de Lambert. Il se précipite alors chez son dernier associé vivant, Stryker, mais est accueilli par l’assistant de ce dernier, Jennings. Sans ménagement Jennings assomme Rogers et l’attache en ricanant « Heh heh ! Un de moins sur mon chemin ! Bientôt je contrôlerais tout ! ». Jennings traîne Rogers sous une cloche transparente et lui explique : « C’est la chambre à gaz que j’utilise pour tuer les cochons d’Inde dans mes expériences. Mais maintenant c’est toi mon cobaye, Heh Heh ! Quand cette vitre descendra, du gaz s’échappera du plafond et te tueras. Heh Heh ! ». Jennings déclenche le piège mortel et quitte la pièce en utilisant une trappe dans le sol.
Bientôt, une vitre au plafond est pulvérisée. C’est le Bat-Man qui arrive sur les lieux et… attrapant une clé anglaise, se précipite sous la cloche de verre (assez grande pour contenir deux hommes, on se demande la taille des cochons d’Inde utilisés par Jennings dans ses expériences habituelles). En apparence se laisser enfermer avec Rogers sous la cloche est suicidaire. Mais Bat-Man commence par boucher l’arrivée du gaz avec un mouchoir. Puis il utilise la clé anglaise pour briser la vitre. Jennings revient alors dans la pièce. Il est surpris de tomber sur le Bat-Man, qui lui saute dessus et le maitrise. Pendant ce temps Stryker, le quatrième associé, est attiré dans la pièce par tout ce bruit. Rogers lui explique : « Ton assistant, Jennings, a tenté de me tuer ! ». Mais Stryker n’a pas remarqué Bat-Man, qui se tient dans l’ombre. Convaincu qu’il est face seulement à Rogers, seul et désarmé, Stryker dévoile donc son jeu, brandissant un couteau : « Ainsi il n’y est pas arrivé finalement ! Hé bien je vais t’achever et je jetterais ton corps dans la cuve d’acide ! ». Mais Stryker est vite arrêté par Bat-Man. Le héros masqué explique alors à Rogers : « Ce rat était derrière les meurtres ! J’ai appris que vous, Lambert, Crane et Stryker étiez partenaires à une époque au sein de la Apex Chemical Corporation… Stryker souhaitait rester le seul propriétaire. Mais n’ayant pas assez de liquidités, il établi des contrats secrets avec vous, s’engageant à vous payer une certaine somme chaque année jusqu’à ce qu’il soit propriétaire de l’affaire. Il a pensé qu’en vous tuant et en volant les contrats il n’aurait plus à payer… ».
Rogers est admiratif et demande à Bat-Man comment il a découvert tout ceci. L’homme masqué sort alors le document récupéré chez Crane. Mais dans la manœuvre, il ne tient plus Stryker que d’un seul bras et celui-ci frappe Bat-Man dans une tentative de lui échapper. Qui plus est Stryker brandit alors un revolver qu’il avait dans la poche. Avant qu’il puisse tirer, Bat-Man répond par un coup de poing. Stryker par à la renverse et tombe… dans la cuve d’acide qu’il destinait à Rogers. L’assassin disparait alors dans le liquide vert, sous le regard impassible de Bat-Man : « Une fin adaptée pour quelqu’un de son genre. » Quand Rogers veut remercier son sauveur masqué, celui-ci est déjà reparti par la vitre par laquelle il était entré, disparaissant dans la nuit.
Le lendemain le Commissaire Gordon raconte ces curieux évènements à Bruce Wayne. Mais le jeune dilettante n’est pas impressionné et affiche même une certaine incrédulité : « Hmm ! C’est un adorable conte de fée, Commissaire ! ». En fait ça l’est doublement puisqu’une bonne partie de l’épisode est… carrément puisée dans un roman du Shadow (autre justicier évoluant dans l’ombre), « Partners in Peril » (1936). Bill Finger l’a d’ailleurs reconnu lui-même au début des années 70 dans The Steranko History of Comics. Il a pris dans un « pulp » toute cette histoire d’associés assassinés les uns après les autres, au point qu’on y retrouve même le piège avec la chambre-à-gaz, la cuve à acide et même certains dialogues similaires ! Entre ça et le Commissaire Gordon, Finger n’était pas moins un « emprunteur » que Kane. Néanmoins c’était un « agenceur » et ses références auront servies à construire l’univers de Batman. Malgré ses propres emprunts, Kane n’en est pas moins considéré comme le créateur officiel de Batman. Le fait que Finger ait lui aussi picoré dans l’imagination des autres ne devrait pas empêcher qu’on le traite, lui aussi, comme un des pères de Batman.
Reste quand même un détail important dans l’histoire. Avec tout ça notre lecteur de 1939 ne sait toujours pas officiellement qui est le Bat-Man (même si, par la force des choses, Gordon étant apparu dans la même scène que Batman, on devine par élimination qu’il ne peut s’agir que d’une seule personne…). Après le départ, Gordon s’allume un cigare et s’exclame : « Bruce Wayne est un bon gars. Mais il doit mener une vie très ennuyeuse… Il a l’air de se désintéresser de tout ! ». Finalement la scène finale nous montre que Bruce Wayne est allé sans sa chambre et… en sort costumé en Bat-Man. L’histoire s’achève sur cette révélation et les dès en sont jetés.
L’origine de Batman en elle-même (le pourquoi du comment de sa vocation) ne serait expliquée que plusieurs mois plus tard. Mais il y a peut-être dans cette première aventure une autre origine déguisée. En fait certains éléments vont revenir plus tard dans l’œuvre de Bill Finger, plus précisément dans Detective Comics #168 (Février 1951), quand il s’agira de révéler l’origine du Joker. Malgré de nombreuses différences (en particulier le fait que le Joker est d’abord un criminel masqué nommé Red Hood), on peut faire aussi des rapprochements avec Detective Comics #27, dont certains font sens. D’abord observez que Jennings, l’assistant de Stryker, ricane à tout va à coup de « Heh Heh ». C’est le premier tueur ricanant que croise Batman. Ensuite Lambert et les autres sont associés dans l’Apex Chemical Corporation (A.C.C.) tandis que dans Detective Comics #168 le Red Hood tente de cambrioler la… Monarch Card Company. Aucun rapport, oui, mais dans les versions plus tardives de l’origine du Joker on a remplacé cette compagnier par…. l’usine chimique A.C.E. Enfin, Stryker et le Red Hood finissent tous les deux dans une cuve de produits acides. Dans le cas du Red Hood, il en ressort transformé en… Joker (étant tombé dans une cuve de la ACE, autrement dit « As » en anglais, son nom est logique).Rétroactivement on peut donc se dire que Bill Finger est passé à côté de quelque chose et qu’on aurait pu expliquer que le Joker était… Stryker. Du coup le Joker serait en fait le premier adversaire connu que Batman a affronté. D’ailleurs récemment Brad Meltzer a fait un rapprochement de ce genre, liant de manière implicite l’accident de Stryker et l’apparition du Joker (mais ce n’est sans doute pas la position officielle de DC Comics qui, dans la saga Zero Year s’en tient à la version Red Hood). Oh, à propos, bien sûr le Joker fut d’abord en 1937 (deux ans avant l’apparition de Bat-Man) un ennemi du Whisperer, autrement dit du Commissaire Gordon que Finger pillait déjà dans Detective Comics #27.
Bill Finger était un jeune homme qui débutait dans le métier. Il avait à peine 25 ans et aucune expérience, aucun texte publié. On peut saisir la logique qui l’aura poussé, en 1939, à puiser dans les pulps existants pour « muscler » l’idée de départ de Bob Kane. Soit parce qu’il s’agissait pour lui (du moins le pensait-il) d’un job sans lendemain. Ou bien inversement parce que l’enjeu lui paraissait trop grand (la chose est sans doute aussi vraie pour Kane et ses emprunts graphiques). Il eut par la suite l’occasion d’écrire de nombreux autres épisodes classiques. Si certains d’entre eux portent la marque de romans préexistants, la majeure partie ont permis de prouver que Finger était un scénariste autonome. Il est mort en 1974 dans une misère relative. Bob Kane n’a commencé à reconnaître l’importance de son partenaire dans la création de Batman que des années plus tard, quand Finger ne risquait plus d’en profiter. Bien que le contrat établit entre Kane et DC Comics empêche à ce jour la société de reconnaître un autre auteur (on est un peu dans le même cas qu’Auguste Maquet, qui ne fut reconnut comme co-auteur de certains romans d’Alexandre Dumas qu’une fois les œuvres arrivées dans le domaine public), l’éditeur verse aujourd’hui des droits dérivés à la famille de Finger. Les comics conservent la mention « Batman créé par Bob Kane« . Mais vous aurez compris que c’est bien plus complexe que ça…
[Xavier Fournier]
Excellent article, j’ai appris énormément de choses !
Superbe article. Ca valait la peine d’attendre une semaine de plus.
Ça me rappelle un post sur les emprunts et dissimulations de Bob Kane dans Batman sur « dial b for blog » (http://dialbforblog.com/archives/391)
Marrant comme le Proto-batman de Kane a des faux airs du Red Raven ^^.
Je connais l’article de Dial B For Blog mais je n’ai pas emprunté la même route à dessein. D’abord parce qu’il charge Kane aveuglément et que les emprunts de Finger ne sont pas traités de la même manière. Ensuite parce que certains exemples me semblent too much. Par exemple le passage où on essaie de nous faire croire que le Captain Olson de Valley est le gangster vu sur la couverture. La voiture rouge, par contre, vient visiblement de Varley. Mais bref, je trouve l’article un peu trop dans le rapport « tout blanc/tout noir » que j’essaie ici d’éviter.
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme comme disait ce cher Lavoisier , on en a encore une fois la preuve . Excellent article encore une fois .
Tout à fait d’accord pour le Captain Olson.
Batman champion du plagiat!
… Et Captain America, Spider-Man, les Quatre Fantastiques et ainsi de suite…
Très bon article,très interessant,je pensais bien connaitre les origines du Batman,j’en apprend encore.
A ce propos , dans la série de documentaires diffusée en ce moment sur ARTE ( Super-héros : l’éternel combat ) , les auteurs ne font pas mystère de ces » emprunts » aux pulps , films et autres œuvres
Ah, techniquement ce ne sont pas les « origines », faudra un autre article pour ça 😉
Oui. Dans différentes interviews, Bob Kane et Bill Finger eux-mêmes ne l’ont pas caché. Encore que selon les interviews Kane s’embrouillait dans les films, entre The Bat et The Bat Whispers.
Superbe chronique. Les héros de fiction sont issus d’une longue tradition populaire, qui s’enrichit en permanence. D’une certaine manière, Superman est le descendant d’Hercules et du Golem. Et Batman peut être apparenté, non seulement aux personnages des pulps, mais aussi de manière plus lointaine à Zorro, Sherlock Holmes (lui-même cousin de l’Auguste Dupin de Poe) voire au Comte de Monte-Christo (si, si, traumatisé, obsessionnel, richissime, surentraîné, génial, parfois confondu avec un vampire… Umberto Eco en fait même l’un des ancêtres des super-héros). Bref, utiliser le mot « plagiat » me paraîtrait également excessif.
Perso je n’ai jamais vraiment compris le rapprochement entre le Golem et Superman. Autant Hercule, Samson, Atlas, ok, je vois. Mais le Golem m’a toujours paru un truc très lointain, un lien fait par extension en se basant sur les origines de ses créateurs.
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