Oldies But Goodies: Double Life of Private Strong #1 (1959)
11 août 2012[FRENCH] 300ème Oldies But Goodies! En 1940, chez Marvel, Joe Simon et Jack Kirby avaient créé Captain America, le plus célèbre des super-soldats. En 1954 ils avaient utilisé une formule très proche pour lancer chez Prize Comics l’éphémère Fighting American. En 1959, près de vingt ans après les débuts de Captain America, le duo était prêt pour inventer un troisième super-patriote, le Shield. Comble de l’ironie, ce nouveau personnage portait le nom d’un héros qu’ils avaient copieusement copié pendant le Golden Age…
Le milieu des années 50 fut marqué par de nombreuses ruptures dans l’histoire des comic-books américains. L’influence croissante du Comics Code et l’autocensure qu’il provoqua chez les éditeurs de comics fut, d’une certaine manière, responsable du retour des super-héros. Puisqu’il devenait de plus en plus difficile de mettre en images des « Crime Comics » (des histoires de bandits brandissant des armes à feu) et que la production de BD d’horreur était devenu pratiquement impossible, utiliser des personnages à superpouvoirs avait l’avantage de faire basculer le combat dans un registre irréel. En publiant les aventures d’un nouveau Flash (Barry Allen), DC Comics déclencha ainsi la seconde génération de super-héros. D’où, là aussi, une rupture et le début de ce qu’on appellerait rétrospectivement le Silver Age (l’Age d’Argent).
Une rupture, encore, s’était produite au sein du studio Simon & Kirby. Les deux créateurs avaient travaillé ensemble depuis le début des années 40. Mais vers 1956, certains de leurs projets n’ayant pas donné le résultat escompté, ils cessèrent de travailler aussi étroitement qu’auparavant. Il semble que Kirby souhaitait retrouver une certaine sécurité d’emploi, quitte à retourner œuvrer chez certains éditeurs avec qui, par le passé, il s’était brouillé. Ainsi on verrait rapidement les dessins de l’artiste sur des projets comme Yellow Claw (Atlas/Marvel) ou les débuts des Challengers of the Unknow (DC Comics). Joe Simon, lui, semblait plutôt soucieux de conserver une certaine maîtrise éditoriale. Quitte à tourner un peu le dos aux comics en attendant quelque chose qui lui correspondait…
Toutes ces trajectoires convergèrent en 1959, quand John Goldwater, le patron d’Archie Comics, remarqua le succès des nouveaux super-héros DC Comics. Dans les années 40, Archie (alors appelé MLJ Comics) aussi avait publié de nombreux personnages masqués. Adopter les recettes de la concurrence et organiser une deuxième vague des héros MLJ/Archie n’avait donc rien d’illogique. En tout cas, disons qu’il y avait matière. Pour lancer ses nouveaux titres de super-héros, Goldwater se tourna vers un homme qu’il savait capable de coordonner une gamme : Joe Simon. Ce dernier retrouvait ainsi un poste éditorial qui lui convenait. Il apporta dans ses cartons une idée de série originale, The Fly.
Pour singer le procédé de Flash, où un nouveau héros avait repris un nom remontant aux années 40, Goldwater et Simon tombèrent d’accord pour relancer le Shield, qui avait tout simplement été le premier super-héros patriotique dès janvier 1940. Simon fit appel à son compère, Jack Kirby, pour dessiner les premiers épisodes des deux séries. Si Goldwater voulait le même souffle que DC, Kirby était assurément un élément de poids dans l’équation. D’autant que Kirby venait de se brouiller avec les responsables de DC Comics pour une question de royalties (Kirby dessinait le strip Sky Masters suite à leur intervention et ils exigeaient, par conséquent, une commission que l’auteur ne voulait pas leur reverser). Et à l’époque Marvel/Atlas était moribond, le propriétaire (Martin Goodman), passant à deux doigts de mettre la clé sous la porte. L’alternative d’Archie Comics apportait donc une nouvelle bouffée d’air à Kirby. Mais la situation ne manquait pas de sel. Fin 1940, Simon & Kirby s’étaient copieusement inspiré du premier Shield pour créer leur Captain America. Au point que MLJ avait du faire pression sur Marvel pour exiger qu’on change rapidement le design du bouclier de Captain America, dont l’apparence ressemblait tout simplement trop à celle du Shield (qui, en anglais, veut dire « Bouclier »). Presque 20 ans plus tard, Goldwater, Simon et Kirby se retrouvaient donc réunis pour, ironiquement, procéder à la création d’un nouveau Shield. Bizarrement, pourtant, la firme décida de ne pas tout risquer sur le nom du personnage. En août 1959, ce n’est donc pas un Shield #1 que les lecteurs découvrirent mais un Double Life of Private Strong #1 (la « Double vie du soldat Strong »), dans laquelle la patte des deux auteurs était tangible.
« Qui est-il ? Qu’est-il ? ». Dès la première page l’histoire nous interroge sur l’origine de « Lancelot Strong, l’homme à la double vie ! », qu’on voit en train d’enlever un uniforme militaire pour révéler, en dessous, un costume de super-héros patriotique. Autour de cette silhouette principale, on peut observer plusieurs vignettes où le héros en question fait preuve de différents superpouvoirs. Ainsi, il est capable de générer des éclairs d’énergie, à des réflexes qui lui permettent d’éviter les balles ou encore peut « s’adapter à des températures auxquelles rien ne pourrait survivre. Pour ce « test », on voit ainsi le dénommé Lancelot Strong pris dans un bloc de glace, ce qui évoque de manière diffuse une autre situation célèbre des comics. Nous sommes en 1959 et la vision de ce héros patriotique pris dans la glace ne peut que faire penser (un peu) à ce que sera, cinq ans plus tard, la réapparition de Captain America dans Avengers #4 (mars 1964). Restent encore deux « vignettes » qui font preuve de la volonté de Simon & Kirby de se rapprocher, au moins thématiquement, des héros de DC Comics. On nous explique que l’obscurité n’arrête pas Lancelot Strong, pas plus qu’une « chauve-souris dont l’instinct étonnant est plus précis qu’un radar ». Puis on peut le voir sous l’eau, se déplaçant à côté d’un requin avec une aisance digne d’Aquaman. Ce n’est que dans les toutes dernières lignes de cette page de présentation qu’on nous glisse, en petit, dans un coin, que le super-héros a pour pseudonyme le Shield.
Assez curieusement les auteurs ne mettront pas en avant ce pseudonyme pour se fixer avant tout sur le nom civil de Lancelot Strong. Pourquoi ? Rétrospectivement on peut imaginer diverses hypothèses. La plus simple serait que Joe Simon et John Goldwater auraient voulu marquer la différence entre l’ancien et le nouveau Shield. Mais pourquoi donc s’embêter à ramener un nom des années 40 si c’était pour le murmurer en bas d’une page ? D’autres théories semblent plus probables. Dans l’une d’entre elles on peut facilement imaginer que Goldwater voulait une renaissance de son Shield comparable à la « réincarnation » de Flash chez DC mais que Simon était plus intéresser par le fait de créer son personnage à lui que de suivre (même de loin) ce qu’avait été le Shield des années 40.
En fait l’autobiographie de Joe Simon nous confirme en toutes lettres que John Goldwater adorait le Shield tandis que le scénariste, lui, le détestait. D’ailleurs si on lit en détail le livre de Simon, on peut comprendre que Simon a d’abord proposé Double Life of Private Strong sans forcément s’inspirer du Shield mais que c’est Goldwater qui aurait demandé qu’on rajoute ce nom quelque part. Je ne serais pas très étonné d’apprendre que Simon soit d’abord venu trouver Archie Comics avec un nom autre que le Shield pour son Lancelot Strong, avant que Goldwater l’incite à changer. De manière plus cynique, on peut aussi imaginer que Simon (qui s’était quand même déjà bien fait avoir au niveau des droits de Captain America lors de la création de ce dernier) avait choisi en toute connaissance de cause de minimiser le nom du Shield (utilisé pour satisfaire Goldwater) pour insister sur celui de Lancelot Strong. Simon n’était pas le créateur du Shield de 1940 et aurait pu avoir du mal à revendiquer une simple « mise à jour » du concept. En faisant de la série « Double Life of Private Strong », Simon installait une situation où on ne pourrait pas lui contester d’avoir été le créateur de Lancelot Strong, à défaut d’avoir inventé le nom de code « Shield ». In fine, Joe Simon voulait, lui, surtout faire une sorte de nouveau Captain America, ce qui explique qu’on insiste autant sur le côté trouffion du personnage. Le Shield des années 40 avait été un agent du FBI. Captain America l’avait été aussi dans le tout premier épisode, avant que les auteurs se ravisent. D’abord présenté comme un agent du FBI chargé d’infiltrer l’armée, Steve Rogers avait ensuite été « simplement » décrit comme un soldat et c’était ce profil qui était finalement resté dans l’esprit des lecteurs. Le Shield de 1940 n’avait jamais été un militaire. Insister dès la couverture et la page de présentation sur le côté soldat de Lancelot Strong, c’était le ramener en toute connaissance de cause vers l’alter-ego de Captain America. Joe Simon aurait voulu envoyer le message « On nous a forcé à le baptiser le Shield, mais regardez, il ressemble plus à Steve Rogers » qu’il ne s’y serait pas pris autrement.
L’origine du personnage aussi évoque celle de Steve Rogers/Captain America : En pleine guerre froide, les ennemis communistes guettent les moyens de s’attaquer aux USA. On ne sait pas précisément quels ennemis communistes… Les soviétiques ou les chinois ? Ou une sorte de fusion des deux ? L’officier ennemi aperçu (un commissaire du parti) est physiquement ambiguë. La plupart de ses agents apparaîtront comme étant des occidentaux mais dans la scène d’ouverture l’homme vente les mérites de son Agent Quatre qui possède « la qualité orientale de la patience ». Le commissaire communiste apprend par son réseau que les américains sont sur le point de faire une énorme découverte. Mais eux-mêmes ne le savent pas. Au contraire ils se moquent de l’invention d’un homme nommé Fleming. Le commissaire, lui, ne rit pas. Il est convaincu de la pertinence de l’expérience de Fleming…
Plusieurs jours plus tard, deux scientifiques sont invités à visiter le laboratoire de Malcolm Fleming, à Cooper City. Ils sont ébahis par le matériel installé. Fleming leur explique alors que tout ça représente de grands investissements d’argent, de temps et d’effort pour transformer sa théorie en réalité. Puis il entraîne ses visiteurs vers sa « pièce secrète » (qui n’en est plus une s’il la montre à ceux qui lui rendent visite). D’abord il leur explique que l’homme n’utilise qu’un dixième de son cerveau tandis que les neuf dixièmes restants resteraient un territoire inconnu. Fleming explique alors que de fantastiques pouvoirs seraient en sommeil dans ces zones dormantes du cerveau et qu’il s’emploie à les réveiller. Le cerveau ouvre le panneau qui mène à sa pièce secrète et leur montre alors son fils, Roger, un jeune garçon qui est préservé dans un environnement contrôlé (une sorte de grande cage de verre). Malcolm explique alors qu’il a utilisé son fils comme un sujet expérimental, sans lui causer le moindre mal (ouf!). Il a été élevé dans un environnement privé de germes, tandis que le casque spécial qu’il porte, bardé d’appareils électroniques, a stimulé son cerveau depuis la petite enfance. On peut se demander si élever un enfant à l’abri de tous « germes » n’aurait pas pour effet de le fragiliser à l’air libre (ses défenses naturelles, n’ayant jamais repoussé la moindre infection, seraient sans doute plus faibles). Et puis il y bien sur ce casque qui sert à stimuler les zones libres du cerveau. Et là, on tombe dans un certain archétype des récits à superpouvoirs.
Cette « théorie » d’une partie dormante de notre cerveau est bien connue des lecteurs de comics puisqu’elle a servi plusieurs fois pour justifier les origines de tel ou tel personnage à superpouvoirs. En fait, c’est une sorte de légende urbaine née des travaux des psychologues William James (1842-1910) et Boris Sidis (1867-1923) à la jonction du dix-neuvième et du vingtième siècle. Il semble qu’en fait à la base les deux hommes avaient surtout insisté sur le fait que l’être humain n’utilisait pas réellement tout le potentiel de son cerveau. Ce qui, par un phénomène de bouche à oreille, amena un certain nombre leurs successeurs à prétendre qu’une partie du cerveau humain était physiquement laissée à l’abandon ou restait inconnue. En fait, c’est totalement faux : Différentes régions de notre cerveau sont affectées à des activités spécifiques. Selon qu’on parle ou qu’on marche, ce n’est pas la même région du cerveau qui va être sollicitée. Ce qui fait qu’effectivement nous n’utilisons jamais TOUT notre cerveau au même moment mais ses différentes parties sont utilisées tour à tour selon nos besoins. On est très loin de l’idée d’un cerveau majoritairement dormant qu’il conviendrait d’éveiller pour y piocher des pouvoirs surhumains. Dans l’histoire de Simon & Kirby (comme dans d’autres comics) c’est cependant une vérité avérée. Le lien avec William James et Boris Sidis est sans doute plus direct qu’on pourrait le croire. Si les comics regorgent de héros qui doivent leurs pouvoirs à leur éducation où à des expériences particulières dans leurs enfances, c’est souvent selon une notion très dépassée, très « romaine » de l’autorité parentale, où le père a tous les droits sur sa progéniture. Il peut ainsi pratiquer toutes les expériences qui lui semblent bonnes pour assurer à l’enfant un destin surhumain. C’est le cas dans l’origine initiale d’Aquaman où son père lui greffe des branchies pour lui permettre de respirer sous l’eau. Moins spectaculaire (mais plus connue) est l’origine de Doc Savage, qui doit sa perfection à tout un ensemble d’exercices auquel son père l’a soumis depuis la petite enfance. L’origine de Doc Savage a, à son tour, inspirée celle de nombreux personnages comme le Tom Strong d’Alan Moore. Le personnage du petit Roger Fleming pourrait donc être, comme d’autres, influencé par Doc Savage. Mais il est permis d’en douter et de revenir vers les théories de James et Sidis. A partir de 1898 en effet, les deux psychologues mirent en application leurs théories sur l’éducation du fils de Boris Sidis (prénommé William James, en l’honneur de son parrain). Plus tard, à travers des déclarations plus ou moins vérifiables, William James Sidis (1898-1944) fut considéré comme un surdoué capable de lire le journal à une époque où beaucoup de nourrissons savent encore à peine parler. L’enfant fini par entrer à Harvard à l’âge d’onze ans. Même si par la suite de sérieux doutes furent émis quand à la véracité de certains de ses « exploits », William James s’imposa comme un « surdoué » très médiatisé dans le début du vingtième siècle. Il est très possible qu’il soit l’inspiration derrière l’origine de Doc Savage. Mais, dans le cas qui nous intéresse présentement, quand on voit Malcolm Fleming raconter une version déformée des théories des psychologues James et Sidis tout en s’occupant d’éduquer son fils, le rapprochement entre le Roger fictif et le William James Sidis réel semble évident. En tout cas à cet âge.
Là pour le coup, cependant, les collègues de Malcolm Fleming sont loin d’apprécier le spectacle de Roger élevé dans un bocal. Ils annoncent alors au savant qu’ils ne manqueront pas de le dénoncer pour avoir osé maltraiter ainsi son enfant. Fleming proteste, en assurant qu’au contraire son fils est sans doute l’enfant le mieux traité au monde. Finalement, dès que ces visiteurs soudainement devenus hostiles sont partis, le scientifique décide de prendre la fuite. Rétrospectivement il y a quand même un signe (conscient ou pas de la part des auteurs ?) qui donne un gros doute sur le comportement de Malcolm Fleming. Ce dernier rumine : « Ils n’arrêteront pas mes travaux ! » alors qu’on serait quand même plus à l’aise si son premier souci était de s’assurer qu’on ne le sépare pas de son fils. Fleming charge dans une grosse remorque le caisson où vit son fils et prend la route en tirant cette « super-caravane ». On retrouvera quelques années plus dans l’œuvre de Kirby un autre personnage fusionnant ainsi les rôles de scientifique et de père, luttant pour sauver à la fois son expérience et son fils (mais cette fois dans un sens plus positif). En juillet 1977, dans 2001: A Space Odyssey #8, Jack Kirby montrerait en effet Abel Stack, un scientifique très proche de Malcolm Fleming, se sacrifiant pour que son enfant (le futur Machine Man) puisse prendre la fuite. La différence (de taille) étant qu’Aaron Stack est en fait une machine crée à l’image de l’homme. Là où Fleming a transformé son fils en son expérience, le projet de Stack est devenu son enfant. Les deux rejetons font d’une certaine manière le chemin inverse…
Mais la fuite de Fleming est bientôt repéré par l’Agent Quatre et ses hommes (qui avaient du mettre la maison de Fleming sous surveillance). Ils prennent la camionnette et sa cargaison en filature puis décident de le forcer à s’arrêter à la sortie du virage suivant. Malheureusement Klaut, le chauffeur de l’Agent Quatre, s’y prend mal. En faisant une queue de poisson à Fleming, il le force à sortir de la route. La camionnette et la « caravane » plongent alors dans un ravin. Les espions communistes arrêtent alors leur voiture et observent : « Rien n’aurait pu sortir vivant de ce choc ! ». L’Agent Quatre est plus terre-à-terre : « Cela nous prendra des jours pour trouver et examiner l’épave avec toute la végétation qu’il y a en bas ! Il y a peu de chances qu’on retrouve un jour les notes du Professeur Fleming ! ».
En fait, comme vous pouviez vous y attendre, il y a bien un survivant : Le petit Roger émerge des décombres de la caravane. Ne sachant guère dire que « Papa », il s’aventure alors dans les bois. Et il ne tarde pas à être découvert par un fermier, Abel Strong. Ce dernier ramène l’enfant, endormi. Bientôt Abel Strong explique à sa femme, Martha, qu’il faut installer le petit garçon dans leur chambre d’ami. Le couple Strong est très étonné. Qui a bien pu abandonner ainsi un enfant dans les bois ? Mais finalement ils tombent vite sous le charme de l’enfant. Abel Strong constate que ce petit, c’est un peu l’enfant qu’ils ont toujours voulu. Martha décide qu’ils vont le garder en attendant et que si aucun parent ne le manifeste ils l’élèveront comme s’il était leur fils. D’ailleurs elle décide, déjà, de l’appeler Lancelot. A ce stade il convient de souligner un fait. Même si Lancelot Strong n’est pas un extra-terrestre, Joe Simon et Jack Kirby viennent singulièrement de se rapprocher de l’origine de… Superman. Certes l’accident de la route n’est pas une fusée qui s’écrase dans le champ des Kent mais la structure de ce passage est un peu là même. D’ailleurs notez le prénom de Martha Strong et comparez-le à… Martha Kent, la mère adoptive de Superman ! Au passage on remarquera également le prénom d’Abel Strong (semblable à celui d’Abel Stack), qui vient nous renforcer dans l’idée qu’il y a là quelques éléments que Kirby utilisera plus tard pour son Machine Man.
On change de chapitre et les années passent… Il faut croire que, contrairement à ce que pouvait penser l’Agent Quatre, même quelques jours n’ont pas suffi aux espions pour retrouver les notes de Malcolm Fleming. Nous retrouvons quelques scientifiques sibériens en train d’observer le ciel grâce à une sorte d’observatoire mobile. On remarquera la manière très « militarisée » avec laquelle les scientifiques en question sont représentés. Ils apparaissent comme des soldats se tenant dans la neige, tandis que leur télescope pourrait tout aussi bien être un canon. Ils sont en train de surveiller le retour dans l’atmosphère d’un nouveau modèle de Spoutnik. Mais au moment où ils surveillent la progression de l’engin, ils aperçoivent qu’un objet non identifié est venu heurter le Spoutnik en question. Là aussi il faut faire une digression pour replacer le récit dans l’œuvre de Kirby. En septembre 1958 (moins d’un an avant Double Life of Private Strong #1), Kirby avait publié dans Race For the Moon #2 (chez Harvey Comics) un récit intitulé « The Thing on Sputnik 4« . Dans cette courte histoire, on voit une créature extra-terrestre nicher sur un Spoutnik, tandis que sa progéniture est une sorte de petit fœtus qui grandit de manière accélérée. L’histoire de Race For the Moon #2 se passe dans un futur proche (les USA disposent de leur propre station orbitale) et ne peut donc s’inscrire réellement dans le même univers partagé que Lancelot Strong. Elle fait cependant preuve de certains points communs car la chose qui vient de heurter un Spoutnik est une sorte de bébé extra-terrestre. Quand le Spoutnik s’écrase (comme de bien entendu sur le sol américain), la créature reste d’abord quelques jours dans les décombres (identifiés comme son nid). Puis elle en émerge et commence à grandir de façon accélérée. Rapidement l’extra-terrestre prend une taille dépassant celle d’un être humain. Elle détruit tout sur son passage, poussant les arbres grâce à sa force brute mais lançant aussi, pas ses yeux, des rayons destructeurs. On remarquera que, du coup, la créature elle aussi renvoie aux origines de Superman. Elle est essentiellement tout ce que Simon & Kirby n’ont pas conservé de la genèse du super-héros de DC : Le projectile qui s’écrase sur Terre, contenant un « bébé » dont les yeux émettent un rayon laser assez semblable à la vision calorifique de Superman. Ce qui change, ici, c’est bien entendu que l’extra-terrestre n’a rien d’humain et tient plus des histoires de monstres que Kirby produisait déjà pour Marvel Comics au même moment…
Non loin de là, Lancelot Strong (qui est désormais un jeune adulte) et son ami Spud ont découvert les restes d’une étrange caravane. C’est bien entendu celle de Malcolm Fleming mais Lancelot ne semble pas avoir le moindre souvenir de son enfance avant d’arriver chez les Strong. Il explore donc les ruines sans réaliser à quel point elles sont liées à son passé. Curieusement il ne semble pas que Lancelot ou Spud découvrent un cadavre, ce qui laisserait beaucoup de possibilités ouvertes pour le devenir de Malcolm Fleming (allez savoir s’il n’a pas, lui aussi, survécu à l’accident ?). Lancelot trouve quelques livres et carnet qu’il confie à Spud (là aussi on ne nous en reparlera plus par la suite, alors qu’ils contiennent sans doute des informations importantes sur l’origine et les pouvoirs de Lancelot/Roger). Puis le jeune homme redescend dans la caravane avant d’en ressortir habillé d’un étrange costume rouge et bleu. Lancelot explique que dès qu’il l’a vu, il n’a pu résister à l’envie de l’enfiler. Pourtant les notes découvertes dans la caravane indiquent que ce costume a été « conçu pour quelqu’un détenant des pouvoirs spéciaux, avec lesquels il devait défendre l’humanité contre les forces qui lui voudraient du mal : ». Mais Spud rétorque : « Bon sang ! Ce costume te va comme un gant. Mais je ne t’ai jamais connu le moindre pouvoir ! ». Pourtant Lancelot insiste. Il ne peut s’empêcher de penser que le costume lui appartient. Il décide de le conserver. Pour ceux qui s’étonneraient que Lancelot ne fasse pas le rapprochement entre le personnage décrit dans ces notes et lui-même, soulignons qu’il n’est pas du tout établi dans l’histoire que le héros sache (ou pas) qu’il a été adopté. Peut-être se croit-il réellement le rejeton des Strong. Auquel cas toutes ces notes ne peuvent pas avoir le moindre sens pour lui…
Sur le plan scénaristique, cependant, l’idée est sans doute d’induire que le costume a une fonction de complément lié aux pouvoirs de Roger/Lancelot. Soit il active la puissance du personnage, soit il amplifie les aptitudes naturelles du personnage. Toujours est-il que Lancelot et Spud sont dans les bois quand ils aperçoivent, de loin, un incendie (allumé par le regard ravageur de la créature extra-terrestre, mais ça, à l’instant T, ils ne peuvent le savoir). Lancelot réagit par instinct, il s’élance pour porter secours… et bondit avec la rapidité d’un missile. Spud constate d’ailleurs que son ami vient de partir « comme s’il avait été tiré par un canon ! ». Mais quand Lancelot se pose vers l’origine de l’incendie, il découvre la créature, qui a pris une taille gigantesque. Des bucherons sont en train d’essayer de détruire la menace grâce à des explosifs mais… sans résultats.
Quand Lancelot arrive, en faisant preuve de pouvoirs surhumains, les hommes pensent d’abord qu’il s’agit d’une menace de plus, venue rejoindre le monstre. Mais le jeune homme (qui semble désormais connaître de façon innée l’étendue de ses pouvoirs) attaque la créature en lançant des rafales d’électricités. Elle rétorque alors avec des rayons réfrigérants. Lancelot Strong apparait alors comme figé sous une couche de glace. Ce qui n’instaure pas vraiment un grand suspens puisqu’on sait depuis la première page du numéro que le Shield peut résister à des températures très froides. Mais ça, les personnages secondaires ne le savent pas. C’est la panique et quelques policiers décident d’aller prévenir l’armée. Malheureusement pour eux l’extra-terrestre ne cesse de grandir et s’empare de la moto de l’homme qui allait chercher des secours. Un des policiers s’exclame : « Il nous a coincé ! Nous ne préviendrons jamais la ville à temps ! Et de plus il va continuer de devenir de plus en plus gros ! On n’a aucune manière de savoir la taille qu’il aura quand il attaquera les grandes villes ! Il les réfrigérera ou les brulera, laissant la civilisation en ruines si on ne l’a pas arrêté d’ici là ! ». Et pour rythmer les propos de l’homme, l’image nous montre le monstre devenu gigantesque, en train de détruire une ville de grande taille…
Heureusement, Lancelot a utilisé ce laps de temps pour faire monter graduellement la température de son corps. Il fait donc fondre la couche de glace qui l’emprisonnait. Bientôt, le héros est à nouveau sur pieds : « Cette chose n’est pas de notre planète ! Ca c’est certain ! Mais elle se développe visiblement dans notre atmosphère ! Voyons ce qui se passe si je lui en enlève un peu ! ». S’élançant à nouveau au combat, Lancelot fait cette fois preuve d’une super-vitesse digne de celle de Superman ou de Flash. Il court en cercle autour du monstre, générant finalement un véritable tourbillon, digne d’une tornade. La créature disparait au centre du tourbillon puis on écoute un grand bruit de tonnerre… Quand tout se dissipe, on ne voit plus que Lancelot (toujours en costume). Le monstre semble avoir disparu. Un des bucherons s’écrie : « Voilà ce gars en costume de Shield ! Je paries qu’il peut nous dire ce qui s’est passé ! ». Les policiers rejoignent alors le héros et lui posent la question. Ramassant quelque chose par terre, Lancelot explique que le monstre n’a pas réellement disparu : il a repris sa taille initiale (et sous cette forme la créature est identique au fœtus extra-terrestre aperçu dans « The Thing on Sputnik 4 »). Lancelot se doutait que le monstre avait besoin d’air. En créant un vacuum autour de la chose, il l’a forcé à se contracter à nouveau. La bestiole à repris l’apparence d’un fœtus pas plus gros que le point. En l’inspectant, un des policiers déclare que la chose est morte (encore qu’on soit curieux de savoir comment un simple policier est supposé faire la différence entre un extra-terrestre inerte ou mort ?). Puis Lancelot Strong s’éloigne et, quand on lui demande qui il est, il suggère qu’on l’appelle simplement… le Shield (s’inspirant sans doute de la remarque du bucheron quelques instants plus tôt).
Par la suite Lancelot prend le temps d’enfiler à nouveau des vêtements civils puis court retrouver son ami Spud, resté dans les bois. Mais une mauvaise surprise l’attend : Spud est en train d’être chargé dans une ambulance. On explique à Lancelot que le pauvre garçon a été piégé par le feu de forêt et qu’il a été la seule victime de la journée. Ce qui semblerait indiquer que la seule autre personne qui a vu Lancelot enfiler le costume du Shield est morte D’autant que Lancelot rumine « Spud… n’est plus là ! Si seulement le Shield avait su ! Le Shield et ses pouvoirs… Je dois tout apprendre sur eux. Et aider ceux qui, tout comme Spud, ont besoin de lui ! ». Le pathos de la scène semble donc indiquer que Spud est mort et que Lancelot se sent coupable. Mais il semble qu’une retouche tardive ait décidé de sauver Spud. Car après une réplique où un policier explique qu’on ne peut plus grand chose pour Spud, une autre bulle, lettrée de manière légèrement différente (les caractères ne sont pas de la même taille, ce qui fait penser à une bulle rajoutée sur la planche) fait dire à ce même policier : « Mais nous allons essayer ! ». Autrement dit, on passe d’une situation où Lancelot se reproche la disparition de Spud à une bulle qui laisse entendre que le jeune homme n’est pas mort… Et qu’il lui reste même une petite chance !
Il faut croire que Spud s’en tire ou que Lancelot Strong affectionne particulièrement la compagnie de garçons aux faux airs d’Huckleberry Finn (héros campagnard du romancier Mark Twain, reconnaissable à son large chapeau). Car alors que le troisième chapitre de l’histoire commence, Lancelot est à nouveau avec quelqu’un qui ressemble énormément à Spud. Ce personnage n’est pas nommé, néanmoins, et nous ne pouvons donc pas avoir de certitude. L’ami de Lancelot lui demande simplement « Je pense que tu peux reconnaître que tu as rêvé tout ces trucs que tu as fait ce jour-là, Lancelot ! ». L’intéressé reconnaît alors que le sheriff a trouvé une explication logique pour toutes les choses qui se sont passés (on aimerait bien voir « l’explication logique » pour un alien géant et un super-héros émettant des rafales d’énergies). S’il s’agit bien de Spud, la scène a l’avantage d’établir que le jeune garçon ne réalise pas vraiment ce qui s’est passé. Après tout il a seulement vu son ami démarrer en trombe, ce qui reste dans le domaine de l’explicable. Spud n’a pas assisté aux exploits les plus surhumains du Shield. Il peut donc penser que Lancelot n’a rien fait d’extraordinaire. Mais en son fort intérieur Lancelot réfléchit : « Je sais que j’ai fait toutes ces choses ! Mais comment ? La seule manière de le savoir est de retourner inspecter les décombres au fond du ravin ! ». Comprenez : la carcasse de la caravane où il a découvert son costume… Mais quand il y retourne… Il n’y a plus rien ! La caravane aurait-elle été détruite par l’incendie ? Pas du tout. Il se trame au contraire quelque chose de bien plus sinistre.
Car depuis l’accident, l’Agent Quatre et ses hommes n’avaient jamais cessé de chercher les secrets du professeur Fleming. En lisant le journal et les exploits du Shield, l’Agent Quatre s’aperçoit que les choses se sont passées dans le comté de Fairfield, à deux pas de l’endroit où ils avaient provoqué la mort de Fleming « quinze ans plus tôt ». L’Agent Quatre, qui ne semble pas savoir que Fleming a un fils, élabore alors une théorie : « Est-ce quelqu’un pourrait avoir trouvé les débris de la caravane, trouvé les notes du professeur puis les aurait utilisé pour repousser la menace extra-terrestre ? ». Ce passage pose question à plusieurs niveaux. D’abord puisque le numéro parait en 1959, si l’accident s’est réellement passé quinze ans plus tôt, alors celà placerait la disparition de Malcolm Fleming vers 1944, ce qui semble un peu tôt pour l’atmosphère de guerre froide décrite dans les premières pages. Ou bien le Professeur Fleming est tombé au fond du ravin en 1959 et la période adulte de Lancelot Strong se déroule « dans un futur proche » du point de vue du lecteur. L’autre incohérence c’est qu’on vient de nous expliquer que Lancelot est le seul à croire qu’il a fait quelque chose d’exceptionnel le jour de l’attaque de l’extra-terrestre. Ni Spud (ou le « pseudo-Spud » qui le remplace) ni le sheriff ne le pensent. Et la presse s’en tient sans doute à la version du sheriff sinon Lancelot n’aurait pas de problème pour prouver ses dires à son ami. Comment l’article lu par l’Agent Quatre pourrait-il alors laisser penser à l’intervention d’un surhomme ? Il faut croire que « Quatre » est vraiment plus malin que ses contemporains et qu’à travers ces quelques lignes du journal il a réussit, lui, à en déduire la présence d’un être comme le Shield.
Suite à cette déduction, l’Agent Quatre et ses hommes décident d’aller inspecter à nouveau les décombres : « Nous avons fait l’erreur de ne pas examiner les carcasses le soir de l’accident ! Je propose que nous ne fassions pas deux fois la même erreur ! ». Il est certain que s’ils n’ont pas pensé à descendre voir de plus prêt il y a quinze ans, ces espions communistes ne paraissent finalement pas très éveillés. Surtout que cette fois ils constatent que les livres de notes de Fleming sont tous intacts ! Ce qui contredit une scène précédente où on voyait Lancelot et Spud retirer des livres des décombres (normalement ceux retirés par les deux amis devraient manquer à l’inventaire des espions). Tout ça s’est passé une semaine avant que Lancelot Strong ait l’idée d’aller inspecter à nouveau la caravane. L’Agent Quatre et ses sbires ont donc fait le ménage quelques jours plus tôt et emporté tout ce qu’il restait des recherches de Fleming.
Nous revenons à Lancelot qui cherche désespérément une caravane qui n’est plus là, au milieu de la forêt. Il commence sérieusement à penser que ce sont les autres qui ont raison, qu’il a inventé toute l’affaire. Mais Il aperçoit alors au loin un renard en train de chasser un lapin. Agissant à nouveau par instinct, Lancelot décide de sauver le lapin. Il s’élance avec une vitesse surhumaine, donnant une fessée au renard. Celui-ci, mis en déroute, préfère fuir en laissant tomber le lapin. Lancelot Strong réalise alors qu’il vient une nouvelle fois d’aller plus vite qu’un humain normal. Il semble que depuis l’attaque extra-terrestre il n’avait pas fait usage de ses dons, auxquels il accède surtout par instinct ou par réflexe. Cette fois il réalise pour de bon qu’il n’a rien rêvé : « J’ai réellement d’étranges pouvoirs ! Mais qu’est il arrivés aux décombres ? Je dois me souvenir du jour où je l’ai trouvé ! ». Mais comme tout ce que Lancelot fait est désormais amplifié de manière surhumaine, sa tentative de se remémorer déclenche des souvenirs encore plus anciens, qui le ramènent à l’époque où il a été découvert par les Strong. Et même encore plus loin ! Il se souvient de l’accident. Mieux : Il se souvient de son vrai père et des expériences que celui-ci conduisait. Soudain Lancelot Strong se rappelle tout à fait avoir été Roger Fleming. Il se souvient également des projets que son père avait pour lui. Il lui avait confectionné ce costume rouge et bleu pour qu’il serve de bouclier contre les forces qui menacent l’humanité !
Aussitôt Lancelot enfile à nouveau le costume du Shield. Il réalise maintenant l’importance de ce que contenait la caravane. Il doit s’assurer que les notes de son père ne sont pas tombées entre de mauvaises mains. Utilisant ses superpouvoirs, il arrive (en volant dans les airs) à remonter la piste. Les camions qui sont venus débarrasser l’endroit ont laissé des traces. Finalement le Shield arrive à retrouver un des hommes de main de l’Agent Quatre et le force à parler. L’espion capturé explique que tout est sur le point d’être chargé sur un sous-marin soviétique, qui va traverse l’Atlantique. Bientôt le Shield retrouve le sous-marin en question. Il l’attaque avant que l’engin ait le temps de plonger. Le Shield arrive à arracher à l’Agent Quatre un sac qui contient toutes les notes de son père. Puis le héros « réarrange les molécules de son corps » pour le rendre plus dur que l’acier. Et il vole à travers le sous-marin, le transperçant comme une torpille. Le sous-marin ennemi coule alors tandis que les espions n’ont plus qu’à nager jusqu’à la plage, où la garde côtière n’aura plus qu’à les arrêter. Satisfait d’avoir sauvé l’héritage de son père, le Shield peut alors voler jusqu’à la ferme des Strong. Mais il décide qu’il ne dira rien à sa famille d’adoption. Non pas pour épargner les sentiments de ses nouveaux parents mais parce que « le Shield sera bien plus efficace si personne ne sait qui il est réellement ! ». Reste cependant un élément très important à ajouter pour que la série soit complète…
Quand Lancelot arrive à la ferme, ses parents adoptifs l’attendent pour manger. Il avait du leur parler de ses doutes avant de retourner dans le ravin car ils lui demandent s’il a trouvé quelque chose. Lancelot ne ment qu’à moitié puisqu’il dit ne rien avoir trouvé dans le ravin (et en un sens c’est vrai). Abel Strong lui déclare alors que de toute manière c’était sans doute la dernière fois avant longtemps qu’il avait la possibilité d’y aller. Lancelot vient en effet de recevoir un courrier. Une lettre de l’armée qui l’informe qu’il est appelé sous les drapeaux. Et oui ! Car si les trois premiers chapitres nous ont permis de justifier les pouvoirs du héros et sa redécouverte de ses propres origines, n’oublions pas que nous nous trouvons dans une série qui nous promet… la double vie du Soldat Strong. Et jusque-là, il n’y avait aucun rapport avec l’armée. Une lacune qui allait être comblée dans une quatrième et dernière partie…
Dans « the menace of the Micro-Men », on retrouve Lancelot Strong incorporé dans l’armée, plus particulièrement en train de suivre une formation de conducteur de blindés. Comme à son habitude, le duo Simon et Kirby retrouve alors un archétype qui lui est cher : Celui du gradé grande-gueule, incapable de distinguer la valeur d’un homme. Lancelot Strong a donc sur le dos un sergent qui est convaincu qu’il est un incapable, tout comme Steve Rogers devait supporter les brimades de l’irascible Sergent Duffy quelques années plus tôt. Le Sergent Griper explique alors à Strong est aux autres qu’un jour, quand ils seront prêts, ils pourront envisager de conduire le prestigieux tank atomique qui se trouve devant eux. Mais à ce moment-là le tank atomique en question semble pris d’une vie propre. Le véhicule devient comme fou et prend le large. Utilisant sa rapidité, Lancelot se hisse donc à bord en espérant prendre les commandes…
A ce moment-là entre en scène deux personnages qui, eux aussi, nous amènent à considérer ce que Jack Kirby fera par la suite : Le Colonel Smith et sa nièce (Georgia) ne peuvent que faire penser au Général Ross et à sa fille Betty, tel qu’ils apparaîtront trois ans plus tard dans les pages d’Hulk #1 (mai 1962). Militaire bourru, portant une moustache blanche, Smith est très protecteur avec sa nièce. Tous les deux sont dans une même voiture et se dirigent sans le savoir vers le tank fou (ou plutôt c’est ce dernier qui fonce vers eux). Ils n’aperçoivent pas le tank atomique mais Lancelot Strong réalise que la collision est imminente. Il tente donc de reprendre les commandes. Par chance le tank va si vite qu’il rebondit sur une crête rocheuse et évite, de peu, la voiture du colonel. Le blindé s’arrête mais quand Lancelot se présente et tente d’expliquer que le tank semblait animé, le colonel Smith le prend pour un fou. Pourtant un inconnu à l’air patibulaire surgit et explique au gradé que le soldat a bien raison. En tenant les Smith sous la menace d’une arme, le nouveau venu pousse un coup de sifflet et… de petits hommes surgissent de l’intérieur du tank. Lancelot s’exclame : « Des petits hommes ! Ils étaient à l’intérieur pendant tout ce temps ! Ce sont eux qui étaient aux commandes… Et on ne pouvait pas les voir ! ». L’inconnu explique alors que ces hommes microscopiques doivent, comme lui, obéir aux ordres et voler le tank atomique : « Et d’ailleurs voici un exemple du pouvoir qui a amené les Micro-Men jusqu’à notre monde… Le génie du Docteur Diablq ! ». Diablq se prononce sans doute d’une façon très proche de « Diabolik ». L’inconnu sort une sorte de petite grenade qui diffuse un épais brouillard vert. Quand il se dissipe, Lancelot, le colonel et Georgia sont tous inconscients. Mais surtout, comme le tank, ils ont été miniaturisés. Désormais ils ont la taille de jouets… que le malfaiteur s’empresse de ranger dans une boîte, pour mieux les transporter sous le nez des autorités.
Plus tard le soldat Strong revient à lui. Et décide de se changer. Heureusement pour tout le monde il semble qu’il ait pris l’habitude de porter son costume de Shield sous son uniforme de soldat : « Une jeune recrue campagnarde peut peu de choses face à un génie maléfique comme le docteur Diablq ! Je me débrouillerais mieux en étant le Shield ! ». Le héros augmente alors la température de son corps pour faire fondre la paroi de l’endroit où il est retenu. Mais il est aussitôt recouvert par une horde de Micro-Men qui ont désormais sa taille. Le Shield, qui n’a pas conscience d’avoir été miniaturisé, ne s’en étonne pas. Il se contente d’utiliser ses pouvoirs pour s’envoler, semant ainsi les Micro-Men. Puis il trouve des portes qu’il tente d’ouvrir. Mais il est passablement surpris quand il découvre que la première porte libère un caméléon gros comme un taureau. En fait c’est lui, le Shield, qui a désormais la taille d’un soldat de plomb, mais il ne le réalise toujours pas. Une autre porte libère un chien relativement énorme, comparativement à la taille de Lancelot. Le héros est alors convaincu d’être dans un compartiment où Diablq conserverait ses « animaux expérimentaux »…
Finalement le Shield arrive à rejoindre une pièce où Diablq retient le Colonel Smith et sa nièce. Et comme ces deux derniers ont repris leur taille d’origine, le héros n’a pas de mal à tout comprendre. Diablq est en train d’expliquer à ses deux prisonniers qu’il a poussé la « science microscopique » à son degré ultime : « J’ai été capable d’étudier des mondes qui existent dans un monde subatomique ! C’est d’une de ces planètes que j’ai ramené les Micro-Men ! Mais il y a une chose que je n’ai jamais faite, Colonel ! Je n’ai jamais envoyé des sujets dans les mondes subatomiques ! ». Et, à l’évidence, le savant fou compte bien se servir de ses deux prisonniers comme de cobayes. Il les fait alors installer dans une sorte de centrifugeuse où ils vont être réduits à une taille « sub-atomique ». Visiblement pour atteindre une taille de jouet, une dose de gaz suffit mais pour obtenir une échelle réellement microscopique il faut une méthode plus complexe. Arrivé à ce stade, le Shield décide donc de faire ce qu’il peut pour saboter la machine de Diablq. En fouillant dans le laboratoire il trouve un revolver. Vu sa propre taille il est obligé de le porter sur son épaule en s’efforçant d’actionner la gâchette.
Bien sûr, il suffirait que le Shield se souvienne que dans l’aventure précédente il a changé la densité de son corps et traversé un sous-marin. Même à petite taille il devrait être en mesure de transformer son corps en projectile. Mais il semble l’ignorer. Mettons ça sur le compte de son inexpérience. Le Shield arrive à tirer et sabote l’engin de Diablq. Puis il vole vers le visage du savant fou pour pouvoir l’attaquer. Furieux Diablq tente de l’écraser… Mais à ce moment là la charge qui réduisait le corps de Lancelot doit s’épuiser car il retrouve une taille humaine, à la grande stupéfaction du scientifique (qui n’a pas de raison de savoir que le Shield était en fait un de ses prisonniers). A nouveau à pleine puissance, le Shield annonce à Diablq qu’il compte le livrer aux autorités. En désespoir de cause, le criminel actionne un levier qui libère toutes les bêtes retenues dans son labo. Les animaux manquent alors de piétiner le héros et Diablq en profite pour s’enfuir. Shield préfère s’assurer que le Colonel Smith et sa nièce ne sont pas blessés par les animaux (parmi lesquels on aperçoit quand même un éléphant et une girafe !). Lancelot reprend alors ses habits militaires, retrouve le tank atomique (qui lui aussi a repris une taille normale) et sauve in extremis le Colonel et Georgia. Tous peuvent trouver refuge à l’abri du tank. La reconnaissance du Colonel est cependant de courte durée. Lancelot (peut-être pour détourner les soupçons et montrer qu’il ne peut être le Shield) se met à conduire comme un pied. Les secousses sont telles que Smith jure à Strong qu’il ne conduira plus jamais un blindé et qu’il va s’arranger pour le faire muter dans une autre unité. Sur un même registre Georgia s’exclame qu’avec un prénom comme Lancelot, ce dernier n’a pourtant rien d’un chevalier. Et bien sûr elle conclue en disant que seul le Shield peut se prévaloir d’être chevaleresque. En une vingtaine de pages le Shield aura donc (re)vécu son origine, combattu une créature extra-terrestre, des espions et un savant fou. Un véritable condensé de la puissance créative de Simon et Kirby.
Pour autant il faut souligner une dernière fois le vrai carrefour que le Shield est à l’intérieur de ce que nous appelons la Kirbysphère à l’intérieur de ces chroniques. En effet, le Docteur Diablq et ses Micro-Men ne sortent pas précisément de nulle part. Dans Yellow Claw #3 (février 1957) le même Jack Kirby avait produit une histoire (« The Microscopic Army ») dans laquelle le terrible savant fou Griffe Jaune miniaturise des soldats pour s’attaquer aux institutions américaines. Le même Jack Kirby dessinerait également Fantastic Four vol.1 #16 (juillet 1963) dans lequel le Docteur Doom miniaturise les Quatre Fantastiques pour mieux les bannir… dans un monde sub-atomique. The Double Life of Private Strong #1 est donc, clairement, une sorte de chaînon manquant dans lequel Jack Kirby place déjà des pions qui, rapidement, se réincarneront dans les travaux du même auteur chez Marvel pour donner naissance aussi bien au Général Ross qu’à des plans de Doctor Doom. On peut pousser encore un peu plus loin et s’intéresser à Silver Star, série que Kirby publia à partir de février 1983 chez Pacific Comics. Silver Star était l’ancien soldat Morgan Miller qui avait été soumis à des expériences génétique par son père, le savant Bradford Miller. Scénaristiquement, entre Morgan Miller et Lancelot Strong, les différences sont ténues. Sans Joe Simon pour le freiner, Kirby donne à son Silver Star des pouvoirs assez similaires à ceux du Shield de 1959 (par exemple le contrôle sur sa densité corporelle) en les poussant encore plus loin. Mais il est certain que Silver Star doit beaucoup (presque tout en fait) à Lancelot Strong.
Dans The Comic-Book Makers, Joe Simon explique comment Jack Kirby influa sur la mise au point de l’autre héros proposé à Archie, The Fly. Simon ne l’avait envisagé que comme un personnage pouvant marcher sur les murs et ce sont les suggestions de Kirby qui en firent un personnage volant, avec des ailes intégrées dans son costume. Il n’y a pas de raison de penser que l’influence de Kirby fut moindre dans la création du Shield de 1959. Elle fut d’ailleurs sans doute bien plus grande sur le Shield puisque The Fly était une idée que Joe Simon avait d’abord tenté de vendre à Harvey Comics sous le nom de Silver Spider. Lancelot Strong était un concept créé sur mesure pour Archie et dans lequel Kirby avait sans doute plus de marge pour intervenir. Ce qui explique qu’on retrouve autant d’allusions aux travaux précédents de l’auteur et qu’on observe, ensuite, la continuation d’une partie de ces thèmes dans son œuvre ultérieure.
Et si le Shield avait duré ? C’est là qu’on peut voir que l’Histoire des comics tient à peu de choses. En 1959 Kirby n’avait plus qu’un seul employeur régulier, Marvel/Atlas, qui se portait mal. Il était persona non grata chez DC. Si The Double Life of Private Strong avait réellement décollé, Kirby n’aurait sans doute pas hésité à laisser tomber le radeau Marvel pour quelque chose de plus stable. Au lieu de celà, le sort allait frapper d’une manière inattendue. Archie Comics reçut une lettre des avocats de la concurrence qui menaçait de les attaquer pour plagiat. Marvel se serait retourné contre Archie à cause des ressemblances entre le nouveau Shield et Captain America ? Même pas. C’est au contraire DC qui menaça d’attaquer, estimant que Lancelot Strong était trop proche de Superman (et, comme on l’a vu dans les lignes précédentes, le cas se défend). John Goldwater, pris à son propre jeu (après tout il avait voulu imiter le succès de DC), décida donc d’arrêter Double Life of Private Strong dès le deuxième épisode (qui de toute manière n’était déjà plus, pour la majeure partie, dessiné par Kirby). La gamme naissante de Joe Simon se retrouva donc bien vite réduite à un seul titre (Adventures of the Fly). Ainsi minimisé le deal entre Archie et Simon n’était plus aussi intéressant. Qui plus est le scénariste raconte dans ses mémoires qu’il ne s’entendait pas du tout avec Richard Goldwater, le fils du propriétaire, qui voulait superviser les titres de super-héros. Rapidement Simon abandonna donc également la rédaction d’Adventures of the Fly (qui continua sous la houlette de Richard Goldwater). La fenêtre Archie s’était refermée pour Simon et Kirby. Ce dernier resta donc chez Marvel où, deux ans plus tard, il allait co-créer les Quatre Fantastiques. Si le Shield avait duré ? Allez savoir si nous aurions eu droit à l’univers Marvel contemporain… Et pourtant, à travers les exemples du Colonel Smith et d’autres choses de ce genre, on voit bien que le Kirby du début des sixties aurait produit des concepts très similaires, avec ou sans Marvel. Mais avec quel succès ? Nous ne le saurons jamais…
En 1983, pensant que de l’eau avait coulé sous les ponts et que DC ne serait plus aussi regardant sur les rapprochements entre les deux héros, Archie relança le Shield dans sa version Lancelot Strong. Les nouveaux auteurs en firent même un membre d’une équipe de super-héros liés à Archie, les Mighty Crusaders. Mais cette fois les déboires furent autres. Contrairement à ce qui s’était passé pour Captain America, Joe Simon avait pensé à déposer les droits du personnage après qu’Archie ait cessé de l’utiliser en 1959. Le héros lui appartenant désormais, il fallait donc son autorisation pour continuer de l’utiliser. Archie négocia une sortie honorable en montrant la mort de Lancelot Strong lors d’une bataille… De nos jours ce sont les héritiers de Joe Simon qui en détiennent les droits et, en théorie, le personnage pourrait refaire surface s’il était dûment loué. Mais, sans Kirby, la magie serait-elle la même ? Il est permis d’en douter…
[Xavier Fournier]
Pour les lecteurs intéressés par Lancelot, les épisodes évoqués dans cette chronique ont étés republiés par Titan Books en 2010 dans »The Simon and Kirby Superheroes »( avec aussi des aventures du Stuntman , du Fighting American, de Captain 3Det de the Fly ) 🙂
Il y a une autre source aussi. L’épisode de Blue Ribbon Comics dont la couverture est reproduite ci-dessus. Ce reprint est sorti dans les années 80 mais vaut une bouchée de pain sur Ebay. En fait en faisant les scans pour cet article j’ai pu comparer les deux versions et il y a des choses bizarres. Par exemple dans la version de BRC certains personnages de second plan sont représentés avec tous les détails, seule la colo nous indique un léger contre-jour. Dans The Simon and Kirby Superheroes, par contre, les silhouettes ont été obscurcies (totalement noircies)… The Simon and Kirby Superheroes a un intérêt pour ceux qui veulent avoir sous la main, en un seul tome, les héros « non DC/non Marvel » de Simon & Kirby. C’est pratique et il y a quelques inédits. Mais la restauration des dessins semble aléatoire… Donc si quelqu’un veux plus spécialement du Lancelot Strong, ce numéro de Blue Ribbon Comics est moins cher et plus précis dans les dessins…