Oldies But Goodies: Journey Into Mystery #59 (1960)

[FRENCH] L’Égypte n’est pas en reste quand il s’agit d’inspirer les auteurs de comics. Qu’elle serve de berceau à des immortels comme Apocalypse ou des entités comme Nabu (l’être qui patronne Doctor Fate) ou qu’elle renferme des tonnes de talismans mystico-cosmiques (comme le scarabée du Blue Beetle), cette contrée n’a pas manqué de revenir de manière cyclique dans les histoires. Ce n’était donc qu’une question de temps avant que Jack Kirby s’intéresse, un jour, à ce que pouvait cacher un célèbre monument.

En juillet 1960, Marvel Comics n’est pas encore revenu vers les super-héros. Stan Lee, Jack Kirby et les autres auteurs qu’utilisent la firme se concentrent alors sur des comic-books de genre tels que les westerns, les BD sentimentales et enfin (et surtout) les anthologies fantastiques comme Tales of Suspense, Tales To Astonish ou encore Journey Into Mystery. La formule était simple : publier en rafale des numéros qui contenaient chacun une moyenne de quatre à six histoires (parfois plus) qui lorgnaient tantôt sur l’esprit de la célèbre Twilight Zone de Rod Serling ou, alternativement, ressemblaient à de véritables « pitchs » de films d’horreur de série Z. Sauf succès accidentel qui pouvait amener un monstre à revenir dans une seconde histoire, on n’y pratiquait pas le concept d’univers partagé.

Chaque récit partait du principe que la Terre était normale, que les monstres, sorcières ou extra-terrestres n’étaient pas supposés exister… Et le plus souvent le protagoniste principal de l’histoire, terrifié, aurait l’occasion de repenser la chose avant la conclusion. Très souvent les héros semblaient tous issus d’un même moule représentant un américain dans la trentaine ou la quarantaine, évoluant dans ce qu’il est convenu d’appeler la « classe moyenne ». Les monstres, eux, étaient produits à la chaîne. Ce qui produisait parfois des résultats très différents d’une histoire à l’autre… tandis que dans d’autres cas on aurait presque pu croire qu’une même race extra-terrestre avait tenté de conquérir la Terre à divers moments, en changeant de stratégie ou d’armement.

La précipitation de la création du monstrueux Shagg est assez manifeste quand on compare l’apparence du monstre sur la couverture de Journey Into Mystery #59 avec la version qu’on peut trouver à l’intérieur. Sur la première image Shagg est une sorte de statue titanesque, avec une silhouette clairement humanoïde. Shagg, tel qu’il est dessiné par Jack Kirby et encré par Steve Ditko, a alors un visage très près de l’apparence du Golem dans le film homonyme de Paul Wegener (1920). Rien, dans l’image, ne laisse apparaître un quelconque lien avec l’Égypte. Alors qu’à l’intérieur, l’histoire, illustrée par le même Jack Kirby, transpirait d’une toute autre ambiance. Dès la page d’introduction de « I Unleashed Shagg upon the World! » (‘J’ai déchaîné Shagg contre le monde ! ») il est manifeste que la créature porte une coiffe similaire à celle d’un pharaon antique. Et c’est bien en que l’histoire commence, alors qu’une tribu de bédouins est dérangée par les cris d’un de ses membres. Celui-ci hurle que la chose est maudite, qu’elle les détruira tous. Sommé de s’expliquer, l’homme raconte alors qu’il vient de voir le Sphinx bouger et qu’il est vivant. Rien moins que ça. L’homme est pris pour un fou tandis qu’un narrateur prend la relève (c’est le véritable héros de l’histoire, qui raconte les événements à la première personne). Le Sphinx est « une grande image de pierre qui repose dans le désert depuis les ages anciens et dont l’origine est un des plus grands mystères« . Le héros se trouve près du Sphinx le jour où le bédouin prétend avoir vu bouger la statue. Il s’agit d’un chercheur qui vient de découvrir des ruines non loin de là. Des ruines qui devaient être cachées depuis des siècles par le sable et qui viennent d’être mises à jour par une récente tempête. L’homme, qui parle tout seul (mais c’est un comportement traditionnel pour les personnages de comics de l’époque), s’exclame alors que c’est la découverte du siècle !

Mais le héros va de surprise en surprise. Au milieu des ruines il découvre… un panneau de contrôle, clairement produit par une technologie trop avancée pour venir de l’ancienne Egypte. L’explorateur trouve un levier, qu’il actionne en se demandant si le mécanisme est connecté à quoi que ce soit. Mais une fois la machine enclenchée, l’homme écoute un bruit énorme, regarde au dessus de lui et découvre une vision incroyable. La statue du Sphinx vient de s’animer et se lève, comme s’il s’agissait d’un gigantesque lion de pierre (rien à voir, donc, avec le Shagg humanoïde que nous montrait la couverture). terrifié, l’homme tente de fuir mais le Sphinx joue avec lui comme le chat avec la souris et l’attrape avec une de ses pattes, avant de le porte vers sa gueule de pierre. Le Sphinx ouvre alors sa bouche pour révéler… une porte. Pendant ce temps notre héros est convaincu d’être en train de perdre l’esprit. Happé par la porte, l’homme se retrouve dans une pièce bourrée de mécanisme, digne d’une salle des machines dans un vaisseau spatial. Bientôt une voix s’élève… « Terrien… Entends moi ! Je suis Shagg, guerrier de la troisième galaxie !!! Depuis longtemps je me suis tenu dans votre désert, absorbant de l’information venant de toutes les parties de votre planète primitive ! J’attendais depuis des siècles que ce levier soit poussé ! Et maintenant le temps est venu ! Shagg vit à nouveau ! La Terre est perdue !« . Ce nom de Shagg est une déformation du terme « Shag », qui normalement veut dire « échevelé ». C’est sans doute une référence indirecte à la coiffe qui lui sert également de crinière. Malheureusement pour eux, les auteurs de 1960 ne pouvait se doute que l’évolution de l’argot américain ferait du terme « shag » un synonyme de « tirer un coup » au sens sexuel. Avec le recul c’est un peu comme si Shagg s’appelait « Niqque »…

Le gigantesque Shagg se dirige alors vers la côte, s’enfonce dans l’eau et traverse la méditerranée en direction de… la France. Ne me demandez pas pourquoi la priorité de Shagg est la France plus que la Turquie, l’Espagne ou l’Italie (sans parler de l’Egypte, qu’il a quitté sans y prêter la moindre attention). Le fait est que Shagg pose le pied (enfin la patte) sur une plage française après avoir détruit tous les obstacles (on voit, au loin, un navire qui coule dans son sillage). Shagg sème la panique parmi la population  et prend la route de Paris, où l’armée française (avec des uniformes représentés avec soin par Kirby) tente de détruire le monstre de pierre. Grenades, bazookas, lance-flammes…  Rien n’y fait. Shagg détruit les blindés français comme s’ils étaient fait de papier. Après avoir vaincu l’armée, Shagg entreprend de détruire la ville et démolit, par exemple, la Tour Eiffel d’un coup de patte rageur. Ce qui d’ailleurs pose question sur la question de la taille de Shagg. Car la case montre sa patte comme étant à peu près de la même superficie que le premier étage de la tour. Or, le vrai Sphinx (celui que les touristes peuvent trouver à Gizeh) mesure 73 mètres tandis que le premier étage de la tour mesure 70 mètres de côté. A trois mètres près, le Sphinx de Gizeh pourrait tenir tout entier sur cet étage et sa patte, en toute logique, ne devrait pas être si massive comparée à la tour. Ce qui fait que Shagg doit être considérablement plus grand que le Sphinx réel. La case où on le voit près de la Tour Eiffel donne l’impression que, s’il se tenait debout (sur deux pattes), il la dépasserait. Shagg ferait donc plus de 300 mètres de long ?

Après avoir rasé Paris, Shagg se dirige vers l’océan et décide de traverser l’Atlantique pour s’attaquer au pays d’origine de son prisonnier. Visiblement ce guerrier de la troisième galaxie ne s’intéresse pas à l’Angleterre et son plan de conquête parait pour le moins curieux. A l’intérieur, dans la cabine, le héros est toujours impuissant. Mais il ne comprend pas comment marchent les mécanismes internes de Shagg. A cours d’inspiration, il décide de tout noter sur un carnet en se disant qu’en passant en revue les événements une idée nouvelle lui viendra peut-être. Le temps que Shagg traverse l’océan, les américains ont eut l’occasion de faire évacuer les immeubles de New York. Mais globalement la destruction est la même qu’à Paris. La créature détruit les gratte-ciels sans le moindre effort. La population fuit dans les rues, comme des fourmis aux pieds de Shagg, qui est un peu comme un Godzilla de pierre. Mais la débâcle fait plus rire Shagg qu’autre chose : « Crétins ! Pourquoi fuir ! Aucun endroit n’est à l’abri ! Mes compagnons guerriers vous trouveront !« .

A l’intérieur de Shagg, l’homme est encore plus catastrophé : « Des compagnons guerriers ? Tu veux dire qu’il y en a d’autres sur Terre en plus de toi ?« . Shagg, convaincu que son prisonnier ne comprend pas, répond dans le détail « Bien sur ! C’était le plan ! Pendant des siècles j’ai envoyé des informations sur la Terre vers ma propre planète… Et maintenant qu’ils sont prêts, ma race est venue et m’a libéré. Et ils attaquent vos bases de missiles et vos arsenaux atomiques !« . Là, le héros bredouille que ce n’est pas la race de Shagg qui l’a éveillé, que c’est lui, par accident… Et là, selon la formule consacrée, c’est le drame pour Shagg : Ce n’étaient pas les humains qui devaient l’éveiller via le levier ! L’homme a tout saboté par son intervention ! Shagg ne devait ravager le monde qu’en parallèle d’une force d’invasion venue de la troisième galaxie : « Je ne peux pas conquérir un monde entier à moi seul… Pas pendant que vous avez vos armes nucléaires ! Je dois attendre les autres ! Mais j’ai déjà commencé… Comment arrêter maintenant ? Attends… Je sais… Je sais comment nous pouvons encore gagner !!!« . Ce qui est curieux dans la réaction du Shagg par rapport à notre armement nucléaire c’est que, par la force des choses il a le visage du Sphinx qu’on connaît bien. Avec une partie du nez qui lui manque, donc. Et s’il faut un arme nucléaire pour espérer l’endommager, on se demande bien quel événement passé a pu lui coûter son nez.

Mais Shagg a d’autres soucis. Rapidement, il trouve cependant une réponse. « Des ondes électro-magnétiques Cosmo-Gamma ! C’est la seule solution ! C’est la force que je peux utiliser pour réparer tout ce que j’ai endommagé et faire oublier aux humains les événements des 24 dernières heures !« . On ne saura jamais précisément ce que sont des ondes « électro-magnétiques Cosmo-Gamma » mais en tout cas ça marche. Avec un grand « crack », New York est reconstruite comme par magie (la même chose doit sans doute arriver au même moment à Paris et à la Tour Eiffel) et toute l’humanité tombe dans un étrange sommeil. Quand le prisonnier de Shagg s’éveille, il est de nouveau dans le désert, près du Sphinx inanimé. L’homme n’a pas le moindre souvenir des événements : « Je dois m’être endormi ! C’est curieux la dernière chose dont je me souvienne est d’avoir vu des ruines ! Mais je dois me tromper, il n’y a rien ici en dehors du désert… et du Sphinx !« 

Mais le narrateur continue : « Et c’est ainsi que les choses seraient restées si je n’avais pas retrouvé mon carnet de notes ! Car sur ces pages j’ai trouvé cette histoire incroyable ! Est-ce vraiment arrivé ? Est-ce que le Sphinx est réellement une créature extra-terrestre qui attend de nous attaquer ?« . L’homme en est réduit à se demander s’il a tout écrit sur son carnet dans un bref moment de folie… ou si l’histoire est vraie… Mais comment le prouver ? L’histoire s’achève donc en laissant la porte ouverte. Avec ses notes l’homme peut espérer détruire Shagg avant qu’il ne s’éveille à nouveau. Mais s’il ne croit pas ses propres notes (ou si on ne le croit pas, lui), Shagg reste en état de frapper à nouveau…

En dehors de ses propres mérites, l’histoire de Shagg a la particularité d’être relativement compatible avec la continuité moderne de Marvel où le Sphinx a fait l’objet d’autres utilisations complémentaires. Dans Incredible Hulk #145 (Novembre 1971), Len Wein et Herb Trimpe révélaient qu’une race extra-terrestre, les Horusiens, avait « planté » sur Terre des guerriers titanesques qu’ils pouvaient réveiller à volonté. Dans l’épisode de Hulk, les Horusiens reviennent sur Terre pour organiser un combat entre deux « graines » de ce type. Ils réveillent alors (ou tout au moins tentent de réveiller) le Sphinx et le Colosse de Rhodes. Hulk/Bruce Banner arrive à s’interposer et à arrêter l’opération. Le Sphinx, qui faisait mine de se réveiller, revient donc à son état inanimé. Il n’est pas très difficile de faire cohabiter l’histoire de Shagg avec celle du Sphinx des Horusiens. Après tout la planète Horus est peut-être tout simplement dans la Troisième Galaxie mentionnée par Shagg. Pour autant cela ne résout pas tout car voyez-vous le Sphinx de Gizeh a tellement fasciné les auteurs de Marvel qu’ils sont plusieurs à lui avoir trouvé des origines très différentes. Dans Fantastic Four #19, Stan Lee et Jack Kirby expliquent que le Sphinx est en fait une machine a remonter le temps du pharaon Rama-Tut (autre nom de Kang le conquérant, adversaire des Fantastiques et des Vengeurs).

Mais il existe d’autres épisodes qui, eux, situent clairement le Sphinx dans une tradition mystique. Dans la mini-série Before the Fantastic Four: Reed Richards, le Sphinx de Gizeh abrite l’esprit du pharaon Khafre et dans Strange Tales #70 (une autre anthologie de Marvel qui précède Journey Into Mystery #59 puisque publiée en 1959) le Sphinx est une créature mystique qui s’éveille le jour où une race de géants tente de conquérir la Terre. Ce Sphinx (qui est visiblement un être vivant, avec des traits léonins) arrive à repousser les envahisseurs dans l’espace. Bref, il est l’exact contraire de Shagg. Mais les disparités entre les diverses représentations du Sphinx laissent la porte ouverte pour une mise en ordre. Puisque Shagg est considérablement plus grand que le Sphinx de Gizeh et qu’en plus Jack Kirby a stylisé sa coiffe autrement, il est possible que ce n’est pas LE Sphinx mais une autre statue, plus grande, qui avait été cachée par les sables jusqu’à ce que la tempête mentionnée au début de Journey Into Mystery #59 (celle qui met à jour les ruines) le révèle. Cela expliquerait mieux que le héros considère qu’il s’agit de la « découverte du siècle ». Shagg serait le grand sphinx « artificiel » laissé par les Horusiens et réutilisé dans Incredible Hulk #145. Quand au Sphinx « mystique » de Strange Tales #70 et Before the Fantastic Four: Reed Richards, il s’agirait du Sphinx de Gizeh. Et le Sphinx de Rama-Tut, se déplaçant à travers le temps, ne serait apparu que de manière épisodique en Égypte. Le plus dommage est que les auteurs ne soient pas souvenus de Shagg dans de le cadre d’autres titres qui privilégiaient un certain gigantisme. Les séries Marvel sur Godzilla ou les robots géants des Shogun Warriors se seraient sans doute régalées d’un tel sphinx animé.

[Xavier Fournier]

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