Ces jours-ci, c’est loin d’être une superstar. Mais peu importe le critère que vous choisirez : D’une manière ou d’une autre, The Angel, un justicier moustachu et brutal lancé en 1939 fait partie du trio de tête des personnages Marvel en ce temps-là. En un sens c’est même le premier vrai héros de la firme tant Human Torch et Sub-Mariner sont plutôt, dans les premiers temps, des créatures ambivalentes (même si Torch est moins remonté que Sub-Mariner contre l’humanité, il passe une bonne partie de son premier épisode à mettre le feu de manière involontaire à New York). The Angel, lui, est un héros international qui est au contraire très conscient de son rôle et réellement mu par altruisme. Sorte de patchwork fait d’influences diverses, l’Angel de 1939 est un héros urbain façon Batman/Daredevil, utilisant un code couleur proche de Superman (tenue bleu avec une cape rouge et un logo jaune sur la poitrine), le tout dans une ambiance que n’aurait pas renié le fameux héros des Pulps, le Shadow. Autre caractéristique : cet Angel porte une moustache, attribut qui, dans les comics de l’époque, était souvent donné aux seuls magiciens (dans le sillage de Mandrake). Enfin, ce nom d’Angel et sa fonction de pseudo-détective international doivent sans doute beaucoup à Simon Templar, « le Saint », personnage littéraire créé dans les années 20 par Leslie Charteris…
Chose assez peu caractéristique, quand la première histoire de l’Angel débute, on ne nous le montre pas. Il n’est pas représenté à côté du logo et l’auteur, Paul Gustavson, ne cherche apparemment pas à imposer l’image de sa création. Non, il commence plutôt par la description d’une ville sans nom (par la suite il deviendra évident qu’il s’agit de New York) en proie à une vague de crimes sans précédent, comme l’explique le narrateur : « Du bout de leur pistolet, un groupe de racketteurs connu en tant que les « Six Big Men » ont pris le contrôle d’une cité entière, frappant partout à quelques moments d’intervalle ». Et c’est vrai que la plupart des cases de cette première page montre les gangsters en train de menacer, de frapper, de tuer ou d’incendier. Ce ne sont clairement pas des enfants de cœur et personne ne peut leur résister. Aussi un collectif de citoyens finit par demander audience au maire. Ils sont furieux du manque de résistance de la ville. Ce dont le maire convient… Mais il leur propose d’écouter la version de l’histoire telle que vue par le commissaire : ses policiers ont procédé à 200 arrestations de suspects… mais aucun témoin n’a voulu les identifier. Pire : les gangsters sont assez nombreux pour se servir d’alibi les uns aux autres. La police n’a donc aucun motif solide pour les arrêter. Impuissant, le commissaire conclut qu’il ne peut rien faire s’il n’a pas la confiance des gens. Sans aucune autre option, les citoyens inquiets informent donc le maire qu’ils vont prendre les choses en main. Quand l’un d’entre eux propose une autre option… Il demande : « Quelqu’un parmi vous a déjà entendu parler du Angel ? ». Aussitôt le commissaire répond énergiquement « Si vous pensez à embaucher l’Angel pour nettoyer ce foutoir, vous allez trop loin ! Il n’a aucune limite ».
Il est surtout possible que l’allusion indirecte à la France fasse référence à l’actualité du moment. Paru à l’automne 1939, Marvel Comics #1 a été conçu dans l’été de la même année. Or, pendant tout le mois d’août la France commence à mobiliser ses forces pour faire pression sur l’Allemagne. Le 3 septembre 1939 la France fait partie des nations qui déclarent la guerre au régime nazi suite à l’invasion de la Pologne. A partir de ce moment-là, il semble plus que probable que les exploits français du Angel sont liés aux premières manœuvres militaires de la France dans le cadre de la seconde guerre mondiale, comme si, à la différence de Joe Simon et Jack Kirby sur Captain America quelques temps plus tard, l’auteur du Angel n’avait pas osé mentionner la guerre. A priori l’épisode a été conçu avant le 3 septembre et Paul Gustavson écrivait son histoire alors que la France n’était pas encore officiellement en guerre mais qu’elle y allait à grand pas et que les journaux américains commentaient quotidiennement l’évolution des événements. D’où, sans doute, la vraie raison de ce non dit. Quand Gustavson travaillait sur l’épisode, il n’avait aucun moyen d’être sur qu’il y aurait réellement conflit ou pas la semaine après qu’il ait envoyé ses pages chez l’imprimeur. D’où cette mention nébuleuse d’exploits parisiens. Si finalement il n’y avait pas eu guerre, le lecteur aurait pu s’imaginer que c’était grâce à l’intervention de l’Angel. Dans le cas contraire, l’Angel serait d’office le premier super-héros Marvel ayant participé à la seconde guerre mondiale. Et on sait, finalement, dans quel sens est allé l’Histoire. Allez, demandons-nous même si l’auteur n’a pas songé à un moment à faire du Angel un héros qui serait carrément Français, ce qui expliquerait ces moustaches (assez peu utilisées dans les comics comme je l’écrivais plus tôt). Les moustaches, on ne les utilisait qu’en deux occasions, pour représenter les magiciens et… les français caricaturaux (André dans les Blackhawks, par exemple…). Clairement, ce n’est pas l’histoire personnelle de l’Angel telle qu’elle sera révélée plus tard. Il sera établi dans des épisodes ultérieurs qu’il se nomme Tom Halloway [1] et qu’il est le très américain fils d’un directeur de prison. Mais quoi qu’il en soit cette scène est la toute première mention de Paris (et même d’un lieu situé en dehors de l’Amérique) dans un comic-book Marvel.
Revenons donc au fil central de notre histoire. Les citoyens, réunis autour du maire et du commissaire de la ville, ont donc pris connaissance de la liste des sept noms (les Six Big Men et leur Big Boss jusque-là inconnu). Le policier se retourne vers l’homme qui suggérait de faire appel à l’Angel et lui dit « Bien… Vous avez ce que vous vouliez, Docteur Lang, sauf que l’Angel est déjà en avance sur vous ». En son fort intérieur, ce Docteur Lang (homonyme du créateur de la seconde génération de Sentinelles dans la série Uncanny X-Men, libre à vous d’y voir son grand-père…) rumine : il ne s’attendait pas à ce que l’Angel ajoute une septième personne à la liste, le Big Boss… Mais en dehors de cela le plan de Lang fonctionne bien… Et l’Angel ne devinera jamais qui est le Big Boss… Car en fait visiblement Lang est bien ce parrain qui chapote toute la pègre de la ville. Sa proposition d’aller lui-même chercher Angel en France était sans doute simplement une couverture pour détourner les soupçons…
A la merci de ses ennemis, l’Angel est plaqué contre un mur dans une ambiance de peloton d’exécution. Le Big Man local lui explique qu’il compte le couper en morceaux à coups de mitraillette. Mais le gangster est interrompu par l’arrivée d’une femme : celle qui avait laissé un mot à l’Angel. Elle est prénommée Lil et est visiblement hiérarchiquement au dessus du Big Man car elle lui ordonne de retarder l’exécution et de la faire dans un autre lieu. Un autre Big Man, celui qui est spécialisé dans la corruption politique, attend dehors dans une voiture. L’idée est que tous les Big Men restants emmènent l’Angel en dehors de la ville, dans les bois, pour le tuer. Arrivé là-bas, l’Angel est attaché à un arbre avant l’exécution mais Lil le détache de manière discrète en lui expliquant qu’après, c’est à lui de jouer. Dans la cohue le Big Man #4 et le #5 sont tués. Ne reste guère que le sixième, qui n’était pas présent mais que l’Angel retrouve vite à son bureau : c’est un peu le comptable du syndicat du crime et il allait procéder à un dépôt d’argent salle à leur banque. Bien sûr, l’Angel lui témoigne de sa plus franche affection en lui cognant la tête contre les briques d’un montant de cheminée. C’en est fini des Six Big Men mais il y a encore le Big Boss. Restant seul pour inspecter les notes du comptable, l’Angel découvre que le sixième Big Man était supposé verser l’argent à la banque avant une certaine heure de manière afin que le Big Boss passe derrière lui pour le retirer (l’opération ayant eu pour effet de «blanchir » l’argent).
Il suffit donc au héros de se poster en dehors de la banque à l’heure dite pour attendre le fameux « Big Boss ». Il ne tarde pas à le voir arriver au bras de Lil, la jeune femme qui a tenté de le manipuler. Et il le reconnait d’emblée : le Big Boss, c’est le Docteur Lang ! Dans la salle des coffres, Lang trouve son coffre-fort vide et comprend que son complice n’est pas passé poser l’argent comme prévu. Mais derrière Lil et lui se tient l’Angel, les acculant dans cette pièce. L’homme tient un pistolet dans chaque main, leur expliquant que soit ils racontent leur histoire à la police, soit c’est lui qui le fera (insinuant de fait qu’il n’aura aucune hésitation à se débarrasser d’eux). Et nous ne verront pas la suite puisque la dernière case montre le seul Angel en train de nous expliquer le pot aux roses. Les deux autres ? Après avoir vu l’Angel décimer le reste du gang sans état d’âme, il serait très étonnant qu’il n’ait pas « refroidit » les deux derniers coupables, même si l’auteur préfère ne pas montrer le carnage. L’Angel explique donc qu’il y avait un pacte entre les Six Big Men et le Big Boss de déposer à la banque le bénéfice de toute l’année afin de le partager équitablement. Lang voulait qu’on le débarrasse des Six Big Men car dans ce cas il n’aurait pas eu à partager…
Cette histoire ne nous en dit finalement pas beaucoup sur l’Angel, à part sa réputation « transatlantique » et son goût pour assassiner ses adversaires. Il faudra attendre Marvel Mystery Comics #17 et 18 pour apprendre qu’il a été formé par un mystérieux Docteur Lin, spécialisé dans l’occultisme. Mais on n’écoutera plus parler du Docteur Lin par la suite puisqu’il est tué dès le #18. Ce n’est que dans Marvel Mystery Comics #20 qu’une courte nouvelle nous apprendra qu’Angel est avant tout le fils d’un directeur de prison. Le petit Tom Halloway avait, à force de voir des criminels, un instinct inné pour savoir qui était innocent et qui ne l’était pas. Un jour, le jeune Tom et son ami Bob Soler découvrent à l’extérieur de la prison un homme qui a été attaqué alors qu’il se rendait au pénitencier pour empêcher une exécution. L’homme qui doit être électrocuté ce soir-là est en fait innocent. Mais l’homme qui amenait l’ordre d’annuler l’exécution n’arrivera jamais à temps. Tom sabota alors la ligne à haute tension qui amenait l’électricité à la prison, donnant le temps nécessaire pour sauver le condamné. Ayant réussit à sauver un des prisonniers de l’électrocution, tous les occupants des cellules le prendront en sympathie, le surnommant « Angel » et lui apprenant tout ce qu’il sait. Mais cette origine respirant la franche camaraderie avec des prisonniers ne colle pas avec la férocité dont fera preuve plus tard le Angel, devenu adulte, envers les criminels qu’il croise (un bon ressort dramatique aurait été que le Angel affronte la bande d’un des gangsters qui l’ont formé mais je ne crois pas que les auteurs aient suivis cette route). Autre chose étonnante : l’histoire de Marvel Mystery Comics #20 est racontée par un Bob Soler déjà vieux à l’époque et le texte ne manque pas de s’étonner que l’ami d’enfance soit si vieux (ce qui placerait les événements de la prison au dix-neuvième siècle) alors que l’Angel soit toujours dans la force de l’âge. Et l’histoire conclue que l’Angel a sans doute le pouvoir de ne jamais vieillir ! Mais ce curieux pouvoir, pas totalement expliqué, ne sera plus vraiment mentionné par la suite…
Le Angel/Tom Halloway, lui, ne sera mentionné que quelques fois après les années 40 mais ses apparitions compliqueront souvent son histoire (il sera le fondateur des sinistres Scourges, toujours avec le même penchant sanguinaire, on apprendra qu’il a été tour à tour membre du All-Winners Squad et du V-Battalion) et surtout pour expliquer un malentendu entre diverses histoires (dans la série Captain America on le voyait en richissime retraité tandis que dans Cloak & Dagger on nous expliquait qu’il était devenu clochard) on inventa une histoire de frères jumeaux. Angel/ Tom Halloway se serait fait remplacer à l’occasion par son frère Simon (clin d’œil à Simon Templar, le Saint, modèle du Angel). Tom est devenu riche et patron de l’organisation des « Scourges », organisation qui assassine les criminels. Simon, sera vu plusieurs fois dans la série Incredible Hulk, utilisant toujours le nom d’Angel, avant de trouver la mort dans Captain America #442. L’histoire des deux jumeaux Halloway sera réutilisée très récemment comme élément de base de la minisérie X-Men : Noir, qui se déroule dans un univers alternatif.
Mais il y a une autre chose digne d’intérêt dans le premier épisode de l’Angel de 1939 et qui concerne non pas au héros mais à ses adversaires. L’histoire nous dépeint un New York où la pègre est partagée entre six « Big Men » et un Big Boss, sorte de lointain précurseur du Kingpin. Sans doute par pur hasard, « Big Man » est un terme que Stan Lee et Steve Ditko utiliseront des années plus tard dans Amazing Spider-Man #10 (mars 1963) pour baptiser un grand chef de la pègre qui, comme le Docteur Lang de 1939 joue en fait un double jeu. Le Big Man de 1963 est en fait le journaliste Frederic Foswell qui se sert des informations qu’il récolte pour diriger son cartel. En 1975 (Marvel Team-Up #40) la fille de Foswell tentera de prendre la relève (en se déguisant sous un costume rembourré mais trouvera la mort rapidement). C’est sans doute en s’inspirant en partie du Big Man d’Amazing Spider-Man #10 que Brian Michael Bendis entreprendra de dresser l’histoire de la pègre de New York entre 1946 et l’époque actuelle dans l’arc « Golden Age » (Daredevil #66-70). Son idée est qu’il y a eu un précurseur au Kingpin (Wilson Fisk) qui aurait été avant lui le chef de la pègre sur New York et qui se serait appelé… le Big Man. Sauf qu’il ne s’agit pas de Frederic Foswell mais d’un autre personnage, Alexander Bont. Bendis décrit son Big Man comme ayant été actif sous ce titre entre 1946 et les débuts de Daredevil (c’est ce héros, encore ne costume jaune, qui coffre Bont, libérant de fait la voie pour la montée au pouvoir du Kingpin). Seulement Daredevil est apparu après Amazing Spider-Man #10, ce qui sous-entend donc que les règnes des deux Big Men (celui affronté par Spider-Man et l’autre, battu par Daredevil) se seraient chevauchés. Au demeurant on serait tenté de dire qu’il s’agit d’une erreur chronologique. Et pourtant l’histoire de 1939 d’Angel ouvre encore une autre possibilité tout en s’enracinant dans la continuité. Le système des Six Big Men aurait perduré après la guerre et Alexander Bont serait l’un de ceux qui auraient remplacé les adversaires d’Angel. A son arrivée, Foswell aurait occupé un des six autres fauteuils. Et le système des Big Men aurait été aboli lors de la prise de pouvoir du Kingpin, arrivant ainsi à réussir des décennies plus tard le coup imaginé par le Docteur Lang : laisser les super-héros s’occuper des Big Men pour ne laisser à leur place qu’un seul « roi » à la pègre new-yorkaise… D’ailleurs dans le premier épisode de l’arc Golden Age, Bendis lui-même utilisait Angel en personnage secondaire. La boucle était bouclée bien que sans doute peu de personnes faisaient le rapprochement avec Marvel Comics #1.
[Xavier Fournier]
[1] Notons aussi que Paul Gustavson, le créateur du Angel, s’en ira par la suite produire chez Quality Comics les aventures d’un personnage au nom familier : Tom Hallaway, « alias The Spider ». Certes ce n’est pas HallOway, mais c’est assez proche pour qu’on voit que l’auteur avait certaines « marottes »… Dans ce premier épisode de The Angel, cependant, l’identité de Tom Halloway n’est pas encore mentionnée. C’est un personnage qui n’a pas de vie civile connue et qui est donc plus proche de certains héros de pulps que des super-héros traditionnels (encore qu’on remarquera finalement que dans Marvel Comics #1, les personnages montrés n’ont pas de double-identité. Torch et Namor sont eux aussi « eux-mêmes » à plein temps, même si cela changera parfois dans les mois suivants.
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