[FRENCH] Membre d’abord discret de la première génération des super-héros Timely/Marvel, Bruce Dickson, alias Thin Man, passe souvent pour un parent pauvre de la famille des aventuriers élastiques (Mister Fantastic, Elongated Man, Plastic Man). Mais les moyens et le potentiel de ce justicier venu de l’Himalaya étaient bien plus vastes que ce peuvent laisser croire les flashbacks contemporains. Thin Man est, du coup, souvent victime d’un certain malentendu quand les lecteurs modernes se penchent sur son cas. Une raison de plus pour se pencher sur ce personnage ô combien particulier…
Mystic Comics fait partie de ces revues Marvel des années quarante qui semblaient ne pas savoir garder leurs personnages. Il semble que Martin Goodman, le patron de la firme, aimait lancer des personnages ou tester des auteurs… pour s’en désintéresser aussitôt, parfois même avant que le premier épisode soit paru en kiosques. Il n’était pas rare qu’il n’y ait pas de deuxième aventure. D’ailleurs peut-être que la chose était calculé : Timely/Marvel avait rencontré un succès certain avec Sub-Mariner et Human Torch mais le résultat était moins évident avec d’autres personnages comme The Angel (et Captain America, lui, ne surgirait pas avant de nombreux mois). Il est bien possible que Goodman orchestrait l’apparition d’un personnage puis sa brusque disparition… tout simplement pour voir si le public le réclamait. Ou plus simplement voulait-il sembler toujours capable de proposer du « sang neuf » à ses lecteurs. De nos jours on dirait que Marvel s’efforçait d’être « reader friendly » (facilement compréhensible du lecteur) à travers ces personnages éphémères qui ne nécessitaient pas qu’on se pose beaucoup de questions. On nous donnait leur origine, ils faisaient tout au plus deux ou trois petits tours puis laissaient la place à un autre de leurs collègues, promis à une existence aussi courte. C’est dans ce brouhaha créatif que fut lancé le Thin Man (« L’Homme Fin ») dans Mystic Comics #4, en juin 1940. On ignore l’identité du scénariste de cette histoire mais le dessinateur est identifié dès la première page comme étant Klaus Nordling. La présence de Nordling est une véritable curiosité en elle-même car s’il fut prolifique du côté de Quality Comics, l’origine du Thin Man semble être la seule histoire qu’il a produit pour Timely/Marvel. Peut-être un bout d’essai qui sera resté sans lendemain ? L’autre chose à remarquer est que Klaus Nordling (un artiste d’origine Finlandaise qui avait commencé par dessiner des illustrations dans la presse américaine dès les années trente) n’était pas spécialement un spécialiste des héros à superpouvoirs. Entre 1935 et 1937 il avait illustré un comic-strip consacré au Baron de Münchhausen. Depuis 1939 sa production pour les comic-books se composait plutôt d’aventuriers en tous genre comme « Spark Stevens », « Spencer Steel », le « Lieutenant Drake ». De fait, « The Thin Man » est sa première percée dans le super-héroïsme. Nordling était donc d’une part un dessinateur expérimenté mais aussi quelqu’un qui ne s’intéressait sans doute pas aux codes habituels des « surhommes », plutôt à ceux des « explorateurs ». Cette position particulière aurait un effet certain sur l’ambiance des exploits de Thin Man.
Car à la base le héros est bel est bien un explorateur dont les débuts se déroulent du côté des montagnes de l’Himalaya. Dès la première case on découvre ce personnage habillé de bleu et de rouge (on verra plus tard que son apparence a changé au fil du temps) se tenant dans un pic enneigé. Le commentaire nous fixe déjà sur la tournure des choses à venir : « Bruce Dickson, le Thin Man, a quitté une vallée romantique et heureuse – située sur le majestueux mont Kalpurthia dans les hauteurs de l’Himalaya – afin de combattre le crime et le Mal dans le monde extérieur… Il peut se rendre assez fin pour pouvoir aller là où aucun homme ne va jamais… Et a la force d’un champion primé ! C’est un super-scientifique, aidé d’Olalla, une jolie fille de la vallée… ». Rien que ce préambule aura sans doute fait tiquer certains d’entre vous. Car il n’est pas rare que les comics fassent appel au Tibet ou à l’Himalaya pour justifier les origines « mystiques » de nombreux héros ou encore de races cachées. Hors Marvel, Mandrake, The Flame, The Shadow, le Green Lama, Deadman et bien d’autres encore relèvent de ce cas de figure. Et quand on pousse les portes de l’univers Marvel alors c’est l’avalanche: Doctor Strange, Doctor Droom/Doctor Druid, Doctor Doom, Iron Fist, Amazing Man/le Prince of Orphans), le Blazing Skull ou les Inhumains ne sont quelques concepts Marvel dont la genèse est attachée à ce secteur (et ça encore c’est en vous épargnant les multiples variantes du Yéti).
Avec notre regard occidental (qui, de loin, à tendance à réduire l’échelle quand on regarde la zone sur un globe terrestre), on a presque l’impression qu’il y a des dizaines de vieux prêtres et à peu près autant de cités oubliées qui attendent les héros venus des USA ou de l’Europe pour leur conférer une magie ou une science sans pareil. La caricature doit cependant prendre du recul : Il ne faut oublier que la chaîne montagneuse de l’Himalaya mesure plus de 2400 km de long. Pour donner une idée de grandeur, c’est à supérieur à la distance entre Madrid (Espagne) et Oslo (Norvège) et à peu près égal à un trajet Paris-Moscou. Ce n’est pas tout à fait comme si on parlait d’un petit quartier ! Dans les faits, tous ces héros fictifs qui sont allés se perdre dans ce grand secteur découlent surtout d’une source principale : En 1933 le romancier James Hilton (1900–1954) publia un livre intitulé « Lost Horizon » (en France « Horizons Perdus ») qui décrit une vallée mystique inventée pour l’occasion, Shangri La (« la Vallée de la Lune Bleue »). Cette dernière est située dans les montagnes de Kunlun. Les habitants de la Shangri La de Hilton sont en prime des être immortels. Ne cherchez pas plus loin l’inspiration de l’Ancien (le mentor de Doctor Strange) ou de la K’un L’un d’Iron Fist. Le succès du livre d’Hilton qu’il engendra dès 1937 un film et, à partir de là, on imagine facilement comment dès la fin des années 30 le concept a pu inspirer de nombreuses choses aux comics de l’époque. Il faut aussi dire qu’en 1940 l’Himalaya restait une région peu explorée, sujette à des fantasmes et à des rumeurs. Plusieurs de ses sommets restaient à conquérir. Sur le plan technique, il semblait aussi difficile de s’y rendre que d’aller… sur la Lune. On connaît bien l’exemple de l’Annapurna, conquis avec difficulté par une expédition française en 1950… mais où on ne remonta ensuite que vers 1970 ! Il y avait donc cet endroit réel où l’imagination collective plaçait de mystérieuses villes mystiques, un endroit où il était de plus difficile (voir, à l’époque, impossible) d’aller. En 1940 personne ne pouvait se vanter d’avoir vu ce qui se passait en haut de certaines de ces montagnes. Mieux : Il fallait nécessairement imaginer des hommes d’exception pour monter là-haut !
C’est là qu’intervient Bruce Dickson, « un jeune scientifique qui fait partie d’une expédition américaine » que nous rencontrons pour la première mois alors qu’il tente d’escalader le mont Kalpurthia. Le nom ne semble pas associé à un endroit réel (encore qu’avec le jeu des traductions parfois « artisanales » de l’époque il convient de se méfier). Plus probablement Kalpurthia est inspiré de la montagne Kala Patthar, dans la partie népalaise de l’Himalaya. Certains lecteurs ont pu chercher midi à quatorze heures et s’imaginer que le nom de Bruce Dickson était vaguement inspiré de Batman et Robin (en réunissant les prénoms de « Bruce » et « Dick » pour former l’identité de ce nouveau héros). Mais en ce qui me concerne j’en doute fortement, sachant que Robin, le jeune auxiliaire de Batman, n’avait été créé qu’en avril 1940 (il était donc un peu tôt pour que d’autres auteurs songent à faire allusion à lui). Qui plus est tout l’épisode de Thin Man est relativement dénué d’influence Batmanienne et on imagine mal pourquoi ce genre d’allusion viendrait se fixer sur le nom de Dickson. A vrai dire, peu importe le nom civil du futur Thin Man : Il lui servira peu. Ce qui est plus intéressant, en un sens, c’est que bien qu’on nous explique que Dickson fasse partie d’une expédition on ne voit aucun autre membre à ses côtés. Dickson ne semble pas spécialement chercher ses compagnons de cordée ou ne se lamente pas d’être perdu. Mais les raisons qui font qu’il escalade le mont Kalpurthia seul ne seront jamais données. Finalement le héros atteint une sorte de plateau enneigé et se met à la recherche d’un abri pour se protéger du froid glacial. Bientôt il découvre l’entrée d’une étrange grotte lumineuse. En fait, une fois à l’intérieur Dickson se rend compte qu’elle irradie : « C’est très intéressant ! Peut-être que du radium ou une autre substance du même type cause ce phénomène ! ». Plus étrange encore : Il comprend qu’il ne s’agit pas d’une grotte comme il le pensait mais bien d’un tunnel qui mène… à un paysage ensoleillé ! Sachant que quelques instants auparavant il venait d’une bout de montagne balayée par un froid glacial, on sent que quelque chose d’étrange est en train de se produire : Bruce Dickson entre alors dans une vallée paradisiaque, dans laquelle il peut apercevoir des bâtiments et des jardins. Surpris le jeune scientifique laisse échapper « C’est une utopie ! Qui aurait pu imaginer ça dans l’Himalaya ? ». On aurait envie de lui dire « James Hilton », qui avait utilisé le même genre de termes pour décrire sa Shangri-La. Mieux même : les vignettes de cette introduction ressemblent à peu de choses près au film « Last Horizon » de Frank Capra (1937), dérivé du roman. Mis à part qu’on voit plusieurs hommes se réfugier dans une grotte puis, ensuite, la découverte de Shangri-La dans une vallée avec des jardins. En fait si quelqu’un s’amusait à remonter des extraits du film de Capra, il n’aurait aucun mal à faire croire à un serial consacré au Thin Man de Mystic Comics #4.
Mais, loin de ces considérations cinématographiques, Bruce s’évanouit devant tant d’émotions (ou peut-être à cause du choc thermique provoqué par le changement de température d’un bout à l’autre du tunnel), Bruce s’évanouit… Quand il revient à lui, Bruce se sent beaucoup mieux. Il a visiblement été transporté à l’intérieur des bâtiments. On s’est occupé de lui et quelqu’un a changé ses vêtements (qui sont désormais ceux qu’on pouvait voir sur la page de présentation, autrement dit le costume rouge et bleu du futur Thin Man). Bruce est dans une pièce au décor très « design » mais ce qui le surprend le plus, c’est l’arrivée de plusieurs personnes par une « porte » qui est en fait aussi fine qu’une fente de boîte à lettres.
Ces nouveaux arrivants semblent ne pas avoir de « largeur », comme s’ils étaient des « silhouettes plates » découpées dans du papier journal qui reprenaient du relief après avoir passé cet étrange seuil. Le chef du petit détachement, un vieil homme vêtu de vert, souhaite alors la bienvenue à Bruce. Il se trouve à Kalahia, sorte de petit paradis secret. En lui tendant la main, l’homme en vert lui explique par ailleurs que Bruce aussi peut désormais devenir « extra-fin » à volonté. Il lui suffit de se concentrer. L’ancien lui explique que puisqu’il fait désormais partie de leur communauté. Mais comme le corps de Bruce n’était pas « parfait » le « conseil des anciens » l’a « opéré avec des rayons électroniques » pendant qu’il était inconscient. Il a désormais les mêmes capacités qu’eux. L’homme poursuit en présentant Kalahia comme une communauté scientifique « bien plus avancée que le monde extérieur ». Par exemple les Kalahians ont maîtrisé la « 6ème dimension et nous nous aventurons déjà dans la 7ème ». L’histoire n’explique pas très bien en quoi le fait de pouvoir rendre son corps aussi fin qu’une feuille de papier en le rend « parfait ». Sans doute que le jargon pseudo-scientifique de l’homme peut servir à expliquer les choses. Si les Kalahians ont appris à vivre dans un monde à plus de 3 dimensions, peut-être font-ils « glisser » une partie de leur corps vers des dimensions qui nous sont invisibles, peut-être pour protéger leur enveloppe corporelle (on verra bien plus tard que la longévité de Bruce Dickson est démultipliée). Le fait de se rendre fin n’est peut-être qu’une sorte d’effet secondaire.
Bientôt Bruce Dickson s’installe dans cette vallée (il ne fait pas mine de savoir ce qu’est devenu l’expédition scientifique dont il est supposé faire partie) et c’est Olalla, la fille du chef des anciens, qui lui fait visiter Kalahia et ses merveilles scientifiques. Par exemple ils se rendent à l’observatoire de la cité, où Bruce découvre que les Kalahians entretiennent des communications et des échanges de compétences avec une race martienne (représentée sous la forme de créatures arachnéennes). C’est une des premières mentions des habitants de Mars à l’intérieur de l’univers Marvel et, assez curieusement, on échappe au cliché de l’envahisseur voulant s’attaquer à la Terre. Pourtant les auteurs ne creuseront jamais cette piste. La scène s’arrête sans doute à établir que Kalahia est bien au dessus de n’importe quelle technologie terrestre connue à l’époque. Bruce passe donc beaucoup de temps à Kalahia mais son pays lui manque. Il a finalement envie de s’aventurer dans le « monde extérieur ». Au début les Anciens ne sont pas très réceptifs. D’après eux, une fois qu’on est à Kalahia on y reste (sans doute pour ne pas risquer d’ébruiter l’existence de la vallée). Mais Bruce tente alors de les persuader d’une autre manière. Après tout est-ce qu’ils ne disent pas qu’ils veulent faire avancer l’humanité ? Est-ce qu’ils ne pensent pas que le monde devrait être débarrassé de tout mal ? Bruce actionne alors un écran de surveillance et le règle sur une ville des USA choisie au hasard. Tous finissent par observer la voiture bleue de gangsters qui assassinent un chauffeur de taxi. La scène fait son effet. Bruce n’a plus qu’à conclure sa démonstration : « Voyez, Anciens, le Mal dirige le monde. Ce sera mon devoir de combattre le crime de manière à ce que la Justice triomphe ! ». Le conseil se laisse convaincre. Bruce sera leur champion dans le monde extérieur…
Mais il ne sera pas seul. Olalla elle aussi demande à partir en compagnie de Bruce. Elle explique que son devoir aussi est de protéger l’humanité (et on aura compris que l’idée d’être privé de Bruce lui est insupportable). Le chef des anciens ne peut qu’accorder ce voeu à sa fille. Bruce et Olalla s’enferment ensuite dans un atelier pour construire le « Stratoplane » : un avion futuriste créé avec les ressources de. Avec « son moteur à mouvement perpétuel », le Stratoplane peut rester dans les airs sans limite de temps (il n’a visiblement pas besoin de carburant). Qui plus est il est construit en Duragen, un métal fictif « capable de durer 100 ans ». C’est avec ce Stratoplane que le couple quitte et prend la direction des USA. En cours de route Bruce allume la « télévision électronique » de l’avion… et observe à nouveau la même voiture bleue en train d’attaquer un autre taxi. Les deux héros poussent alors leur moteur de manière à arriver plus vite en ville. Comme le Stratoplane est équipé d’une mitrailleuse, Bruce tire alors sur la voiture des assassins. Le réservoir est touché. L’automobile explose et les gangsters sont tués… sans que cela arrache le moindre état d’âme à Bruce ou à Olalla. Visiblement leur idée de la justice n’implique pas d’envoyer les crapules devant un tribunal. Après avoir réglé la menace de cette voiture bleue, Bruce décide d’allumer la radio pour écouter les informations. Si le commentateur explique bien que l’automobile détruite appartenait à des meurtriers, il n’en demeure pas moins qu’il prévient qu’un avion est venu de nulle part pour lui tirer dessus… et qu’une récompense est offerte. Les méthodes expéditives de Bruce et Olalla ne semblent donc pas spécialement appréciées par les autorités. Pour éviter de futurs problèmes, Bruce décide qu’à l’avenir ils ne travailleront plus que de nuit, afin qu’on ne puisse pas les voir.
Mais Bruce n’en a pas terminé avec cette histoire d’automobile pourchassant des chauffeurs de taxi. Il décide de s’intéresser aux tenants et aux aboutissants. Utilisant la « télévision électronique » embarquée à bord du Stratoplane, il surveille tous les chauffeurs de taxi de la ville jusqu’à ce qu’il reconnaisse le dernier homme agressé (celui qui conduisait la voiture pourchassée quand Thin Man est arrivé en ville et a tiré sur ses poursuivants). Visiblement la « télévision électronique » n’est pas qu’un simple téléviseur mais une sorte d’ordinateur assez puissant pour reconnaître les chauffeurs de taxi à un signe invisible puisque l’homme recherché par Bruce n’est plus dans son taxi. Il est chez lui, en train de repousser des gangsters qui tentent de le racketter devant sa femme et son enfant. Le chauffeur arrive à les jeter en bas de l’escalier. C’est un gars courageux qui ne s’en laisse pas compter. Les bandits courent alors faire leur rapport à leur patron, qui se cache dans son repaire. Il faut croire que la « télévision électronique » a suivi les racketteurs et a ainsi pu remonter la piste : La nuit venue, Bruce et Olalla posent leur avion non loin de la villa du chef du gang (un certain Clip Walton). Tous deux veulent intervenir mais, selon les codes de l’époque, Bruce refuse qu’Olalla l’accompagne, prétextant qu’il préfère qu’elle reste dans le Stratoplane en cas de besoin. En toute logique, Olalla, originaire de Kalahia, devrait posséder les mêmes pouvoirs que Bruce et est de toute manière plus habituée à la science de cette cité secrète. En théorie, donc, Olalla pourrait tout à fait prétendre à être une « Thin Girl » au moins aussi dangereuse que Thin Man mais cet aspect ne sera jamais exploré.
C’est donc seul que Bruce se diriger vers la route. Voyant un camion qui approche, le héros actionne la boucle de sa « ceinture à rayons ». Car c’est là encore un gadget « électronique » dont dispose le Thin Man : cette ceinture peut visiblement bloquer tout moteur dans un certain périmètre (on imagine que l’objet serait utile également pour neutraliser des chars, des robots…). Profitant de l’arrêt forcé du camion, Bruce se fait fin comme une feuille de papier et se glisse ainsi dans la remorque. Plus tard, quand le camion passe à côté de la villa de Clip Walton, Bruce en descend et passe à travers les barreaux de la grille d’entrée. Il semble ensuite bondir de manière surhumaine en direction du toit du garage puis, toujours en se faisant « fin », il se glisse sous une fenêtre et arrive dans la villa. Entre-temps le chauffeur récalcitrant a été kidnappé et torturé (les gangsters sont en train de le fouetter pour essayer de le faire craquer). Thin Man fait irruption dans la pièce et se révèle un excellent combattant, mettant K.O. une partie des criminels. Mais il a le nombre contre lui. Clip Walton l’assomme par derrière, en utilisant une matraque. Le chef de la bande ordonne alors qu’on attache Bruce et le chauffeur enlevé. Ils vont faire d’une pierre deux coups et se débarrasser des deux gêneurs en même temps. Walton ordonne qu’on les prépare pour une « petite ballade » et on installe alors les deux prisonniers ligotés à l’arrière d’une voiture. Il ne semble pas que les gangsters se soient spécialement aperçus des pouvoirs de Thin Man.
Dès qu’il revient à lui, il a vite fait de se déformer à nouveau. Les cordes ne peuvent pas le retenir et le héros commence à distribuer des coups. Il assomme le conducteur et la voiture des gangsters sort de la route. Tous les protagonistes sont alors éjectés au dehors. Cette fois les bandits sortent leur revolver et commencent à tirer sur Bruce. Dans un premier temps il évite une balle en se rendant trop fin pour être touché. Mais pourrait-il résister longtemps à ce genre de tir ? On ne le saura jamais. Car à ce moment le Stratoplane surgit et Olalla, utilisant la mitrailleuse de l’avion, terrasse la majeure partie de la bande. Il ne reste plus que Clip Walton lui-même, que Thin Man tabasse copieusement… Et prêt de lui le chauffeur de taxi libéré remonte ses manches, bien décidé à profiter de l’occasion pour se venger lui aussi des tortures de Walton. Le lendemain, le commissaire de police de la ville découvre chez lui un Clip Walton ligoté, « livré » avec une note précisant « avec les compliments de Thin Man et d’Olalla ». C’est la seule fois dans l’épisode où le héros fait référence à lui-même en utilisant ce nom de code. C’est sans doute un clin d’oeil à un roman policier qui, à l’époque, avait généré un film à succès. Mais au contraire de The Lost Horizon, le film The Thin Man n’a absolument aucun rapport avec le héros décrit dans Mystic Comics #4. De toute façon, c’est le commissaire qui a le dernier mot de l’histoire: « Thin Man et d’Olalla »… Mais qui peuvent-ils bien être ? »
Les lecteurs de 1940 n’en sauront guère plus puisque c’est le seul et unique épisode de Thin Man produit à l’époque, un peu comme si, le réseau de taxis sauvé du racket, Thin Man et Olalla avaient décidé de s’en retourner tranquillement vers Kalahia. Sauf que, bien sûr, en 1940, le monde souffrait de manifestations du Mal encore plus terribles. Il faudrait attendre la parution de Marvel Premiere #29 (1976) pour en savoir plus sur le sort des deux héros aux alentours de 1942. Fort logiquement Thin Man et Olalla faisaient partie des nombreux personnages qui protégeaient les USA d’odieux saboteurs nazis. Après que la plupart des super-héros membres des Invaders (Captain America, Human Torch, Toro, Sub-Mariner) aient été capturés puis reprogrammés par le Red Skull, le jeune Bucky lança alors un appel pour réunir d’autres personnages (Thin Man y compris) au sein d’une équipe nouvelle, la Liberty Legion. Ironiquement les héros eux-mêmes avaient commencé à se croiser les uns et les autres juste avant l’appel de Bucky. Ainsi Thin Man et Olalla venaient de sauver la vie de Red Raven. Même sans l’urgence de contrer Red Skull, ces trois-là se seraient quand même rencontrés. La Liberty Legion aurait d’abord pour but d’affronter les Invaders et de les libérer de toute manipulation. Plus tard, cette légion aurait pour but de protéger de l’intérieur les USA (tandis que les Envahisseurs, eux, opéraient plus en Europe ou dans le Pacifique). On peut d’ailleurs se demander si Roy Thomas décida de manière consciente de réunir dans un seul groupe tant de « dépositaires » venus de légendes issues de la culture populaire. Tandis que le Blue Diamond est inspiré du mythe d’une pierre maudite (le Diamant Bleu), que Red Raven vient d’une nation d’hommes-oiseaux lourdement inspirée de Flash Gordon, voici donc Thin Man et sa vallée perdu repiquée de Lost Horizon.
Mais le Thin Man n’arriva pas dans la Liberty Legion sans subir quelques modifications. D’abord son costume serait changé profondément. Il faut dire qu’entre le Patriot ou le Blue Diamond, la Liberty Legion disposait déjà de plusieurs membres habillés en bleu. Mais pour le coup le scénariste Roy Thomas et le dessinateur Don Heck trouvèrent une solution élégante : donner à Thin Man le costume vert porté dans Mystic Comics #4 par le père d’Olalla (on peut en déduire qu’entre 1940 et 1942 Bruce Dickson avait grimpé quelques grades à Kalahia et qu’il était peut-être même devenu le leader du conseil des anciens). En quelques lignes Roy Thomas évoque l’origine de Thin Man et, bien obligé de noter les ressemblances entre Kalahia et The Lost Horizon, le scénariste trouve là aussi une manière de renverser la vapeur : Puisque que Kalahia existe dans l’univers Marvel, c’est forcément elle qui a inspiré John Hilton au moment d’écrire son roman !
Il s’agissait là de « réglages » mais d’autres choix allaient d’une certaine manière réduire le potentiel du personnage. Sans doute afin de mieux pouvoir résumer le Thin Man, Roy Thomas allais surtout en faire une sorte d’homme-élastique du pauvre, moins versatile que Plastic Man (ce dernier peut se transformer en n’importe quel objet, un peu comme le plus tardif Impossible Man) ou que Mister Fantastic (plus fluide). Ce qui est un contresens par rapport à la réalité historique du personnage. En fait il faut bien voir que les transformations physiques de Thin Man, si elles sont « pittoresques », sont finalement assez secondaires. N’importe quel justicier sans pouvoir aurait sans doute pu se glisser dans la villa de Clip Walton en sautant par dessus la grille puis en sautant jusqu’à la même fenêtre sans trop peiner. Bien que ces pouvoirs attirent l’oeil et qu’on ait tendance, du coup, à rapprocher Thin Man de Plastic Man, Mister Fantastic ou Elongated Man, Bruce Dickson, avant d’être « élastique », est avant tout un « science hero » qui utilise de nombreux gadgets, un peu dans la même mouvance qu’un Tom Strong. Si Thin Man a des points communs avec Reed Richards (Mister Fantastic) c’est finalement plus sur l’usage de technologies avancées que sur leurs transformations corporelles. Seulement un « homme-élastique » était sans doute plus facile à placer dans les comics publiés en 1976 qu’un nouveau génie qui, à force de gadgets, aurait été trop complexe ou aurait éclipsé les autres membres de l’équipe. Ainsi l’avion de Thin Man n’apparaît que dans la scène initiale ou Bruce rencontre Red Raven. Mais il n’est pas décrit comme un avion exceptionnel. On ne trouve aucune mention du nom Stratoplane, aucune référence au Duragen qui fait que l’engin est indestructible pendant un siècle, aucune évocation de la fameuse « télévision électronique » ou de la « ceinture à rayons ». Le côté Tom Strong de Thin Man avait disparu. Une autre chose resterait minime dans les aventures de Thin Man au sein de la Liberty Legion : Olalla elle-même ! Elle est bien là quand Thin Man sauve Red Raven mais… n’est plus du tout mentionnée dès que la Liberty Legion est formée, un peu comme si Bruce Dickson l’avait oublié. Et là Roy Thomas est passé à côté d’une opportunité. Il aurait pu faire ce que ses prédécesseurs de 1940 n’avaient pas osé faire : la transformer en « Thin Girl », qui aurait pu venir féminiser un peu la Liberty Legion (Miss America étant la seule femme parmi les fondateurs du groupe). On peut voir qu’entre la disparition graduelle du Stratoplane et d’Olalla le folklore de Thin Man avait connu un sacré « régime » et une simplification extrême…
Thin Man (au sein de la Liberty Legion) allait apparaître irrégulièrement dans des comics Marvel publiés entre 1976 et 1979 mais, d’office, cette nouvelle carrière était déjà plus longue que celle qu’il avait connu en 1940. Tous les épisodes concernés se déroulant en 1942, la question se posait donc de savoir si Thin Man avait survécu à la guerre et ce qu’il avait pu devenir par la suite. Marvel Comics Presents vol.1 #34 (1989) montrerait sa première apparition « contemporaine », quand un Thin Man plus vieux traquerait, en compagnie de Captain America, un ancien nazi nommé Agent Axis. Thin Man expliquerait alors qu’après la guerre il avait voulu retourner à Kalahia et avait découvert que toute la population (Olalla y compris) avait été exterminée par les nazis. Pourquoi les nazis détruiraient-ils cette communauté scientifique alors qu’ils avaient tout à gagner de les laisser vivre et d’exploiter leur technologie ? Comment les nazis pouvaient-ils avoir tué une vallée entière de « Thin Men » ? L’histoire ne le dit pas. Mais c’était Agent Axis qui avait dirigé l’extermination et Bruce Dickson se vengea en enroulant son corps (un peu comme un Boa) autour du nazi et en le tuant. Captain America, furieux, promis alors d’envoyer Thin Man devant la justice. A l’époque un certain nombre de lecteurs s’offusquèrent de voir un héros du Golden Age ramené simplement pour être transformé en tueur dans la mouvance d’un Punisher. Mais il faut là aussi se rapporter à l’aventure initiale du Thin Man dans Mystic Comics #4. On voit que dès 1940 Bruce Dickson n’hésitait pas à ouvrir le feu et à tirer à coup de mitrailleuse sur ses opposants. Ce Thin Man là n’avait rien contre le fait de tuer. Et ce Thin Man n’aurait certainement pas hésité à tuer le tueur de toute la vallée de Kalahia.
En 2004 le Thin Man fit à nouveau parler de lui dans la série New Invaders, avec un troisième look. Privilégiant cette fois un côté « pulp », le dessinateur C.P. Smith l’habilla dans un imperméable et avec un chapeau qui lui donnaient de faux airs de héros de polar (sans doute une référence au fait que le nom « Thin Man » avait été utilisé avant dans un roman policier). Le Thin Man était devenu une des forces motrices d’une nouvelle génération des Invaders (parmi lesquels le Blazing Skull mais les deux héros n’eurent pas l’occasion de parler de leurs liens communs avec le Tibet). Bruce Dickson tuait à nouveau sans sembler avoir d’état d’âme. Ce qui irrita à nouveau une partie du lectorat qui, entretenant le malentendu, pensait que jamais un héros du Golden Age aurait pu se comporter de manière si meurtrière. Cette fois, dans le scénario de Allan Jacobsen, le côté scientifique de Bruce Dickson était de retour. Il avait utilisé la science de Kalahia pour construire un énorme vaisseau de guerre, l’Infiltrator (navire dont le commandement était confié à un autre héros des années 40, The Fin). Un des points principaux de la série New Invaders était d’ailleurs que la technologie de Kalahia ne devait sous aucun prétexte tomber dans les mains d’un mouvement néo-nazi. La série New Invaders ne rencontra pas le succès espéré et le Thin Man (ainsi que quelques autres personnages de l’équipe) furent presque aussitôt renvoyés dans les limbes des comics (la dernière apparition moderne du Thin Man date de 2006, dans Cable/Deadpool #27).
Depuis, la plupart des mentions de Bruce Dickson le limitent au contexte des années 40, dans des séries comme The Marvels Project. La richesse réelle du personnage reste largement ignorée du lectorat moderne. On n’est pas seulement face à un personnage dont les pouvoirs ressemblent un peu à ceux de Mister Fantastic mais bien à un esprit scientifique doté de la même férocité qu’un Punisher. Et jusqu’où irait un homme doué d’une telle connaissance alors qu’il est décidé à « détruire le Mal » à travers le monde entier ? Bruce Dickson est aussi le dernier détenteur d’un savoir venu d’une des civilisations fictives (Inhumains, K’un L’un…) que Marvel a placé dans l’Himalaya. Vu que la plupart d’entre elles sont des variations de Shangri-La, n’y aurait-il pas moyen de les unir dans une sorte de trame cohérente. Est-ce qu’il existe un lien entre la ville de Thin Man, celle d’Iron Fist, le temple de l’Ancien, le royaume des Inhumains et d’autres encore ? Qu’il s’agisse d’aventures se déroulant dans les années 40 où d’histoires modernes, il y aurait encore bien des choses à faire avec ce Thin Man, qui a finalement plus de profondeur qu’on le pense…
[Xavier Fournier]