[FRENCH] Les lecteurs ont pu parfois se demander pourquoi chez DC Comics on avait ramené la Justice Society of America relativement peu de temps après le début du Silver Age alors qu’à l’inverse, chez Marvel, on semblait s’être un peu fait prier avant de s’intéresser globalement à la première génération de super-héros (période Timely Comics). Voici un épisode qui finalement démontre tout le débat interne qu’il y a pu avoir à un certain moment à l’intérieur des murs de Marvel. Certes il y avait Sub-Mariner et Captain America mais le Human Torch originel avait fait une apparition éclair et près d’une centaine de héros identifiables dormaient dans les cartons sans que Stan Lee fasse mine de vouloir les ramener…
Pourquoi ? Les raisons sont diverses. A commencer par le fait que le principal survivant de l’Age d’Or, Captain America, était un homme « en dehors de son temps » et que si toute une génération de héros de la même période l’avait rejoint, sa spécificité et son pathos auraient vite fondus comme neige au soleil. Ça n’aurait pas fait l’affaire de Lee ou de Marvel. Un autre clivage était pratiquement philosophique, même si c’est un bien grand mot pour décrire la méthode empirique de Stan Lee à l’époque : Chez DC on était conservateur. On s’adressait à la famille en s’appuyant sur la réputation d’une trentaine d’années d’existence. On poursuivait en grande partie des personnages créés plus d’une génération plus tôt. Chez Marvel, on avait tendance à viser les jeunes et la contre-culture, à afficher un certain rapprochement avec le Pop Art et d’autres mouvements artistiques en rupture avec l’establishment. Et puis à la différence de DC, il y avait eu une vraie rupture d’exploitation des super-héros Marvel dans les années 50, là où, chez le concurrent, des personnages comme Superman, Batman et Wonder Woman avaient tenu lieu de fil rouge. La première et la deuxième génération des héros DC avait beau (à l’époque) ne pas vivre sur la même Terre, elles participaient toutes les deux à un seul univers. Là où chez Marvel on avait reconstruit les choses à partir de zéro et où on se gardait un certain droit d’inventaire, ne serait-ce que par la force des choses. Comme DC avait maintenu l’activité, il y avait des archives. Chez Marvel, pas mal de choses étaient passés à la trappe et on dépendait de quelques vieux épisodes qui traînaient, de planches en désordre et même plutôt de ce que le jeune Roy Thomas, alors assistant de Stan Lee, pouvait trouver au fond de sa collection personnelle. Il n’y avait pas d’Internet, pas de bases de données, Stan Lee ne pouvait que s’appuyer que sur de vagues souvenirs d’épisodes publiés un quart de siècle plus tôt et il avait sans doute d’autres chats à fouetter. Roy Thomas, lui, était un tout jeune professionnel qui venait de l’univers des fanzines et qui avaient au contraire, avec ses amis, recherché d’anciens numéros, compulsé des listes de personnages disparus… Sans doute que Thomas brûlait d’envie de se lancer sur cette voie mais Lee avait quelques réticences. Et après tout, il faut bien se mettre à sa place : il avait déjà vécu un ressac des comics de super-héros et rien ne disait que la seconde vague ne disparaitrait pas de la même manière que l’avait fait la première. Lee n’avait pas le recul que nous pouvons avoir aujourd’hui et on peut comprendre qu’il n’était pas forcément très chaud dans l’engrenage d’une continuité précédant la sienne et largement oubliée…
Aussi on pourra s’étonner de retrouver dans Not Brand Ecch #1 une parodie qui, à l’époque, n’a pas du parler à beaucoup de lecteurs puisqu’il s’agit d’un pastiche du premier crossover marvellien, à savoir le combat entre Sub-Mariner et Human Torch paru à l’origine dans Marvel Mystery Comics #9, en 1940. Caricature oblige, le Human Torch originel devient « The Human Scorch » tandis que Namor le Sub-Mariner devient The Sunk-Mariner (plus ou moins le « Naufrage-Marinier ») mais dès la première page l’amateur de Golden Age ne peut que reconnaître la scène initiale de Marvel Mystery Comics #9 tandis que le scénario, attribué à Roy Thomas mais édité par Stan Lee, reflète la divergence de points de vue en ce qui concerne le traitement qu’il convient alors d’appliquer aux « comics vétérans ». L’hommage de la scène d’ouverture est en un sens aussi pointu que les oreilles de Namor puisque la case servait de modèle était paru 27 ans plus tôt (encore que l’éditeur avait réimprimé l’épisode quelques mois plus tôt dans Fantasy Masterpieces mais enfin si ces séries de réimpressions avaient été vraiment populaires, Marvel ne les aurait pas arrêtés). Mais l’hommage pointu et accompagné d’un commentaire presque acerbe. Dès les premières lignes on nous présente ce qui est quand même le premier crossover officiel de Marvel (et pratiquement le premier de l’histoire des comics) sous des termes peu élogieux: « Le Bullpen (nom donné à l’équipe éditoriale de Marvel à l’époque) présente une autre rareté, un classique depuis longtemps perdu… Et la simple raison pour laquelle il est si rare c’est que tous les gens ont balancé leur exemplaire quand il est sorti, il y a 27 ans !« . Curieux départ pour une parodie où ceux qui sont le plus à même de la comprendre sont aussi ceux qui, sans doute, risquent le plus de s’offusquer… Niveau crédits, donc, Stan Lee a supervisé ça, Roy Thomas l’a écrit et le dessin est attribué à Ross Andru et Bill Everett (créateur d’origine de Namor).
Quand l’histoire commence, Prince No-More The Sunk-Mariner et Scorchy, les avatars ridicules de Namor et la Torche, se battent depuis 39 interminables numéros nous dit-on. Dans le commentaire, même le lettreur se plaint d’être obligé d’écrire dans un style totalement désuet. Et même les personnages eux-mêmes (le Prince No-More en tête) avouent qu’ils seraient bien plus bavards d’habitude mais que dans les vieilles bulles de texte d’il y a 27 ans « Il n’y avait jamais plus de 15 mots« . Le ton est lancé : ce qui est frappant dans cette parodie c’est qu’on ne se moque pas vraiment des personnages (alors que ce sera plutôt le cas dans le reste de Not Brand Ecch) mais de la nature même des vieilles BD d’antan. Encore que les héros ne s’en sortent pas forcément indemnes en termes de ridicule. Alors que No-More menace la Statue de la Liberté (dont la torche a été remplacée par une grosse ampoule électrique), Scorchy le rattrape mais l’amphibien contre-attaque avec un extincteur. Mort de honte, Scorchy voit son secret éventé au grand jour. Il n’a l’air puissant et musclé que quand il est enflammé. Quand il est « éteint », il n’est qu’un personnage maigrichon. Là vous vous dites que les gags se sont tournés sur les personnages et que la critique des BD vieillottes est terminée ? Loin s’en faut : No-More, content du coup de l’extincteur, commente : « Normalement ce genre de tour ne marcherait pas dans la vie réelle… Mais que pouvez-vous attendre d’un comic-book écrit il y a plus de 20 ans ? Guerre et Paix ?« .
Privé de sa flamme, Scorchy ne peut plus voler et pédale dans les airs avant de s’écraser quelques dizaines de mètres plus bas, dans l’eau. Et, pour ceux qui n’auraient pas compris, No-More en repasse une couche ; « De toute façon, même avec ta flamme tu ne devrais pas être capable de voler puisque tu reste plus lourd que l’air. Mais que pouvez-vous attendre d’un comic-book écrit il y a plus de… » et ainsi de suite. N’ayant pas la dragée haute, Scorchy se rend au commissariat central où l’attendent son ami le commissaire ainsi que la femme policier Betey (et non pas Betty) Dean. Scorchy, lui, venait dans l’espoir de trouver Blatman et Robert (comprenez Batman & Robin), sans doute pour leur demander de l’aide. Mais en s’appuyant au mur Scorchy met involontairement le feu au commissariat et repart donc vite au combat, sans aide extérieure.
Après être passé sans s’en rendre compte devant Spider-Man qui s’était trompé de comics, Scorchy retrouve bien vite No-More en train d’attaquer une usine. Les deux héros d’antan commence alors allègrement à s’affronter en se traitant de noms d’oiseaux ridicules. L’insinuation étant, une nouvelle fois, qu’en ce temps là on écrivait vraiment n’importe comment. Finalement No-More arrive à emprisonner Human Scorch dans une sorte de grande éprouvette (allusion au container dans lequel l’androïde était coupé de l’oxygène, comme dans le récit de ses origines). « Je t’ai piégé, comme ils disent dans les vieux comics» insiste No-More, qui ne loupe décidément jamais une occasion de souligner que, vraiment, les vieux comics n’étaient que des clichés. Sans air, Scorchy se débat du mieux qu’il peut mais ne peut plus s’enflammer. Et pourtant il sent quelque chose qui brûle… C’est à ce moment qu’apparait un troisième larron… Chaplain America !
Au cas où vous ne l’auriez pas compris (vraiment ? Juré ? Non, sérieux ?), Chaplain America est une parodie de Captain America l’autre personnage du trio de tête des héros Marvel dans les années 40. Cette odeur de brulé que sentait Scorchy ? C’était Chaplain America qui fulminait… Car tout bonnement il n’en peut plus qu’on « ressasse ces vieux comics du Golden Age ». Et au demeurant la logique pourrait surprendre. Lui-même est un vétéran qui remonte, à quelques mois près, presque aussi loin que No-More et Scorchy. Il semble donc mal placé pour se moquer des anciens. Commence alors un curieux exercice de gymnastique mentale pour prouver que Chaplain est plus moderne que les deux autres malgré son âge. Plus prosaïquement, Captain America était en 1967 un personnage plus populaire que Namor et Human Torch et s’attaquer à lui n’était pas tout à fait la même chose. Le personnage patriotique, reconnaissable à un « a » minuscule sur la tête, commence alors son exposé : « Bien sûr je réalise qu’il s’agisse de classiques et tout ça, mais ce sont de vieux trucs de nos jours, dépassés et démodés. C’est pour cela que Scorch a été remplacé par un ado, tandis que No-More a été détrôné ». La première référence fait bien entendu allusion au Human Torch plus jeune des Fantastic Four tandis que la seconde vient sans doute du fait qu’Attuma ou un autre avait du envahir Atlantis à quelques semaines de là… Et Chaplain America ? Lui il a su resté jeune car il a entretenu ses muscles et qu’il s’est initié à des disciplines nouvelles comme la psychologie, la motivation et… le karaté. Et pour le prouver il brise un bloc de béton avec une main tandis qu’il précise qu’un instant après il pourra aussi bien se lamenter sur le sort de son jeune camarade Bunky. Mieux encore, Chaplain America manie ensuite son bouclier en se ventant que dans les années 40 il s’en servait comme d’une simple protection occasionnelle et que de nos jours « avec une compréhension claire de la physique et de la dynamique structurelle » il peut tout lui faire faire… et il le démontre en le lançant au loin. Le bouclier s’en va décapiter un building dans le lointain puis revient dans sa main.
Sous le couvert de parodie, il y a un fond de vérité dans les dires de Chaplain America, comme une parabole de ce qui s’est passé pour le vrai Captain America. En fait dans les années 40, le bon Captain de la version originelle n’avait pour bouclier qu’un cercle de métal qui n’était pas grand chose comme particularité. Ce n’est que quelques mois après que Stan Lee ait ramené le héros dans les années 60 que le scénariste décida arbitrairement que le bouclier avait toujours été indestructible, tranchant comme une hache et revenait invariablement dans la main de son propriétaire comme s’il s’agissait d’un freesbie. Le modèle de Chaplain America avait donc, il est vrai, bien plus évolué que les équivalents de No-More et Human Scorch. D’ailleurs en écoutant le Chaplain, les deux autres ressentent jusqu’au fond de leur être la vérité de ce qu’il affirme. Eux n’ont pas évolués. Ils sont donc vieux… Et tandis qu’ils l’écoutent, des rides apparaissent et leurs cheveux se font blancs. « Pourquoi ne pas laisser tomber ces histoires de Golden Age et nous laisser, nous les jeunes, prendre votre place ? » s’exclame Chaplain America… Et les deux autres, amoindris, se laissent guider vers un chemin fait de briques jaunes. Là, il s’agit d’une allusion au Magicien d’Oz. D’ailleurs de l’autre côté du chemin, dans le lointain, on voit des personnages distinctifs d’Oz (Dorothy et ses amis) qui attendent Scorch et Sunk-Mariner. Les deux vieux héros empruntent le chemin, désormais diminués par l’âge. Le pseudo-Human Torch marche avec une cane et porte une longue barbe. D’ailleurs Scorch lui-même s’étonne qu’en tant qu’androïde il vieillisse… Le pastiche de Sub-Mariner, lui, est dans une chaise roulante et explique, en voyant les autres, qu’il s’agit d’un « comité de réception des héros oubliés de l’enfance ». Clairement, Scorch et No-More sont expédiés dans des sortes de limbes pour héros démodés…
La dernière case nous montre Human Scorch et Sunk-Mariner installé dans une maison de retraite nommée la Happy Haven Home for Hoary Halcyon Heroes et on y reconnaît quelques autres figures notables, comme Dick Tracy, le Phantom, Mickey ou même Batman (tant qu’à faire autant égratigner aussi la concurrence, d’ailleurs « Green Lampburn » et « Dash » sont aussi nommés). Et que font-ils ? Ils lisent des comics modernes en se disant que Chaplain America avait bien raison et que c’est mieux de lire ces BD plutôt qu’apparaître dedans… Dans Not Brand Ecch, il y avait beaucoup de parodies. Par exemple la première histoire du numéro mettait en scène les Fantastical Four contre le Silver Burper… Mais ce qui est troublant dans cette histoire c’est que si elle tourne en dérision Scorch et No-More, elle ne manque pas une occasion de souligner comment les comics des années 40 ont fait leur temps, dans la manière même dont ils été écrits. En un sens elle exprime les vues de Stan Lee à l’époque… Et dans le même temps il serait faux de dire qu’il ne s’agit que d’une histoire « à charge ». On sent bien, à travers certains détails (la reconstitution même de la première page de Marvel Mystery Comics #9, les allusions aux origines de Human Torch ou à l’évolution de Captain America) que Roy Thomas œuvre pour respecter une certaine fidélité et, peut-être, pour démontrer que si certaines manières d’écrire sont passées de mode, c’est peut-être plus le style qui est concerné que les personnages en eux-mêmes. Pour preuve la démonstration de Chaplain America, qui a su évoluer. Ou encore le fait que, malgré que No-More soit retiré à la Happy Haven Home for Hoary Halcyon Heroes, le vrai Namor The Sub-Mariner n’a jamais vraiment été rangé dans la naphtaline depuis son retour dans Fantastic Four #4. Tout n’est très certainement pas à prendre au premier degré dans cette histoire mais elle reflète bien le paradoxe entre deux points de vue différents concernant les héros nés dans les années 40. En fin de compte aucun des trois modèles ne seraient véritablement oubliés (même si la carrière d’Human Torch n’a pas eu l’éclat de celles de Cap et de Namor). Une parodie, oui, mais aussi la trace tangible d’un débat interne à Marvel… En clair Thomas écrit les trois héros majeurs de Timely/Marvel selon le seul mode qu’on lui laisse alors utiliser. Et c’est d’ailleurs la première fois (en dehors de fanzines) où Roy Thomas aura l’occasion d’écrire dans une même histoire « Captain America », « Sub-Mariner » et « Human Torch » (quand bien même sous forme parodique), deux ans avant que l’auteur ne créé avec eux les Invaders dans les pages des Avengers… Finalement Namor et Human Torch auront évité la maison de retraite…
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Xavier Fournier]