Oldies But Goodies: Power Comics #3 (Août 1944)
10 mars 2012[FRENCH] Héroïne masquée adepte des « bas résille » et des tenues sexy noires, Miss Espionage précède des personnages comme Blonde Phantom, Black Canary ou Black Widow (Natasha Romanova). Cette aventurière a cependant une caractéristique que n’auront pas ces autres créatures fictives : Elle fut inspirée d’une « femme fatale » réelle et très connue…
Narrative est un petit éditeur qui n’aura pas marqué l’histoire des comics, sa principale publication, Power Comics, ne durant en tout est pour tout que quatre numéros. Une de ses seules particularités aura été de profiter des services du dessinateur Leonard Brandt Cole (plus généralement « L. B. Cole », 1919-1995) pour ses couvertures. Cole était tout simplement un des artistes les plus élégants de son époque, apportant quelque chose à ses illustrations qui les mettait à mi-chemin entre des couvertures de pulps et des dessins de Will Eisner. Mais Cole était aussi un « packageur » ou, si vous préférez, une sorte de mercenaire de studio qui supervisait des revues avant de les livrer « clé en main » à de petits éditeurs. D’où sa présence au sein de Power Comics. On ignore son degré d’implication. Est-ce que Cole commandait ou dirigeait les histoires qu’il ne produisait pas ? Impossible de le déterminer. Ce qui est certain c’est que pour Power Comics #3 (Août 1944), la pourtant jeune revue réinventa son contenu en introduisant différent nouveaux personnages comme le Black Raider (un justicier urbain), le Doctor Mephisto (un chef de gang), le Boy Magician (un jeune héros aux pouvoirs magiques) et enfin, dans le cas qui nous intéresse plus particulièrement aujourd’hui, une certaine Miss Espionage. L. B. Cole représenta le bouquet de personnages sur la couverture sans qu’on puisse vraiment savoir si cette illustration extérieure décida du contenu ou si, plus classiquement, c’est bien le contraire qui s’est produit. Cole servait de responsable éditorial pour divers autres maisons d’éditions, comme Holyoke en particulier (la maison-mère du Cat-Man du Golden Age) et, par exemple, le Doctor Mephisto ressemblait étrangement au Doctor Macabre (ennemi juré de Cat-Man). Du fait de sa position, Cole ne pouvait ignorer ce qui se faisait chez Holyoke et c’est à se demander si le contenu de ce Power Comics n’est pas au moins en partie composé d’histoires initialement prévues pour Holyoke. Doctor Mephisto n’aurait alors été qu’une aventure solo du Doctor Macabre retitrée et les autres personnages seraient peut-être d’autres « transfuges » obtenus de manière similaire.
A l’intérieur, L’histoire n’était pas dessinée par Cole mais par Rudolph (« Rudy ») Palais. Ce dernier était, un peu comme Cole, un touche à tout qu’on avait pu voir aussi bien chez Quality Comics (Doll Man, The Ray, Stormy Foster) que chez Fiction House où il fut le co-créateur d’un concept futuriste (un peu comme si on avait inventé Killraven avec les moyens de 1942) totalement oublié aujourd’hui, le Lost World. Rudy Palais avait aussi fait son apparition peu de temps de temps auparavant dans les revues d’Holyoke, ce qui démontre qu’il était une connaissance de Cole.
Mais surtout, même si à cette époque les super-héroïnes n’étaient pas si nombreuses, Palais avait mis en image des récits de Phantom Lady, Spider-Widow ou Black Angel. Il semblait donc tout indiqué pour produire une autre héroïne de ce type dans une revue pilotée par L. B. Cole. Ce qui est sûr, c’est qu’après avoir aperçu une Miss Espionage aux cheveux noirs sur la couverture de Cole, les lecteurs trouvèrent à l’intérieur une sulfureuse femme rousse vêtue d’une robe noire et de bas résille, dessinée par Palais (l’identité du scénariste n’est pas établie). Le costume évoque fortement celui de Black Cat, héroïne rousse alors populaire et publiée chez Harvey Comics. L’inconnue tenait dans sa main un révolver fumant et se trouvait dans un cimetière, devant la tombe de… Mata Hari, fameuse espionne du début du vingtième siècle. Il n’est pas du tout sur que beaucoup de jeunes lecteurs de 1944 connaissaient les détails de l’existence de Mata Hari, espionne sulfureuse de la première guerre mondiale. Le scénariste commence donc par nous expliquer la référence à sa manière : « Il y a presque trente ans, dans l’aube grise, la plus fameuse espionne de la première guerre mondiale fut placée devant un peloton d’exécution ». On ne peut s’empêcher de noter deux choses dans cette scène.
D’abord Mata Hari ressemble comme deux gouttes d’eau à la Miss Espionage que Rudy Palais vient de nous montrer sur la page précédente. Il y a donc d’emblée un lien visible que le lecteur ne peut s’empêcher de remarquer. L’autre chose étonnante, c’est que le peloton d’exécution porte des casques allemands contemporains de la seconde guerre mondiale. Et là il n’y a pas qu’un simple problème d’anachronisme mais de logique, vu que Mata Hari n’a pas été exécutée par l’Allemagne mais bien par la France. Puisqu’elle fournit la base du récit, un petit détour historique s’impose: La Néerlandaise Margaretha Geertruida Zelle (1876-1917) avait dès l’adolescence un tempérament assez « chaud » et une existence rapidement hors du commun : Renvoyée de l’école à 15 ans pour avoir fricoté avec le directeur de l’établissement, elle se marie assez vite et part avec son mari en Orient. Là-bas, aux alentours de 1897, elle prend le surnom de Mata Hari (« L’Œil du Jour » en Malais, qui est aussi le surnom donné au Soleil). Mais un de ses enfants est empoisonné (la plupart des sources désignent la coupable comme étant une domestique éprise du mari). Un divorce ne se fait pas attendre.
Margaretha gagne la garde de sa fille mais le commandant Mac Leod enlève l’enfant en jurant que la mère ne la reverra jamais. Margaretha s’installe donc sans famille à Paris en 1903. Elle pratique tous les métiers qu’elle peut pour survivre, finissant par monter un numéro érotique déguisée en danseuse malaise. Son surnom de Mata Hari refait alors surface. Et pour parfaire le tout Margaretha Zelle s’invente une existence bien pittoresque qui voudrait qu’elle soit la veuve d’un officier anglais et qu’elle ait été la fille d’une prêtresse de Siva. « Mata Hari » aurait passé sa vie dans les temples, ce qui expliquerait sa connaissance de la danse.
En gros, la jeune femme entretient ce qu’on appellerait aujourd’hui le « buzz » à travers une biographie fantaisiste. Rapidement elle devient célèbre et très prisée dans les hautes sphères. Si bien qu’en septembre 1916 les services contre-espionnage français lui proposent de travailler pour eux. Elle a des relations. Elle voyage. Elle n’est pas spécialement discrète (elle sait se faire remarquer) mais elle a ses entrées partout. Mais en janvier 1917 les Français interceptent un message allemand qui fait mention d’une espionne, « H-21 », et se rendent compte que « H-21 » n’est autre que Mata-Hari elle-même, qui serait donc un agent double. S’en suit un véritable sac-de-nœuds dont divers historiens ont tiré des explications très différentes. Il n’est pas même pas sûr que Margaretha Zelle ait été une espionne si performante que ça. Selon certaines versions elle se serait contentée de rapporter des bruits de couloirs ou des rumeurs infondées, inutilisables pour ses employeurs. On n’est même pas certain que le rapprochement avec les Allemands ait été profond ou ne fasse partie d’une tentative d’en apprendre plus pour le compte des Français. Il est bien possible qu’elle mangeait simplement « à tous les râteliers ». Bref, le message des Allemands intercepté, la France sera prompte à juger Mata Hari et à la condamner à mort en octobre 1917. Entre son recrutement par la France et cette exécution il s’était donc écoulé à peine plus d’un an. Voilà pourquoi la scène représentée dans Power Comics #4 est d’emblée incongrue : Mata Hari a été tuée à Vincennes et très certainement pas devant un peloton d’Allemands. Il faut sans doute y voir une sorte de lapsus dans l’esprit des auteurs. En 1944, à l’heure où cet épisode était produit, la France libre faisait partie des Alliés. Les méchants de l’histoire étaient forcément les Allemands. Quitte à bousculer plus ou moins consciemment l’Histoire. De plus Margaretha Zelle n’était pas rousse et, en 1917, elle n’aurait très certainement pas porté le genre de robe noire qu’on lui prête dans cette scène. Encore moins pour sa propre exécution. Finalement il n’y guère qu’une chose de vraie dans la scène représentée par Palais : le peloton a bien tiré à l’aube. D’ailleurs c’est la dernière phrase (authentique ou pas, c’est une autre histoire) qu’on prête à la vraie Mata Hari : « Quelle étrange coutume des Français que d’exécuter les gens à l’aube ! ».
Seulement là, les comics reprennent leurs droits. Quand, dans le récit, le chef du peloton demande à la jeune femme rousse si elle a des derniers mots à dire, elle répond : « Je reviendrais ! Ce sont mes derniers mots ! Mata Hari ne mourra jamais ! ». Pourtant les fusils tirent et Mata Hari s’effondre. Mais, non loin de là, un homme près d’une fenêtre entend les détonations. L’homme portant un monocle, il ne peut être que deux choses dans l’imaginaire des comics du Golden Age : soit un aristocrate, soit un Allemand/Nazi. Peut-être les deux. Il s’écrie : « Ainsi Mata Hari est morte ! L’impossible s’est produit ! Ce sont des crétins ! Moi, Von Bruno, je sais qu’elle reviendra ! Ne lui ais-je pas appris tout ce qu’elle savait ? Sa chance viendra à nouveau et cette fois elle n’échouera pas ! Car elle apprendra de nouveau de son maître, Von Bruno ! ». Ce Von Bruno est une invention des comics. Il ne semble pas avoir d’équivalent réel dans la vie de la vraie Mata Hari. Mais c’est le préambule qui surprend. Mata Hari aurait donc un moyen de revenir d’entre les morts ? Les auteurs ne connaissaient visiblement la vie de l’authentique Mata Hari que dans les grandes lignes (peut-être à travers un film des années trente ou Greta Garbo interprétait le personnage). Autrement dit de façon très vague. S’ils s’en étaient tenus à ce que racontait la vraie Margaretha Zelle (cette histoire d’être la fille d’une prêtresse de Siva), l’étrange prédiction aurait pu résonner beaucoup plus fort. On aurait pu imaginer une Mata Hari douée de pouvoirs magiques liés à l’Orient. Au lieu de cela le narrateur se veut très cartésien, sans doute pour mieux ménager son effet : « Quelle est cette folie ? Nous savons que les morts ne peuvent revenir. Mata Hari est morte ! Mais n’est-il pas étrange que le nom de Mata Hari soit resté si présent à travers les années ? Même dans le présent… ».
Nous voici donc en 1944. Dans un QG des Alliés situé en Allemagne, des militaires s’étonnent : dans chaque ville des dossiers importants disparaissent, volés par une seule et même ravissante espionne. Un des soldats s’exclame « C’est une nouvelle Mata Hari ! ». Un des gradés convoque alors le Major Smithson : « J’ai un boulot pour vous ! Difficile et dangereux ! Le type de boulot que vous aimez ! Je veux que vous stoppiez cette Mata Hari moderne ! Vous êtes le meilleur officier de contre-espionnage en service, Smithson ! ». Le Major jure alors de faire de son mieux. Très vite le récit nous transporte vers la demeure de la femme qui cause une telle agitation. Et, sans grande surprise, on s’aperçoit qu’elle est en tout point identique à la Mata Hari exécutée en début d’épisode. Qui plus est, elle travaille pour Von Bruno (un Von Bruno qui n’a pas pris une ride entre 1917 et 1944 mais ça l’histoire ne semble pas s’en étonner). La jolie rousse livre alors à Von Bruno les dossiers qu’elle a dérobé. Celui-ci la couvre de louanges : « Les plans de l’armée d’occupation alliée ! Ma chère, tu es incroyable ! ». L’espionne rétorque alors : « Tu oublies, Von Bruno, que j’ai une réputation à maintenir. Je ne peux pas disgracier le nom de… Mata Hari ! ». Alors ? Mata Hari revenue d’entre les morts ? Réincarnation ? Clone ? Robot ? Simple imitatrice ? A ce stade, l’histoire n’en dit pas plus. Mata Hari est cependant impatiente qu’on lui donne une nouvelle mission. Von Bruno lui apprend alors que sa prochaine mission sera aussi la dernière : « La cause de l’Allemagne est perdue ! Le dernier vestige de résistance a disparu ! ». Mata Hari est désolée, elle est sure qu’ils (les Nazis) vont se refaire. Von Bruno est d’accord. A une condition : Pour préparer le grand retour, il faut obtenir les noms de ceux qui seraient prêts à trahir le Reich ! ». Mais Von Bruno ne peut rien faire sans l’aide de Mata Hari… Bien sûr, celle-ci l’assure de son soutien…
Le jour suivant, une vieille femme se présente au quartier général des forces alliées : « Mon fils a été tué par un leader nazi ! Je veux parler à votre commandant en chef ! ». On l’emmène alors devant un gradé qui n’est autre que celui qui, plus tôt, à chargé Smithson d’arrêter Mata Hari. Il est très intéressé par l’histoire de la femme, qui explique que le nazi qui a tué le fils était membre de la résistance (c’est à dire qu’il serait un agent double travaillant aussi pour les Alliés). Le gradé veut savoir le nom de l’homme. La vieille femme explique qu’elle ne s’en souvient pas en raison de son grand âge mais qu’elle pourrait reconnaître ce nom si elle le voyait écrit. Le gradé lui montre donc la liste des agents doubles et… comme on pouvait s’y attendre dans le contexte du récit, la petite vieille profite d’un moment d’inattention de l’homme pour photographier toute la liste avec un mini-appareil caché dans un bijou. Elle s’excuse ensuite de ne reconnaître aucun nom et, en désespoir de cause, le militaire lui demande de décrire l’assassin à un de ses hommes. Mais alors que la femme va partir le Major Smithson surgit : « C’est une belle ruse ! Mais elle ne marchera pas ! Donnez-moi votre appareil photo ! ». L’autre militaire ne comprend pas. Le Major doit alors expliquer : « Le truc c’est que personne n’a été assassiné en ville, Sir ! Et certainement pas le fils de cette femme ! Ce n’était qu’une ruse pour que vous lui montriez la liste secrète ! ». Profitant d’un effet surprise, la vieille femme lance son châle sur le visage de Smithson et s’enfuit à toute vitesse. Bien trop vite pour une femme de cette âge (mais à ce stade tout le monde aura compris qu’il s’agit de Mata Hari portant un déguisement). Elle prend même le temps de se retourner pour donner un violent coup de genoux à Smithson, qui s’effondre. Ainsi elle peut s’enfuir sans personne pour l’arrêter.
Le supérieur de Smithson lui demande alors comment il a pu deviner qu’il s’agissait d’une espionne. Le Major explique : « Je me suis arrangé pour que les nazis apprennent l’existence de la liste des agents doubles. J’ai pensé qu’ils voudraient cette liste. Naturellement ils allaient envoyer leur meilleur espion pour ce travail. La femme que je devais capturer ! J’ai ordonné qu’on vérifie chaque visiteur du Q.G. Et quand j’ai découvert que l’histoire de cette vieille femme était fausse, le reste n’était qu’une affaire de déduction ! ». Quand son interlocuteur fait remarquer que l’espionne a pris la poudre d’escampette, Smithson est prompt à expliquer : « Je sais où elle va, Sir ! Au repaire du maître espion… Le Comte Von Bruno ! Je les arrêterais tous les deux là-bas ! ».
Au demeurant on ne sait pas trop comment Smithson sait où traquer les espions mais la scène suivante va nous apporter un éclairage : Mata Hari retrouve Von Bruno dans un champ dégagé, à côté d’un petit avion prêt pour le décollage. Elle explique à son mentor qu’elle a la liste des noms mais qu’elle a été découverte et qu’elle est sure que quelqu’un l’a suivi jusqu’ici. Von Bruno est furieux « Idiote ! Tu les a dirigé jusqu’à moi ! ». On peut effectivement se demander pourquoi Mata Hari est venu directement au rendez-vous alors qu’elle se savait suivie. Mais peut-être était-ce son subconscient qui l’a fait « trahir » Von Bruno. Ce dernier est en effet un être violent qui commence par la gifler, la projetant à terre avant de la menacer d’une arme : « Tu ne m’est plus utile ! Le temps est venu pour toi de mourir ! ».
Heureusement pour l’espionne, un tir retenti… mais il ne sort pas de l’arme de Von Bruno. C’est Smithson qui a tiré, tuant l’homme au monocle. Le militaire explique alors qu’il avait envoyé ses hommes chez Von Bruno mais qu’il s’est douté que les espions avaient un autre point de ralliement (et si on se rapporte à ce que disait Mata Hari plus tôt, il a donc suivi la femme de loin). Puis Smithson observe la jeune femme de près sans son déguisement : « Dommage ! Tu es presque trop belle pour connaître la fin d’une… Mata Hari ».
La femme s’écrie « Ne dis pas son nom ! ». La réaction fait tiquer Smithson. C’est à ce moment-là qu’il s’aperçoit qu’elle a le visage de l’espionne de la première guerre mondiale (là aussi on peut se demander comment Smithson peut en être certain) : « La ressemblance ! C’est étonnant… Mais tu ne peux pas être… ». La femme le coupe et explique enfin : « Mata Hari ? Non… mais il y a une raison pour laquelle je lui ressemble ! Mata Hari était ma mère ! J’ai appris à détester les hommes qui l’ont tué ! Toute ma vie j’ai cherché à me venger ! ». Smithson a alors cette curieuse phrase : « Le destin a triché avec toi ! Tout comme il a triché avec elle ! ». « Mata Hari II » (elle ne nous donnera jamais son vrai nom) précise : « Oui ! J’ai appris trop tard quel genre d’hommes sont les nazis ! Mais je n’ai jamais été nazi ! Même si je faisais leur sale travail… Et je n’ai pas peur de mourir ! ». Mais ce semblant de résignation est un truc de la jolie rousse qui profite d’un moment d’inattention de Smithson. Elle le pousse et prend place dans l’avion qui devait servir à Von Bruno pour sa fuite.
Il semble que Smithson n’ait pas vraiment résisté car, alors qu’il voit l’avion s’éloigner, il médite : « La voici qui s’en va ! Une brave fille… Je me demande si j’ai fais le bon choix en la laissant s’échapper… Mais elle ne méritait pas de mourir ! Elle a appris la leçon ! Peut-être que les étranges dons qui la rendaient si dangereuses peuvent être utilisés dans un nouveau but… ». Sans en avoir la certitude, Smithson a raison. L’avion de l’espionne arrive enfin en vue de la Suisse et elle s’en réjouit : « Un pays de liberté ! Je me suis conduite en imbécile et je dois me racheter pour beaucoup de choses ! Je combattrais pour la liberté… A ma façon ! Mata Hari était une espionne ! Mais je rachèterais ce qu’elle a fait en devenant… Miss Espionage ! ». Et voilà comment la fille fictive de Mata Hari prend son essor comme super-héroïne masquée. Fille fictive car si Mata Hari avait bien une fille, celle-ci était née à la fin du 19ème siècle n’est n’aurait pas pu avoir le physique de Miss Espionage. Et puis reste l’identité du père qui pose question. Il pourrait s’agir de Von Bruno lui-même mais il ne parait pas spécialement proche de sa protégée et rien n’indique un lien paternel [1]. L’idée d’une fille de Mata Hari devenant une héroïne masquée pour lutter contre les espions et criminels de tous poils avait du chien. Mais elle intervient dans une série à la vie courte. Power Comics #3 est en fait l’avant dernier numéro du titre. Miss Espionage apparaîtra bien dans Power Comics #4 (qui n’est pas en possession, je me garderais donc bien d’établir des projections sur son contenu). Mais même sans l’arrêt de Power Comics, la guerre touchait tout simplement à sa fin et il était sans doute déjà trop tard pour les personnages reposant sur l’espionnage. Avec les Forces de l’Axe qui commençaient à perdre, on n’avait plus autant besoin d’espions ou de contre-espions. Il semble cependant que les auteurs avaient pensé à cette restriction : la fin du premier épisode promet bien : « Suivez Miss Espionage, la détective internationale, quand elle contre les plans d’un voleur international dans le prochain épisode de Power Comics ! ». Le destin de Miss Espionage n’était donc pas forcément « guerrier » et le scénariste avait déjà pensé à la recycler en aventurière masquée plus traditionnelle, combattant toute forme de crime. Il est cependant certain que c’est un personnage dont le potentiel aurait été bien plus grand si on avait pensé à la lancer deux ans plus tôt, quand le patriotisme américain et l’intérêt dans la guerre atteignaient un certain paroxysme. Une autre limitation, sans doute, était liée aux origines du personnage. Car si les historiens se crêpent le chignon pour savoir si la vraie Mata Hari a été une espionne hors-pair ou une simple ingénue voulant profiter de l’ère du temps, une chose est sure : De nos jours on dirait qu’il s’agissait d’une femme aux mœurs libres. En 1944 les associations familiales s’en seraient tenues à l’expression de coucheuses. Et n’auraient sans doute pas vu d’un bon œil que leurs rejetons lisent les aventures d’une « Mata Hari moderne »…
Si les aventures de Miss Espionage furent de courte durée, le studio de L.B. Cole n’en avait pas pour autant terminé avec le concept. Car Mata Hari avait inspiré à cette équipe une autre aventurière sortie du même moule, Black Venus (lancée en 1944 dans Contact Comics #1, chez Aviation Press): De son vrai nom Mary LeRoche, elle était à la base une danseuse sexy parisienne (et donc très proche du personnage initiale de Mata Hari) dont l’amant était assassiné sur les ordres d’un émissaire japonais. Pour se venger, Mary devenait alors une aviatrice masquée, Black Venus. Lancée quelques semaines avant Miss Espionage, Black Venus eut plus de chance car Contact Comics dura 11 numéros, lui assurant une carrière plus longue. En apparence le costume de Black Venus était très différent de celui de Miss Espionage car les habitués du Golden Age gardent le souvenir d’une combinaison noire (très proche de Miss Fury). En fait le costume initial est plus révélateur. En fait il suffirait de rajouter des bas résilles à Black Venus pour obtenir une version brune de Miss Espionage (et peut-être plus proche de la version dessinée par L.B. Cole sur la couverture de Power Comics #3). Il y a des rapprochements certains, qui montrent que les auteurs travaillant avec L.B. Cole. avaient leurs marottes. Et, dans le courant de l’année 1944, voilà comment la sulfureuse Margaretha Geertruida Zelle inspira deux super-héroïnes distinctes…
[Xavier Fournier]
[1] Notons que le film pastiche Casino Royale (1967) explique que James Bond et Mata Hari auraient eut une fille, Mata Bond. Mais le roman « On ne vit que deux fois » explique que 007 avait 19 ans en 1941. Il serait donc né vers 1924… Ce qui n’est pas franchement l’idéal pour procréer un enfant avec une femme exécutée en 1917 ! Et de toute manière une fille de Mata Hari aurait été au minimum cinquantenaire en 1967 (alors que l’actrice incarnant Mata Bond, Joanna Pettet, était née en 1942). A moins qu’on s’amuse à imaginer que Mata Bond n’est pas la fille de la première Mata Hari mais de la deuxième (autrement dit « Miss Espionage »).