Longtemps les comics ont été victimes de critiques qui venaient des milieux conservateurs et de certaines associations de parents (l’un n’empêchant pas l’autre d’ailleurs). La bande dessinée était critiquée car elle était vue comme un moment oisif, que le jeune lecteur passait « à ne rien faire », à ne pas travailler sur ses études ou à ne pas aider au fonctionnement du foyer. Pour contrer ces attaques, plusieurs éditeurs s’essayèrent à des revues qui auraient une prétention plus journalistique, en promettant de ne raconter que des histoires vraies. Dans le cas de DC Comics, ce style de publication s’incarna en Real Fact Comics (« Faits Réels Comics »), un titre qui promettait de ne raconter que des choses réelles, proposant le plus souvent des biographies de héros de guerre, de sportifs (Joe DiMaggio), d’acteurs (Lon Chaney) ou d’auteurs (tels que Jack London ou H. G. Wells) ou de personnages pittoresques (comme le directeur de cirque Barnum). On y trouvait également des choses d’intérêt général (par exemple un sujet sur la vie des phoques). Le tout était raconté sous la forme de bandes dessinées et Real Fact Comics était, d’une certaine manière, sur le même axe qu’une chaine moderne comme National Geographic.
En fait, la chose volait un poil plus bas, il n’y avait pas beaucoup de travail de recherche et les « bios » n’étaient souvent que l’adaptation de quelques généralités ou de bouts d’articles de presse. Cela ressemblait plus à la fameuse rubrique « incroyable mais vrai » qu’on pouvait trouver dans les revues pour enfants à une époque (elle aussi lancée pour pouvoir se targuer d’une fonction éducative). Enfin, en théorie, car au delà de la promesse tacite du titre de Real Fact Comics, on sentait bien que les auteurs voulaient revenir à quelque chose de plus dramatique, de plus spectaculaire. Il n’en fallait pas beaucoup pour passer la barrière ainsi on trouve une rubrique « Just Imagine » qui aborde des sujets comme la possibilité de voyager un jour à travers le temps. Dans un autre numéro on se demande si la Terre ne risque pas d’être submergée par un second déluge… Par la suite même un héros de science-fiction, Tommy Tomorrow, hanta les pages de la série. La promesse de l’authenticité allait donc faire long feu…
On nous explique (mais vous étiez sans doute déjà au courant) qu’en 1939 est né un célèbre justicier nommé Batman et que sa popularité fut telle que trois magazines parallèles (à savoir: Detective Comics, Batman puis World’s Finest) se mirent à raconter ses exploits. On voit d’abord un enfant se ruer sur les trois revues tandis qu’un vendeur lui dit « Je parie que tu es fan de Batman ! ». Le narrateur poursuit en expliquant que quelques années plus tard Batman a gagné 20 millions de fans de plus et si ce nombre peut apparaître délirant, c’est tout simplement parce que le héros est devenu le sujet d’un strip de presse repris par plusieurs quotidiens à travers le pays. On obtient les 20 millions en regroupant tous les tirages des journaux concernés. Et puis Batman à fait l’objet, à partir de 1943, d’un serial (dont vous retrouverez l’intro ci-dessous). L’armée de l’air même a reçue l’autorisation d’utiliser Batman comme son insigne officielle (c’est à dire que Batman devint l’ornement peint à l’avant des avions). Le narrateur explique alors qu’aucun autre justicier fictif n’a connu une telle popularité (ce qui est sujet à discussion, ne serait-ce que Zorro). Ce tour du personnage permettant alors d’en venir à la question… mais comment Batman a-t-il été créé ?
On montre ensuite Bob Kane qui sort d’une bibliothèque, tandis que le commentaire nous explique que l’auteur était un lecteur avide de romans policiers, également inspiré par les vrais détectives. Cette fois la vignette nous montre un camarade nommé Larry qui s’étonne des lectures de Kane : « Hé bien, Bob, tu lis toujours des histoires d’agents fédéraux et des affaires liées à Scotland Yard ! ». Kane lui répond alors : « J’ai quelque chose en tête, Larry. Viens chez moi ce soir ! ». Jusque-là, les choses étaient peut-être réelles. Que Kane ait dessiné dès le collège, qu’il ait économisé à l’occasion pour s’acheter son matériel… pourquoi pas. Mais à partir de cette scène, ce supposé Real Fact Comics prend singulièrement la tangente et glisse vers une version pour le moins romancée de la réalité. Cette petite visite à la librairie n’a d’autre but que d’insinuer que Kane s’est tapé tout un travail de recherche préalable à l’écriture des scénarios de Batman. Mais dans la réalité, Kane n’a jamais pu finir une histoire valable de Batman. Même la version première de son personnage n’était pas celle qui a finalement été imprimée. Kane n’a finalisé la création de Batman qu’après avoir fait connaissance avec Bill Finger, un vendeur de chaussures qui était, lui, véritablement très documenté sur tout ce qui se faisait en romans policiers. C’est Finger qui a fait les recherches, qui a lu ce qui avait précédé, au point que le premier épisode de Batman est amplement basé sur un récit du Shadow. Mais ici, pas de Bill Finger. Il n’existe pas dans cette version des choses…
Bizarrement, ce récit fantasmé de la création de Batman ne fait qu’une concession à une « intervention extérieure » : la création de Robin. Il faut dire que le personnage est plus populaire que les accessoires de Batman et que son apparition dans la série a été immortalisée par une couverture bien connue. Même à l’époque beaucoup de lecteurs ne peuvent ignorer que Robin a rejoint Batman plus tard. On explique donc qu’après le lancement de Batman le courrier des fans a été conséquent. Parmi les milliers de lettres, Kane trouve un message de lecteur lui conseillant d’adjoindre à Batman « un partenaire, quelqu’un qui puisse partager le secret de son identité ». Bob Kane réfléchit alors et… invente Robin le Boy-Wonder. A nouveau l’impasse est faite sur Finger et Robinson (qui dans la réalité, semble avoir inspiré le nom même du jeune compagnon de Batman). S’en suivent alors d’autres scènes du même tonneau. Un jour qu’il est dans un magazine de farces et attrapes, Kane est aspergé par une fausse fleur qui lance de l’eau, actionnée par un ami. Kane en retire l’idée d’un farceur énervant et décide alors d’inventer… Le Joker. Dans la réalité, la création du Joker a toujours fait l’objet d’un désaccord entre Bill Finger et Jerry Robinson, tous les deux revendiquant d’être à l’origine du personnage. Finger se serait inspiré de l’acteur Conrad Veidt dans une adaptation ciné de « l’Homme qui Rit ». Robinson disait, lui, que c’était lui avait proposé de s’inspirer d’une carte à jouer (encore que les deux choses ne paraissent pas antinomiques). Quand, plus tard, le vieux Bob Kane a répondu à des interviews, il n’a jamais particulièrement revendiqué d’être à la base du Joker et, même, à plutôt penché du côté de la version de Finger. Ici, à l’évidence, ce n’est pas le cas.
L’histoire se termine alors sur le fait que « Batman et Robin, qui n’étaient auparavant qu’un rêve », on apporté à Bob Kane gloire et fortune. Regardant toujours le lecteur, l’avatar de Kane remercie alors les fans de Batman pour leur intérêt et leur amitié. Derrière lui, sur la table à dessin, deux petits Batman et Robin le remercient de leur avoir « donné la vie ». Rideau ! Même cette scène n’est pas de Bob Kane puisqu’elle fait référence à une couverture bien précise de Batman (#10, publié en 1942) où les deux héros apparaissent sur les pages d’un illustré. Cette illustration là était de Fred Ray et de Jerry Robinson.
En 1946 Finger n’écrit pas que pour le seul DC (on le retrouve aussi chez Timely, l’ancêtre de Marvel). Il est donc « non-exclusif » et capable de quitter DC d’un jour à l’autre. A l’époque, Jerry Robinson ne travaille déjà plus pour DC et Batman. Leur reconnaître un quelconque rôle dans la création de Batman, de Robin, du Joker, du Pingouin et de tous les éléments constituants du Bat-folklore serait donc un problème à double tranchant. D’abord, bien sûr qu’il y a la peur que Finger ou Robinson se servent de cette preuve potentielle pour réclamer un dédommagement. Et puis il y a une simple raison politique : le nom de Bob Kane n’apparaît pas ailleurs. Il est quelque sorte la « propriété » de DC. Lui attribuer les mérites, c’est une manière de dire qu’on ne trouve cette qualité que dans les pages des revues DC. Là où, par la force des choses, on retrouve Finger et Robinson aussi chez la concurrence.
Même si Bob Kane s’est parfois fait tirer l’oreille pour reconnaître les mérites de Finger et de Robinson (il a fait amende honorable sur la fin de sa vie mais il était hélas trop tard, Bill Finger étant décédé en 1974), la version de Real Fact Comics #5 va au-delà de tout ce qu’il a pu raconter dans ses moments les plus mythomanes. C’est parce que cette version n’est pas celle de Bob Kane. C’est la version officielle que DC Comics a utilisée pendant des décennies pour mieux se couvrir.
[Xavier Fournier]
AVERTISSEMENT: Cet Oldies But Goodies est le dernier (en tout cas pour l’instant). Je m’étais sérieusement posé la question d’arrêter au moment de la 375ème chroniques puis j’avais opté pour essayer de pousser jusqu’au #400 mais ce ne serait tout simplement pas réaliste au regard de ma charge actuelle de travail. Il y a des périodes où j’ai pu travailler avec un peu d’avance sur cette rubrique mais ce n’est plus le cas. Un Oldies But Goodies, ça prend des heures de recherche, de vérification et d’écriture. Ca m’oblige bien souvent à passer une partie de la nuit du vendredi au samedi à travailler dessus, en plus du reste. Et – en tout cas à l’heure actuelle – il ne m’est plus possible de continuer à une telle cadence. Entre le magazine Comic Box, la gestion du site, des collaborations à d’autres revues, les conférences et, last but not least, un livre à terminer, ce choix s’impose. Bon, maintenant ce n’est sans doute qu’un « au revoir ». J’ai des notes correspondant à 80 autres brouillons de chroniques, ça laisse de la marge… mais je n’ai pas à l’instant T le temps nécessaire pour les formaliser. Peut-être que dans un certain nombre de mois, en prenant soin de reprendre un peu d’avance… Bien entendu, en attendant, ces 380 chroniques demeureront consultables…
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