[FRENCH] Mesdames et messieurs, assistez aux débuts du premier « Homme Sans Peur » ! Daredevil, maître du courage, se lance dans sa guerre contre le crime et (comme il s’agit des épisodes originaux) il porte bien sûr son costume jaune et noir. Sauf que ce Daredevil, créé par Jack Binder, débute près d’un quart de siècle avant celui des Marvel Comics…
En 1940 débute un nouveau super-héros… parmi tant d’autres que l’éditeur Lev Gleason ne juge pas nécessaire d’annoncer la première apparition de Daredevil sur la couverture de Silver Streak Comics #6 et que le personnage est relégué en troisième ou quatrième position dans l’anthologie. Encore que ce n’est peut-être pas tout à fait innocent mais j’y reviendrais… La raison principale reste quand même que la vedette du magazine était Silver Streak, un super-héros androïde et que les autres n’étaient alors jugés comme n’étant que secondaires, pour remplir le magazine. Il faut donc attendre la page 32 pour faire la connaissance de… Daredevil, Maître du Courage (OK, ce n’est pas l’Homme Sans Peur mais ça y ressemble).
Aucun scénariste n’est crédité pour l’histoire et il est seulement expliqué qu’elle a été contée au dessinateur Jack Binder par un certain Captain Cook, témoin des événements qui (en tout cas on tente de nous le faire croire) se seraient sans doute réellement passés. Le dénommé Captain Cook raconte alors avoir bien connu Bart Hill, jeune homme dont la famille a été assassinée par des gangsters. Bien sûr il y a d’emblée un sacré relent de Batman alors le (ou les) auteur(s) poussent la barre encore un peu plus loin pour montrer que leur personnage a beaucoup plus souffert que Bruce Wayne et qu’il n’est pas une copie. Non, dans son cas non seulement les gangsters ont tué ses parents mais en plus ils l’ont torturé pendant des heures au point de le rendre muet (on expliquera plus tard que ses cordes vocales ont été tranchées). Fin du fin, les gangsters prennent le temps de marquer le jeune homme au fer rouge, avec une forme qui ressemble à un « L » ou bien à un boomerang. On n’en saura pas plus sur les motivations de ces gangsters. Passe encore que le meurtre des parents puisse s’inscrire dans le cadre d’un cambriolage (on nous dit qu’ils voulaient s’emparer d’une invention découverte par le père Hill, sans préciser laquelle) mais alors pourquoi avoir épargné Bart Hill et avoir passé des heures à le torturer ? Et que veut dire la marque ? Rien ne viendra l’expliquer. Mais cette épreuve à des relents littéraires et renvoi un peu à « l’Homme qui Rit » de Victor Hugo, influence assez populaire chez les auteurs de pulps (et dont on a déjà par ailleurs évoqué le rôle dans la création du Joker de DC Comics).
De toute façon pendant le Golden Age on ne s’encombrait pas avec les origines (rappelez-vous que dans le premier épisode de Superman, il fallait moins de trois cases pour présenter Krypton et la détruire, tandis que Batman a existé des mois sans origine). Et d’ailleurs dans le cas de Bart Hill, le récit de ses épreuves ne prend que la moitié de la première page de ses aventures. Le Captain Cook explique comment, marqué à tous les niveaux par cette épreuve, le jeune Bart Hill a pris l’habitude d’utiliser un boomerang évoquant sa cicatrice comme jouet favori. Je ne sais pas si quelqu’un ayant subit un pareil traumatisme s’amuserait à traîner partout un objet qui évoque cette tragédie mais là aussi, j’y reviendrais plus bas. Toujours est-il qu’en lisant quelques temps plus tard dans la presse les exploits d’un mystérieux aventurier nommé Daredevil (vêtu de noir et de jaune), qui ne parle jamais et a également un boomerang comme arme de prédilection, le Captain Cook n’a aucun mal à comprendre que sous le masque se cache Bart Hill. Ce dernier a, selon la formule consacrée, décidé de livrer une guerre sans merci à la pègre pour venger la mort de ses parents.
L’histoire peut alors vraiment commencer. Daredevil étant un « héros muet » (les commentaires ne cessent de souligner ce handicap, visiblement destiné à être un des gimmicks du personnage), une mention précise: « Daredevil ne pouvant pas parler, l’artiste a représenté ses pensées dans des ballons ». A l’époque, on n’est tout simplement pas assez habitué aux « bulles de pensées » pour les utiliser sans expliquer aux lecteurs ce qu’elles représentent… Daredevil se trouve sur un aéroport où il traque un dénommé Joe Ripper (avec un nom comme « Joe Eventreur » il pouvait difficilement être autre chose que criminel celui là…). Problème, alors que l’histoire commence, Joe Ripper est déjà monté dans un avion de tourisme et s’envole. Que peut donc faire le héros ? Facile : utiliser son boomerang !
Il lance son arme qui – par on ne sait quel mystère – arrive à rattraper l’avion, à se mettre dans l’hélice du moteur et à détruire celle-ci (provoquant un crash) avant de retourner dans la main de son propriétaire. Le boomerang de Daredevil, c’est un peu le chaînon manquant entre le Batarang (là, pas de problème, il est clair que l’arme de DD est directement inspirée de celle que Batman utilise alors depuis environ un an) et le bouclier indestructible de Captain America. D’ailleurs, je parlais de ce qui pouvait expliquer que l’éditeur ait rejeté le héros dans la masse de son magazine et lui ai fait peu de publicité pour son lancement… Et à mon avis il ne faut chercher la raison ailleurs que dans les ressemblances poussées entre Batman et ce Daredevil. Entre les similitudes d’origines puis d’arme de prédilection, il est fort probable que l’éditeur ait préféré jouer la carte de la prudence. Au pire, en cas de réception d’un courrier de l’avocat de DC, Lev Gleason pourrait faire disparaître son héros discret dans les numéros suivants sans que les lecteurs remarquent grand chose (tellement de héros apparaissaient et disparaissaient aussi vite…). Au mieux, DC ne réagissait pas et Lev Gleason pouvait, au bout de quelques mois, faire monter Daredevil en puissance. C’est d’ailleurs cette seconde hypothèse qui a été la bonne. Pour en revenir aux propriétés du boomerang de Daredevil, rien ne vient justifier ses propriétés mais j’ai ma petite théorie qui permet d’expliquer un ou deux trous dans l’origine du personnage. Puisqu’on ne sait rien de l’invention du père Hill, il serait assez logique qu’il s’agissait d’un métal indestructible (l’équivalent du vibranium ou de l’adamantium chez Marvel) qui aurait attiré des convoitises. C’est pour trouver ce métal que les gangsters auraient torturé tour à tour toute la famille, en vain. Et la seule pièce existante de ce métal serait en fait le boomerang utilisé depuis par Bart Hill, qui ne l’aurait pas gardé parce que cela lui rappelait l’épreuve traversée mais bien parce que c’était une des seules choses lui restant de son père. Ca fonctionne quand même beaucoup mieux comme ça… Partons du principe que ce cher Captain Cook ne connaissait pas l’histoire aussi bien qu’il le pensait…
Dans les décombres de l’avion, Daredevil trouve des documents importants traitant des activités du gang auquel appartenait Joe Ripper (je dis « appartenait » parce que Joe Ripper est en train de mourir au milieu des morceaux de l’avion). Daredevil découvre ainsi que Joe appartenait au fameux gang de Ricco et que ce dernier réunit ses troupes dans une salle de jeux, le Club Apex. Après avoir remis à la police l’argent que Ripper avait volé, Daredevil court donc au Club Apex où il laisse parler ses poings et son toujours aussi fidèle boomerang. Le super-héros poursuit ainsi Ricco jusqu’à une scierie où les gangsters veulent préparer l’assassinat des gangs rivaux. Inutile de dire que là aussi ils sentent passer le boomerang. Plus encore : Daredevil se sert des nombreuses planches pour flanquer une correction au gang. Après leur capture, il ne manque pas de notifier le commissariat grâce à une carte de visite déposée par son boomerang. Et le Captain Cook conclue son histoire en expliquant que Daredevil, le fléau sans voix qui combat le crime, reviendra bientôt dans d’autres d’aventures pour continuer de venger la mort de ses parents… Et c’est ce qui s’est passé d’ailleurs puisque Daredevil obtint par la suite son propre magazine et qu’il fut publié jusque dans les années 50. Sauf que son apparence allait un peu changer après cette première apparition. Après avoir fait ses débuts dans un costume jaune et noir, il allait en effet changer sa panoplie, préférant opter pour une tenue rouge et noir.
Nous avions déjà parlé sur ce site du Daredevil originel des années 40 (et si vous avez besoin d’une séance de rattrapage, c’est ici que ça se passe) mais c’était bien avant de nous douter qu’Alex Ross le ramènerait sous le nom de ‘Devil dans la série Project Superpowers et, bientôt, dans son propre magazine (qui ne peut pas être titré Daredevil vu que Marvel a depuis enregistré la marque). Que le Daredevil de Marvel soit inspiré en partie par ce précurseur est une évidence (le lasso-cane étant alors en quelque sorte le descendant du boomerang de Bart Hill). Par contre on reste surpris de l’étrange coïncidence qui fait que les deux Daredevil, à 25 ans d’écart, ont fait le choix de commencer en jaune avant de se tourner tous les deux vers le rouge.
Marvel n’avait rien à gagner, commercialement parlant, de singer ce choix. L’hypothèse qu’on peut hasarder est celle d’un raisonnement parallèle. Une fois leur Daredevil créé, Lev Gleason et Jack Binder voulant le faire monter en notoriété avaient tout intérêt à le distinguer de Batman pour éviter les procédures potentielles avec DC. L’introduction d’un rouge vif en lieu et place d’un jaune pale intervient sans doute dans le cadre de ce raisonnement. Avançons d’un quart de siècle… Stan Lee et Bill Everett lancent un personnage qui s’appuie sur la notoriété d’un personnage très populaire dans les années 40 et qui paraissait encore six ou sept ans avant que Marvel n’invente « son » Daredevil. J’hasarderais que tout le monde chez Marvel se souvenait du « Daredevil rouge » classique (un peu de la même manière que quand on pense à L’Incroyable Hulk on pense monstre vert, ce n’est pas la créature grise des débuts qui vient à l’esprit). Comme la notion de héros dans le domaine public était plutôt floue à l’époque et qu’en gros Marvel ne pouvait se permettre de publier un Daredevil seulement parce que Lev Gleason avait fermé boutique sept ans auparavant. Techniquement Daredevil V.01 n’était pas encore tombé dans le domaine public mais la firme qui l’avait créé n’existait plus, ce qui limitait les risques de poursuite. Par contre Marvel n’était pas à l’abri d’un ayant-droit individuel (principalement Jack Binder, qui n’est mort qu’en 1988). D’où sans doute l’idée de commencer avec un Daredevil très différent du DD Rouge des années 40 avant que, quelques mois plus tard, n’ayant vu venir aucune menace de procédure, Marvel se décide à adopter une couleur plus associée avec ce titre… A priori le Daredevil de 1940 n’est pas tout à fait oublié puisqu’Alex Ross et ses collaborateurs, devraient prochainement explorer de plus près les origines du héros dans la nouvelle série consacrée à ‘Devil. Mentionneront-ils le secret du boomerang indestructible ? Qui sait…
[Xavier Fournier]
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