[FRENCH] Bien avant Batwoman ou Batgirl, il existait déjà une (éphémère) super-héroïne dans l’univers de Batman. Ou, plus exactement quelqu’un qui jouait les versions féminines de Robin des décennies avant des cas plus connus comme Carrie Kelley (la Robin de Dark Knight Returns) ou Stephanie Brown (qui fut Robin en lieu et place de Tim Drake). Mais l’univers DC était-il prêt pour… Roberta The Girl Wonder ?
Pendant le Golden Age le succès de Batman lui permettait d’hanter trois revues parallèles (Detective Comics, Batman et World’s Finest). Mais son jeune auxiliaire, Dick Grayson (alias Robin) avait droit à une revue de plus. Sans doute poussé par le succès des aventures de Superboy, on avait jugé utile de donner sa propre carrière solo à Robin : ses aventures, publiées dans Star Spangled Comics, racontaient ce que le jeune héros masquait faisait quand il n’était pas en compagnie de Batman. Ce qui ne veut pas dire pour autant que Dick était pour autant débarrassé de toute interférence, comme le prouverait de manière éclatante Star Spangled Comics #103 (en Avril 1950). Dès la première page de l’histoire, on découvre en effet une scène assez particulière. Une super-héroïne portant un costume très proche de celui de Robin (si ce n’est que l’ordre des éléments rouges et verts a été inversé) arrête un individu à l’air louche. De loin, le vrai Robin observe la scène médusé, avec une attitude ambiguë. D’un côté il est tout sourire. Mais de l’autre il trahit un mouvement de recul. Et la jeune fille le regarde avec admiration, des cœurs percés de flèches montrant qu’il y a autre chose entre ces deux là qu’une simple estime entre collègues.
C’est finalement un petit chapitre introductif qui nous en dira un peu plus sur la situation: « Robin a connu de nombreux imitateurs et rivaux – Mais jamais quelqu’un comme cette adorable jeune fille qui, tombée sous le charme du garçon-merveille, désire se joindre à lui dans sa guerre contre le crime ! Pour du suspens… pour des surprises… Pour une étonnante aventure… découvrez Roberta The Girl Wonder !« .
Un jour, à la Gotham City High School, la classe de théâtre de Dick Grayson (Robin dans le civil) commence les répétitions pour jouer Roméo et Juliette. L’enseignante informe alors l’étudiante qui doit incarner Juliette (une certaine Mary) que c’est Dick qui a été choisi pour jouer Romeo. Mary fait vraiment le service minimum quand elle apprend la nouvelle « Oh. Bien. J’imagine que ca peut aussi bien être lui qu’un autre… ». L’enseignante est plutôt surprise de la réaction. Elle questionne. Est-ce que Mary est déçue de ce choix ? Est-ce qu’elle n’apprécie pas Dick ? Blasée, Mary explique qu’il est bien sur tous les plans mais qu’il n’est tout simplement pas son idée d’un Roméo. Ce qui ne manque pas d’attirer des questions de la part de ses camarades de classe. Quel est donc le Roméo idéal pour Mary ? La future Juliette répond du tac au tac : « Je n’en ai pas honte… Je vais vous le dire. Mon rêve c’est Robin… Robin le Garçon-Merveille ! ». Les autres filles compatissent. Oui. Évidemment. Qui ne serait pas amoureuse de Robin. Mais une de ses amies la prévient : « Tu n’as pas une chance, Mary. Robin est trop occupé pour se préoccuper des filles… ». Pendant cette discussion Dick Grayson passe devant le groupe. Intérieurement, il en rit : « … Si seulement elle savait qu’aujourd’hui elle a refusé que Robin joue son Roméo ! ».
Le même soir, Mary réfléchit à la discussion avec les autres filles. Elles ont raison. Qui aurait la moindre chance avec Robin. Il est trop occupé par son combat contre le crime. Mais bientôt une idée commence à prendre forme. Le visage de Mary s’illumine : « A moins que… Pourquoi pas ? Je pourrais me joindre à Robin… Travailler avec lui contre le crime ! Il serait obligé de me remarquer ! ». Et, surprise, la décision de Mary n’est pas suivie d’un coup de baguette magique qui ferait d’elle une combattante douée sans la moindre raison. Au contraire : dès le lendemain Mary commence à étudier dans ce sens. Elle se rend à la bibliothèque, dévorant des livres de criminologie mais aussi de diverses sciences qui pourraient lui servir (comme la chimie). A ce stade, Mary fait un peu penser à ce qui sera plus tard l’identité secrète de la seconde Batgirl (la plus connue). Dans les années 60, Barbara Gordon sera identifiée comme bibliothécaire (profession bien pratique pour compulser des livres liés à ses enquêtes) tout en cherchant à impressionner Batman et Robin pour des raisons là aussi au moins en partie romantique. On ne peut pas vraiment parler de « prototype » mais il apparait que Mary et Barbara Gordon/Batgirl ont bien des éléments en commun.
Bientôt, Mary transforme toute une pièce de sa maison en laboratoire : « Encore heureux que mes parents ne sont pas intéressés par la photographie. Ils ne savent pas que j’ai converti ma chambre noire en l’équivalent d’un laboratoire policier ». Et sur le plan physique aussi Mary s’entraine. Bientôt ses copines de classe remarquent qu’elle progresse et sont convaincues qu’elle vise une récompense athlétique. Quand Mary se sent enfin prête, il ne lui reste plus qu’à coudre elle-même son uniforme et à décider de son identité secrète… Roberta, la fille-merveille ! (ou, en anglais, « Roberta The Girl Wonder, dérivé évident du surnom de Robin The Boy Wonder).
On découvre alors l’apparence de Roberta, largement calquée sur celle de Robin. En fait leurs deux costumes sont identiques, si ce n’est que Mary a pris soin d’inverser les couleurs. Au lieu de porter une tunique rouge à manches vertes, Roberta porte donc une tunique verte à manches rouges. Mais le design et le reste des éléments sont là. Roberta a la même insigne que Robin (un « R » jaune dans un cercle noir) et une cape jaune similaire a celle de son héros. Précisons d’ailleurs que Roberta n’est pas, techniquement, la première version féminine de Robin. C’est à Julie Madison, la toute première fiancée de Bruce Wayne qu’incombe cet honneur dans Detective Comics #49 (Mars 1941). Dans cet épisode Julie est obligée de se déguiser en Robin pour tromper le criminel Clayface. Mais il ne s’agit que de quelques cases et Julie est un peu prisonnière des évènements. Elle n’a pas pour ambition de « faire carrière » dans ce costume et ne fait pas preuve du même acharnement que Mary.
En plus de son costume, Roberta possède également un petit arsenal. Puisque Robin a des gadgets, Roberta a, elle, son « Crime Compact » : une fausse trousse de maquillage (histoire de souligner qu’il s’agit d’une fille) dans laquelle Mary a caché des fumigènes, des éléments de poste de radio et divers autres gadgets. A ce stade, il faut souligner que Roberta ne se contente pas de ressembler à Robin. Elle semble également très inspirée par une autre héroïne dont les exploits étaient publiés dans la même revue : Merry, The Girl of 1000 Gimmicks (« Merry, la fille aux 1000 gadgets »). Merry (de son vrai nom Mary Pemberton) était apparue dans Star-Spangled Comics #81 (1948) comme la sœur adoptive du Star Spangled Kid, un jeune héros dont les exploits étaient publiés depuis des années dans ce titre. Mais en quelques épisodes Merry s’était elle aussi lancée dans le super-héroïsme et avait éclipsé son frère, prenant sa place dans l’anthologie. Merry était une jeune rousse qui ressemblait physiquement à Roberta (d’autant plus qu’elle portait un masque noir similaire) et qui portait en permanence un sac (son « bag of tricks », « sac à malices ») qui tenait un peu le même rôle que le « Crime Compact ». En prime, les deux jeunes filles avaient le même prénom. Merry avait cessé d’apparaître dans Star Spangled Comics #90, un peu plus d’un an auparavant mais le créateur (non identifié) de Roberta ne pouvait pas ignorer l’existence de ce « modèle » et son influence est manifestement bien plus grande que Julie Madison portant le costume de Robin quelques années plus tôt…
Quelques nuits après avoir décidé de son déguisement, Mary/Roberta aperçoit le célèbre Bat-Signal projeté dans le ciel de Gotham : « Le Bat-Signal… Il appelle Robin au Q.G. de la police ! Voici ma chance ! ». En fait Mary est tellement obsédée par Robin qu’elle n’a pas l’air de savoir que le Bat-Signal est avant tout utilisé pour convoquer Batman. Mais peu importe. Ce soir-là Mary a de la chance car il se trouve justement que Batman est retenu à Washington (sans doute pour une autre enquête). Seul Dick Grayson est resté à Gotham, dans le Manoir Wayne. Quand il voit le signal, il se dépêche de changer de tenue tout en se disant que cette fois il sera seul à répondre à l’appel. Il est loin de se douter de ce qui l’attend. D’autant qu’il va être retardé par un pont à bascule, levé le temps de laisser un bateau…
Pendant ce temps, au Q.G. de la police, le Commissaire Gordon a donc l’occasion de voir débarquer une parfaite inconnue, dans une tenue pourtant familière : « Roberta, la fille-merveille, à votre service ! J’ai vu votre bat-signal. Je suis ici pour travailler avec Robin ! ». Quelques minutes plus tard, quand Robin pénètre dans la pièce, il est donc passablement surpris de découvrir la jeune fille. Après qu’elle lui ait expliqué la raison de sa présence, Robin tente de la raisonner, avec une dose de machisme qui reflète bien la mentalité de l’époque dans les comics : « Bon, Roberta, qui que tu sois. Tu penses bien faire mais c’est un jeu trop dangereux pour une fille… ». Roberta proteste alors qu’elle peut et qu’elle veut aider… Elle est cependant bien obligée de s’en aller devant l’insistance du garçon. Pourtant, elle jure : « Tu ne te débarrasseras pas si facilement de moi, Robin. Je te promets que tu entendras encore parler de moi ! ». Lassé par cette scène, le Commissaire Gordon profite du fait que la jeune fille s’en va pour rappeler à Robin qu’ils ont assez perdu de temps comme ça. Restés seuls, Gordon et Robin discute du retour en ville d’un certain Spider Vorn, un criminel que le commissaire voudrait bien coincer avant qu’il recommence à faire du mal. Robin lui promet alors de voir ce qu’il peut trouver dans les archives de la Batcave qui pourrait les aider…
Le jeune héros retourne à la base secrète de Batman en conduisant la Batmobile mais à peine est-il arrivé qu’il remarque un bruit émanant du coffre de la voiture. Il l’ouvre et découvre… Roberta ! Elle s’est cachée là après avoir forcée la serrure du coffre grâce à son « crime-compact » : « Je t’avais dit que je ne laisserais pas tomber si facilement ! ». Robin se rassure en constatant que, dans le coffre, elle n’a pas pu voir le chemin qu’il a emprunté pour se rendre jusqu’à la Batcave. La jeune fille le lui confirme d’ailleurs… avant de s’émerveiller de l’endroit. Mais Robin reste concentré sur sa mission : « J’ai un boulot urgent à faire pour le Commissaire Gordon. Dès que j’aurais terminé, je te banderais les yeux et j’emmènerais loin d’ici ! ». Roberta implore « Tu ne peux pas changer d’avis ? Je ne pourrais pas t’aider ? ». Finalement Roberta interroge : « Qu’est-ce que tu as contre les filles, Robin ? Est-ce que tu n’aimerais pas les filles ? ». Et là, on sort du registre habituellement puritain des comics du Golden Age : Roberta insinue carrément que Robin pourrait être gay. Il est certain qu’il ne réagit guère à sa présence et en tout cas pas comme elle l’espérait. Robin est plongé dans ses recherches et réfléchit à voix haute : « Une fille… hmmm. Attends une minute ! Ce dossier sur Vorn me donne une idée ! ». Robin exhibe alors une photo de la main du bandit, qui représente la bague (en forme d’araignée) qu’il porte en permanence. L’assistant de Batman explique : « Vu que tu es une fille, tu pourrais aider… en trouvant l’homme qui porte cet anneau… Spider Vorn ! ». Roberta ne manque pas de demander « Qu’est-ce que le fait que je sois une fille a à voir avec ça ? ».
Robin bande les yeux de Roberta et l’emmène dans la Batmobile. Quelques minutes plus tard il arrête la voiture devant un restaurant dont c’est la soirée d’ouverture. Robin explique : « Le dossier de Vorn montre qu’il est très fan des restaurants qui servent en « drive-in ». Il se pourrait bien qu’il se montre ici, sous un déguisement. Roberta comprend : « Je pourrais me faire passer pour une serveuse. Personne n’aurait de soupçon et je pourrais identifier Vorn grâce à sa bague ! ». Quelques jours plus tard Mary/Roberta se glisse parmi le personnel du restaurant, son visage caché sous un masque caoutchouteux digne de ceux utilisés plus tard dans la série télé Mission Impossible : « Je porte un parfait déguisement ! Même mes camarades de classe ne me reconnaîtraient pas ! ». Au bout d’une semaine, une voiture avec deux hommes s’arrête pour passer commande et la jeune fille reconnaît distinctement l’anneau de Spider Vorn. Utilisant son Crime-Compact, elle passe un message radio à Robin… qui se précipite pour procéder à l’arrestation (on pourra se demander pourquoi Roberta elle-même ne procède pas à l’arrestation… A mais oui voyons, c’est une fille !). Spider Vorn ne comprend ce qui lui arrive ou comment on a pu le remarquer. L’affaire est terminée… Mais pas la complicité entre Robin et Roberta…
L’assistant de Batman est bien obligé de constater que Roberta a su être efficace. Quelques jours plus tard il lui donne une nouvelle mission. Déguisée en ouvreuse de cinéma, elle doit trouver un homme avec des lunettes noires et du popcorn. Visiblement elle s’acquitte aussi de cette nouvelle tache. Puis on la voit aussi apparaître dans son costume de Roberta, utilisant des lacrymogènes contre tout un gang… qui ne manque pas de constater qu’elle est aussi rusée que Robin. Une autre fois Roberta se fait passer pour une employée du téléphone pour débusquer un autre malfaiteur. Il semble bien que Robin ait pris l’habitude de la présence de la jeune fille et qu’il l’utilise comme complice dès qu’il y a besoin d’un rôle féminin. Mais on se souviendra que ce n’est pas seulement pour ça que Mary est devenue une héroïne costumée. Pour elle, il s’agit aussi de séduire son idole. Un soir, alors qu’ils sont sur les toits, sur le point d’arrêter des gangsters, l’attention de Roberta dérive : « Oooh, Robin… Regarde cette lune ! Est-ce qu’on ne pourrait pas s’arrêter un moment et peut-être se tenir par la main ? ». La suggestion est moyennement appréciée par Robin « Nous ne pouvons pas perdre une seconde si nous voulons stopper ces crapules ! ».
Visiblement ils arrêtent la bande et le lendemain Robin accepte d’accompagner Roberta pour un pic-nic. En lisant le journal et un article sur la « jeune fille qui a rejoint Robin dans sa guerre contre le crime », le jeune héros se risque à un compliment : « Tu t’en tire bien. Peut-être que tu as le niveau après tout… ». C’est plus qu’en attendait Roberta, qui saute sur l’occasion : « Vraiment, Robin ? Mais alors est-ce qu’on ne pourrait pas poser nos masques et voir réellement qui nous sommes l’un et l’autre ? ». Et au contraire de ce qu’on pourrait croire, Robin n’est pas contre l’idée : « Je suis d’accord. Mais pour être réglo avec Batman, nous attendrons qu’il nous donne son accord… ». Sous le coup de l’émotion Roberta se serre contre Robin… L’après-midi le garçon et la fille s’attaquent à une nouvelle mission. Roberta enfile à nouveau un masque lui donnant une autre identité et doit aller enquêter sur une supérette louche, qui semble écouler de la fausse monnaie. Robin demande alors à Roberta d’entrer dans la boutique, d’acheter des cacahuètes et de payer avec un biller de 20$ pour voir quelle monnaie on va lui rendre. Roberta/Mary se précipite en pensant intérieurement « He he ! Que dirait Robin s’il savait que c’est dans cette supérette que je fais toutes mes courses avec ma mère ! ».
De loin, Robin observe la scène à travers la vitrine : « Hmm. C’est curieux ! Elle a foncé directement vers l’étagère où sont les cacahuètes, sans rien demander à personne. Elle a fait une erreur ! Les supérettes sont grandes et sont organisées de manière différente. Elle ne pouvait pas savoir où se trouvaient ces cacahuètes sauf si c’est la boutique où elle fait toujours ses courses ! ». Bien sûr l’analyse de Robin est juste… Mais il pourrait aussi bien s’agir d’une boutique où Roberta n’aurait mis les pieds qu’une fois auparavant, quelques mois plus tôt, pour acheter des cacahuètes. Quand la jeune fille sort, il ne fait mine de rien et lui dit seulement qu’il va faire vérifier l’argent. Mais en son for intérieur Robin commence à avoir un gros doute. Il décide de vérifier quelque chose. Quelques instants plus tard il annonce à sa partenaire que les billets sont vrais et que la supérette en question est donc innocentée. Mais il lui offre alors un coupon qui était sur la boite de cacahuètes. Il permet de participer à une grande loterie. Robin lui dit qu’après tout elle gagnera peut-être un manteau de fourrure ou quelque chose…
Le lendemain, Robin se déguise (lui aussi avec un masque caoutchouteux) et prend l’identité d’un employé de la supérette : « Il y a de grandes chances que Roberta participe au concours ici, avec le coupon marqué que je lui ai donné ! ». Bientôt il reconnait une de ses camarades de classe, Mary Wills, qui lui remet le coupon en question. Mary Wills est donc Roberta ! Mais c’est une véritable catastrophe pour Robin qui rentre, attristé, à la Batcave : « Ce que j’ai fait pour apprendre son identité, n’importe quel bandit un peu rusé pourrait le faire ! Et dans ce business, n’importe quelle erreur qui révèle votre identité est désastreuse ! ». Je ne pourrais jamais faire confiance à Roberta maintenant ! Ce serait trop dangereux ! Et quand je pense que je lui ai presque révélé ma propre identité ! Mais je n’ai pas le cœur de lui dire ! S’il pouvait y avoir une manière impersonnelle… Une façon de mettre fin à sa double vie, comme par accident… ».
Bientôt Robin trouve un stratagème. Le lendemain il emmène Roberta dans une parfumerie, sous couvert de lui faire un cadeau. La jeune fille, loin de se douter de ce qu’on lui prépare, est déjà reconnaissante par anticipation : « J’adore le parfum, Robin ! C’est si gentil à toi de vouloir m’en offrir ! ». En fait Robin a mis au point une supercherie. Il remplace la bouteille de parfum (un « n°3 de chez Monet ») par un produit chimique de sa fabrication. Quand la vendeuse vient les aider à « tester » le flacon, elle ignore complètement la nature de la substance qu’elle est en train de pulvériser vers Roberta. Et cette dernière également. Robin a mis au point cette formule pour qu’elle ronge le masque de son alliée : « D’ici une heure le masque tombera. Ceci pourrait la convaincre qu’elle n’est pas qualifiée pour cette carrière… ».
Mais quand les deux héros sortent de la parfumerie, ils tombent nez-à-nez avec une équipe de télévision qui veut interviewer le duo en direct. Roberta accepte, enchantée. Ce sera un plaisir pour elle. Robin, lui remarque que le masque de Mary commence à céder : « Son masque ! Il est en train de tomber ! Je ne l’avais pas prévu de cette manière… Mais peut-être que c’est mieux ainsi ! ». Et alors que Roberta est face à la camera, son masque tombe, révélant son visage à tous les spectateurs. Pire ! Le journaliste est trop heureux de ce scoop et ordonne à son caméraman de continuer de la filmer. Catastrophée, Mary réalise ce qui vient de se passer : « Des millions de gens m’ont vu à la télévision ! Maintenant le monde entier connait mon secret ! C’est terminé pour Roberta ! Comment ai-je pu être si maladroite ! ». Imperturbable, Robin continue son mensonge : « C’est mieux que ce soit passé ainsi, avant que tu ai appris la plupart de mes secrets. Ainsi je peux continuer de combattre le crime ! ». En larmes, ne réalisant pas la manipulation, l’ex-Roberta acquiesce : « Oui, Robin ! Tu dois continuer ! Moi j’ai eu ma chance ! Et c’était drôle… pour le temps que ca a duré. Hypocrite et macho jusqu’au bout, Robin termine alors l’histoire d’un « Bonne fille. Je pensais bien que le comprendrais ainsi ! ».
Assurément Robin n’a pas le beau rôle dans cette histoire, à la fois tricheur et menteur pour se débarrasser d’une fille qu’il trouve peu opportune. En définitive Robin organise la chute de Roberta simplement parce qu’elle a… pris une boite de cacahuètes, et ceci même si la jeune Mary lui avait prouvé sa valeur pendant les semaines précédentes. Robin est d’autant plus malhonnête que, si on y réfléchit, il a lui même fait une erreur bien plus grande quand il a conduit Roberta jusqu’à la Batcave sans réaliser qu’elle s’était introduite dans la Batmobile. Et quand bien même, au lieu d’apprendre à sa partenaire comment s’améliorer, il s’en débarrasse par tromperie et de manière aussi inconsciente que dangereuse. Mary l’a aidé à coffrer plusieurs bandes. En ne réagissant pas alors qu’il sait que le masque va tomber et qu’elle va être démasquée devant la télévision, Robin court le risque qu’un des gangsters veuille ensuite se venger d’elle ! Cette aventure de Robin s’inscrit dans un climat de la seconde moitié du Golden Age où de nombreux comics s’efforceront de prouver que l’héroïsme (et à plus forte raison le super-héroïsme) est une affaire d’hommes, confortant le lectorat essentiellement masculin dans l’idée de son bon droit. Quelques années plus tôt les choses étaient différentes. Avec la guerre, la société comprenait mieux que la femme puisse travailler et revendiquer, éventuellement, un poste anciennement réservé à l’homme. Et dans l’après-guerre les éditeurs de comics s’étaient même évertués à lancer une nouvelle vague d’héroïnes masquées, espérant sans doute capter l’attention des filles. Le lectorat féminin ne répondant pas à cet appel du pied, les héroïnes lancées vers 1947/1948 n’avaient connues que de courtes carrières. De toute façon les aventures de Robin étaient orientées vers un lectorat de petits garçons, à l’âge où on préfère aller se prendre pour des cow-boys et, surtout, ne pas être surpris en train de jouer avec les filles ! La chute cruelle de Roberta s’explique donc par un refus de prendre des gants envers des lectrices sans doute trop minoritaires [1]. Encore que, connaissant la manière de fonctionner des éditeurs, on peut se douter que, si la parution de Star Spangled Comics #103 avait été suivie d’un flot de lettres réclamant son retour, on aurait trouvé un moyen de la ramener et de sauver son anonymat.
Depuis, par la force des choses, on n’a pas revu Roberta. Cette version fille de Robin aurait pu être intéressante à revoir (par exemple dans les pages de Teen Titans). Mais elle n’aurait pas manqué de faire doublon, après l’apparition successive de la Batgirl des années 50 (Betty Kane, la nièce de Batwoman) et de celle des années soixante (Barbara Gordon). Et puis, après tout, étant démasquée Mary ne risquait pas de reprendre du service. De fait, il faut dire aussi que l’identité même de « Roberta » est sans doute trop ringarde, trop dépassée, pour fonctionner dans les comics publiés à partir des années soixante. Mais en un sens ce n’est pas Roberta qui est la plus intéressante de l’histoire mais Mary Wills. D’abord parce qu’elle est une camarade de classe de Dick Grayson et que ce fait, normalement, aurait pu lui assurer d’autres apparitions. Ensuite parce que malgré son aspect rétro Mary n’est qu’une potiche que sur la fin de l’histoire, quand Robin trahit sa confiance pour mieux la faire chuter. Le reste du temps elle se montre très compétente, y compris pour ce qui est de jouer au caméléon humain avec des masques caoutchouteux. En théorie, rien n’aurait donc empêché Mary de se forger une autre identité masquée. Une autre façon d’opérer aurait permis de ramener Mary dans un rôle moins naïf. Après tout dès le début on nous montre que Mary se forme… à la chimie. Et Robin la piège en faisant usage d’un produit chimique. Si Mary avait pu remarquer que son masque avait été rongé par la substance, on aurait pu s’attendre à ce qu’elle revienne se venger de Robin d’une façon ou d’une autre (au moins le temps de lui faire mordre la poussière). Mais passé cet épisode Mary Wills n’est pas revenue… Et la plupart des lecteurs ignorent jusqu’à son existence…
La situation est injuste car Mary/Roberta, à n’en pas douter, est une étape dans la construction de ces personnages, qui suivent essentiellement la même trame. Quand la première Batwoman (Kathy Webb-Kane) fait son apparition dans Detective Comics #233 (1956), c’est surtout parce qu’elle veut roucouler avec Batman, le côtoyer pour mieux le séduire. Et elle range son arsenal dans une… trousse de maquillage qui fait furieusement penser au « crime-compact » de Roberta (on pourrait croire que par machisme les auteurs de l’époque donnaient souvent ce genre d’accessoires de beauté aux femmes mais il n’en est rien). Mieux: En 1961 (Batman #139) la Batwoman originelle recrutera une assistante, la première Bat-Girl (Betty Kane), qui ne désire rien d’autre que… séduire Robin. Qui plus est le costume de cette Bat-Girl est lui aussi une variation de celui porté par Robin. Bat-Girl suit donc assurément la piste de Star Spangled Comics #103.
A l’évidence Roberta/Mary Wills est un chaînon manquant, qui marque l’injection dans la Bat-mythologie d’éléments auparavant propres à Merry, the Girl of 1000 Gimmicks. A travers Roberta, Merry se transforme en quelque chose qui va revenir plus tard sous la forme des différentes Batwoman, Batgirl et, plus récemment, de Spoiler (l’amie du troisième Robin, Tim Drake), qui elle aussi poursuivre de ses assiduités l’assistant de Batman avant de prendre sa place. Comme on l’a dit plus tôt, il est également difficile de lire la scène où Mary Wills se transforme en rat de bibliothèque pour parfaire sa formation sans penser à Barbara Gordon, qui apprendra à son tour le métier de super-héroïne en fréquentant les bibliothèques. On n’a pas revu Roberta, non, mais par contre on a senti les effets de son influence, qui se perpétue encore de nos jours à des degrés divers, à travers plusieurs héroïnes de DC. Ne vous y trompez pas… S’il est vrai qu’on aurait sans doute connu des Batgirls de toute manière (ne serait-ce que par mimétisme avec la Supergirl de Superman), Roberta défini des codes et des habitudes. Des Batgirls sans elle ? Oui. Mais, sans Roberta, nous n’aurions pas connus les mêmes Batgirls…
[Xavier Fournier]
[1] Dans un registre du même ordre, on notera les premières apparitions de la Supergirl classique, à la fin des années 50, lors desquelles Superman exige que sa cousine vive de manière cachée, convaincu que la révélation de son existence poserait problème au reste du monde. On aurait presque envie de demander à Superman pourquoi l’existence d’une super-fille peut-être plus traumatisante qu’un Super-homme. Presque… parce qu’il ne faut pas chercher longtemps avant de comprendre que tout ça tient avant tout à un refus d’égalité entre les sexes.