Oldies But Goodies: Strange Adventures #51 (Déc. 1954)

[FRENCH] C’est à croire que Stephen King écrivait des comics dans les années 50 ! Dans Strange Adventures #51 Otto Binder, un des auteurs les plus prolifiques du Golden Age (mais aussi un ex-agent littéraire proche d’auteurs tels que Robert E. Howard) devance King avec une histoire très familière pour ceux qui connaissent l’œuvre récente de l’écrivain.

On a l’habitude de dire qu’après la seconde guerre mondiale les super-héros s’effacèrent graduellement, passés de mode. C’est vrai mais il ne faudrait pas sous-estimer la montée en puissance de responsables éditoriaux (Julius Schwartz, Mort Weisinger…) et de scénaristes (Edmond Hamilton, Otto Binder…) qui venaient à la base de l’univers littéraire. Pour schématiser, disons qu’avant la guerre on pouvait voir des gamins peu expérimentés tels que Siegel et Shuster venir trouver un éditeur et lui proposer Superman. Dans le courant des années 40, les comics s’étaient professionnalisés. C’est à dire que soit les « gamins » des années trente avaient tout simplement gagné en expérience, soit on été allé chercher des gens qui, par ailleurs, étaient des romanciers très actifs dans le domaine de la science-fiction ou du fantastique. Les préoccupations de ces éditeurs et auteurs plus murs, plus lettrés, allaient pousser (entre autres) DC Comics à produire des anthologies basées sur les revues « pulps » (Argosy All-Story Weekly, Astounding Stories, Wonder Stories, Fantastic Adventures, Fantastic Novels, Super Science Stories…). D’où, dans ces BD, une atmosphère qui anticipait beaucoup de futures séries TV (telles que Twilight Zone) elles aussi inspirées par les anciennes revues.

Dans Strange Adventures #51 on peut ainsi lire différentes histoires de science-fiction qui n’ont pas liées. La première d’entre elles est celle qui nous intéresse le plus aujourd’hui : « The Man Who Stole The Air ! » (« L’Homme Qui Vola l’Air !« ). Elle est l’œuvre du scénariste Otto Binder et du dessinateur Sy Barry. Son image d’ouverture pose la problématique qu’on va retrouver plus loin dans le récit : Devant ce qui ressemble à une station d’essence, des gens munis de scaphandres font la queue. Le pompiste leur distribue non pas du carburant mais bien de l’oxygène. Autrement dit, il est visible que la foule ne peut plus respirer à l’air libre et a besoin de ces scaphandres pour vivre. Assez vite le narrateur pousse d’ailleurs plus loin la question : « Il est possible de vivre des semaines sans nourriture, plusieurs jours sans eau… Mais combien de temps quelqu’un peut-il vivre sans air ? Si nos poumons sont privés de l’oxygène qui nous donne la vie, que nous respirons dans l’atmosphère… La réponse lugubre est que nous survirerions quelques minutes tout au plus ! Est-ce qu’une personne recherchant de l’air serait capable de payer plus qu’un homme privé de nourriture ou mourant de soif ? ».

La case suivante change radicalement de contexte puisqu’on voit des bombardiers traversant les airs alors qu’on leur ordonne d’attaquer leur cible, Pentagon Island. Le scénariste interroge : « Serait-ce une attaque surprise contre une île américaine, annonçant une nouvelle guerre soudaine, en 1954 ?« . Mais, bizarrement, sous les avions, les habitants de l’île visée prennent cette attaque comme de la routine. Tout au plus une mère de famille regarde son bébé en se demandant comment elle peut le faire dormir malgré tout ce bruit. Aussi calme qu’elle, une autre femme regarde le ciel en constatant « Ils nous ont bombardé toute la journée. Une vue d’ensemble nous révèle alors le contexte : Pentagon Island est protégée par un immense dôme transparent, un champ de force invisible qui empêche les bombes de rentrer !

Pentagon Island est une île-test, de la même manière qu’on pouvait tester des bombes atomiques sur des îlots déserts. Là, c’est du contraire dont il s’agit : on teste une protection pour les populations ! Des savants ont mis au point ce champ de force pour protéger les populations d’une attaque aérienne. Même une bombe atomique n’arrive pas à l’entamer (on trouvera quand même curieux que l’armée américaine ait besoin que l’île soit peuplée pour faire le test, qui plus est au point d’avoir un bébé dans la zone de danger). Plus tard, les habitants peuvent réaliser que le dôme les protège aussi des forces naturelles : un violent orage éclate mais même les éclairs ne peuvent pénétrer le champ de force !

Mais un des techniciens chargés du système, Clyde Chambers, réalise un des défauts de qui est défini comme un « dôme de force » : « Hum, mais aucun air frais ne peut entrer ! « Cough » ! Notre respiration continuelle est en train d’épuiser l’oxygène dans l’air, faisant qu’il est de plus en plus difficile de respirer ! Bon, ils n’ont qu’à éteindre le dôme maintenant que le test de trois heures est terminé !« . Mais pendant ce temps, au laboratoire principal, il y a un problème : on n’arrive pas éteindre le dôme. Les commandes de l’engin qui le génère sont bloquées ! Un des savants ordonne : « Alertez tout le monde sur l’île qu’ils doivent trouver des scaphandres d’urgence pour respirer, tandis que nous faisons qui les réparations ! ».

A ce stade-là certains d’entre vous (les plus bibliophiles ou les plus téléphages) auront sans doute compris où je voulais en venir en vous parlant de Stephen King dans mon introduction. « The Man Who Stole The Air !« , avec son histoire de population enfermée dans un champ de force, évoque énormément, par anticipation, le roman Under the Dome (paru en France sous le titre Dôme) et par ailleurs la série télévisée qui en a été tirée sous la supervision de Brian K. Vaughn (Y The Last Man). Le livre de King raconte l’histoire de la population de Chester’s Mill se retrouvant coincée malgré elle sous un large dôme de force la protégeant des menaces extérieures mais empêchant aussi bien les gens d’entrer que de sortir.

A un moment de l’histoire, Stephen King se pose la problématique de la régénération de l’oxygène. Et dans un autre passage l’armée américaine, inquiétée par la présence du dôme, se décide à le raser en employant contre lui un bombardement aérien. Les avions lâchent des bombes atomiques… Mais le Dôme de Stephen King résiste : il est à l’épreuve de ces bombes ! Même si l’origine du Dôme imaginé par King est sensiblement différente (tandis que sa nature est plus métaphysique, avec des gens qui communiquent avec le dôme), les scènes vues dans Strange Adventures #51 sont étonnement voisines de celles vécues par les habitants de Chester’s Mill. Dans le roman plus encore que dans le feuilleton (ou en tout cas à ce stade du feuilleton), l’asphyxie est un souci croissant dans l’histoire de Stephen King.

Ici, c’est la même chose. Comme dans le futur Under The Dome, certains habitants de Pentagon Island laissent apparaître leur cupidité. Par chance, un homme, Barton, avait des stocks d’équipement de plongée, prévus pour la récolte d’éponge. Et comme il est par ailleurs propriétaire d’une station d’essence, il a rapidement converti son commerce : ses pompes distribuent de l’oxygène.

Mais il prévient que son stock est limité et qu’il va sans doute devoir faire grimper les prix. Voyant cette scène, Clyde Chambers décide d’agir pour soulager la population. Il veut faire le tour du dôme afin de déterminer s’il existe un éventuel point plus faible. Ses recherches font qu’il monte bientôt à bord d’un bateau pour aller voir, en mer, si la barrière existe aussi. Malheureusement, alors qu’il circule à petite vitesse (pour être certain de ne pas s’écraser contre le dôme), Clyde sent un choc à l’avant : « Pas de chance ! Nous sommes complètement coupés du monde !« .

Sur l’île, il y a bien un dépôt militaire équipé en scaphandres et en réservoir d’air. Les militaires se veulent rassurant. Il y a de quoi tenir trois heures de plus sans paniquer. Autrement dit l’offre du « pompiste d’air » n’a pas encore lieu d’être. Mais le temps s’écoule. Clyde, passant devant la  porte du laboratoire principal, celui où on travaille aux réparations, constate que l’entrée est fermée au public. Les savants doivent travailler dur. Mais il est de plus en plus inquiet de voir qu’on n’a pas réparé et que les gens sont toujours prisonniers. Bientôt, ils commencent à suffoquer même dans leurs scaphandres, dont la réserve d’oxygène. Cette fois il n’y a plus le choix : les gens font la queue devant la station d’oxygène de Barton. Un écriteau proclame d’ailleurs « C’est l’achat de votre vie !« . Barton (et à travers lui le scénariste) pousse le parallèle jusqu’à proposer gratuitement de laver la vitre des scaphandres. C’est compris dans le service ! Un des habitants proteste, tout en lui tendant un billet : « C’est déjà bien assez qu’on doit vous payer pour que votre oxygène nous tienne en vie, Barton !« . Tout le monde doit y passer. Même Clyde doit lui aussi faire un arrêt à la station : « C’est la chose la plus scandaleuse que j’ai vu, Barton… Faire de l’argent grâce à cette tragédie !« . Mais Barton réplique : « Je nous sauve la vie à tous… Ca ne le vaut pas ?« .

Plus tard, Clyde est si contrarié qu’il allume machinalement une cigarette et fait mine de la porte à sa bouche. Avant de réaliser que le dôme de son scaphandre l’en empêche. Mais Clyde réalise soudainement quelque chose. Il se débarrasse de cette cigarette qui ne lui sert à rien et se rue vers la porte du laboratoire interdit au public, l’enfonçant à coup d’épaule. Plus tard, à la station de Barton, Clyde surgit et crie aux gens d’arrêter de payer le moindre centime pour son oxygène. Barton proteste : « Pas d’argent, pas d’oxygène ! Achetez ou mourrez !« . Mais Clyde fait une chose inattendue : il enlève son scaphandre en expliquant que si Barton dit vrai il sera le premier à mourir. Le pompiste se précipite vers lui en hurlant « Il est devenu fou ! Je vais l’assommer afin de pouvoir lui remettre son casque et de le sauver !« . Mais Clyde n’est pas du tout gêné. Un combat s’engage entre les deux hommes et très vite les gens réalisent que Clyde n’est pas indisposé par le manque d’air ! Clyde leur hurle : « Non ! L’air est parfait ! Le dôme de force a été éteint depuis des heures !« . D’autres personnes font elles aussi le test et retirent à leur tour leur casque… Eux aussi peuvent respirer sans problème. Quelqu’un s’étonne… « Tu veux dire que Barton nous a vendu de l’oxygène tout ce temps alors que nous aurions pu respirer gratuitement de l’air frais ?« .

Barton est vaincu, tombé à terre. Clyde peut alors finir d’expliquer : « Oui, les savants ont réparé la console il y a trois heures et débranché le dôme !« . Les scientifiques en question arrivent sur les lieux : « … Mais avant que nous puissions le dire à qui que ce soit, Barton est entré dans le laboratoire et nous a enfermé à l’intérieur !« . Tant qu’aucune pluie ne venait démontrer que le dôme n’existait plus, Barton entendait bien vendre son oxygène au prix fort. Et personne n’aurait osé retirer son casque de peur de mourir. Le seul réel danger est survenu quand Clyde a utilisé un bateau pour aller en mer. Mais Barton explique qu’il a tout simplement utilisé son équipement de plongée pour devancer l’embarcation (qui avance à vitesse réduite). Sous l’eau, Barton a maintenu un rocher juste sous la surface, de manière à faire croire à Clyde qu’il avait atteint le dôme.

Mais c’est au tour de Barton de s’étonner. Comment Chambers a t’il pu devenir son secret ? Clyde brandit alors une cigarette. Il ne pouvait pas fumer à cause de son casque mais il a remarqué une chose… Quand il allumait une allumette, elle brulait ! Et une allumette ne peut bruler que s’il y a de l’oxygène dans l’air !

Rideau ! « The Man Who Stole the Air« , cet étonnant « prototype » d’Under The Dome s’achève ainsi, avec la population libérée du dôme mais aussi de l’emprise de Barton… Reste la question… Stephen King pourrait-il avoir lu cet épisode de 1954 ? Techniquement oui, puisqu’il est né en 1947 et que par ailleurs « The Man Who Stole the Air » a été réimprimé deux ou trois fois dans les années 60 et 70, quand l’auteur était en âge de la lire. Mais (comme souvent) c’est un peu plus compliqué que ça. Ce n’est pas tellement qu’on puisse penser que « The Man Who Stole the Air » et « Under the Dome » soient directement liés. A à priori quiconque voudrait copier sur ce numéro de Strange Adventures vieux de 50 ans ferait quand même attention a cacher plus finement cet emprunt, donc à part imaginer une lecture de jeunesse de King qui serait ressortie via le subconscient… Mais on est vraisemblablement dans une situation où les deux récits font appel à un même archétype de la science-fiction : la cité sous cloche (d’ailleurs certaines personnes ont accusé King d’avoir copié sur The Simpsons Movie (2007), où le président Schwarzenegger fait enfermer la ville de Springfield sous une cloche de verre, or là aussi le voisinage est du même ordre)…

Dans Strange Adventures on pouvait lire régulièrement les exploits du héros Captain Comet, une co-création de l’éditeur Julius Schwartz, du scénariste John Broome (futur initiateur d’Hal Jordan, le Green Lantern moderne) et du dessinateur Carmine Infantino (co-créateur plus tard de Barry Allen, le Flash moderne). John Broome signait les scénarios de Captain Comet sous le pseudonyme d’Edgar Ray Merritt, un nom trouvé par Schwartz pour faire plus « littéraire ». « Edgar Ray Merritt » avait été créé en regroupant les noms d’Edgar Poe, Ray Bradbury et Abraham Merritt. Et pourtant Captain Comet était largement inspiré par Captain Future (connu chez nous sous le nom de Capitaine Flam), un héros imaginé et édité à la base par Mort Weisinger. Edmond Hamilton avait écrit les romans qui avaient rendu Future très populaire et fait de lui un des héros les plus connus de la science-fiction (disons que Captain Future c’est un peu le Star Trek de son époque). Weisinger et Hamilton avaient tous les deux rejoints DC Comics depuis et il aurait été facile de leur faire produire un « clone » reconnaissable de Captain Future, qui aurait pu s’appuyer sur la signature d’Hamilton. Le fait que Captain Comet soit finalement lancé par Schwartz et Broome sous une signature cherchant à faire « pulps » montre la complexité de la situation chez DC Comics. En ce temps-là, bien qu’Hamilton soit « dans les murs », on pouvait aussi bien prendre un de ses romans et s’en inspirer au moins en partie pour produire une autre histoire, rédigée par un autre auteur.

Ici, il semble bien que c’est à nouveau ce qui se produit. Edmond Hamilton avait signé en 1951 un autre roman qui eut son heure de gloire: « City At World’s End« . Dans cette histoire la petite ville de Middletown est projetée à travers l’espace-temps à cause de la force d’une explosion nucléaire. La cité et ses habitants se retrouvent dans un futur lointain où, pour survivre, la ville doit être mise sous cloche. La couverture du roman montre d’ailleurs cette ville sous dôme. Hamilton n’était pas lui-même l’inventeur du concept de « cité sous dôme ». On retrouve l’idée dès le dix-huitième siècle dans des écrits tels que « Three Hundred Years Hence » (1881) où l’écrivain William Delisle Hay prévoit que 300 ans plus tard l’humanité vivra dans des cités sous des dômes de verre.

A défaut d’avoir lu William Delisle Hay, on aura beaucoup de mal à croire qu’en 1954 Julius Schwartz et Otto Binder n’avait pas connaissance du livre publié trois ans plus tôt par leur collègue. Comme Binder, Hamilton écrivait lui aussi pour l’équipe éditoriale des titres liés à Superman. Même si la « Pentagon Island » d’Otto Binder n’est pas projetée vers le futur, les deux villes sous cloches se ressemblent assez dans le sens où les deux récits impliquent la notion de survivalisme, de ressources épuisées et de problèmes à l’intérieur de la communauté. Sans parler du fait que dans des deux cas l’histoire, écrite sur fond de guerre froide, est « déclenchée » par des explosions atomiques.

Binder est aussi, peut-être, le scénariste d’une histoire parue dans Tales of the Unexpected #18 (Oct. 1957) dans laquelle c’est la Terre entière qui se retrouve dans une cloche transparente le temps que l’extraterrestre Sardor aspire… tout l’oxygène présent sur la planète. On retrouve donc un souci assez voisin. Binder, enfin, produira de façon certaines les épisodes qui introduisent dans le mythe de Superman les villes de Kandor (la ville miniaturisée conservée sous cloche) et d’Argo City (ancien habitat de Supergirl, elle aussi enfermée dans une bulle d’air). C’est donc chez Binder un thème semi-récurrent. Dans Action Comics #256, une autre histoire écrite par Binder, Superman sauve une ville subaquatique (construite pour un film) protégée par un dôme du même ordre. Et il y a sans doute d’autres utilisations de ce motif dans l’œuvre de Binder.

Reste que l’histoire de Strange Adventures #51 est une sorte de « cousine » de celle racontée par Stephen King dans Under The Dome. Sans doute pas par intention délibérée de copier mais parce que les idées sont comme les gens : elles ont une généalogie et peuvent se reproduire, se recroiser. Et en définitive, là aussi, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme… D’ici à ce que DC/Warner pense un jour à tirer une série télé de « The Man Who Stole The Air !« …

[Xavier Fournier]
Xavier Fournier

Xavier Fournier est l'un des rédacteurs du site comicbox.com, il est aussi l'auteur de différents livres comme Super-Héros - Une Histoire Française, Super-Héros Français - Une Anthologie et Super-Héros, l'Envers du Costume et enfin Comics En Guerre.

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