Cette introduction assez floue laisse cependant des flous qu’il va falloir combler. D’abord, nous faisons la connaissance de l’étudiant Lon Crag, qui est en train de discuter avec quelques camarades de classes. Un des autres adolescents est en train de lire un livre qui éveille la curiosité de Lon. Il s’agit d’un numéro de Captain America Comics. Aussitôt les jeunes se réunissent autour du fascicule. L’un d’eux commente : « Ce Captain America est génial ! ». Un autre poursuit : « Et les dessins sont super ! Je vais continuer de m’entraîner dur de manière à pouvoir faire ça un jour ! ». A l’évidence Timely en profite pour passer la brosse à reluire sur une de ses séries les plus célèbres. Mais souvenons-nous aussi qu’on nous a expliquer que Lon suit une filière artistique. Visiblement lui et ses amis se destinent à devenir un jour dessinateurs de comics (une profession finalement peu représentée à l’intérieur des histoires de cette époque). Mais Lon Crag va plus loin que vouloir dessiner Captain America un jour. Lui, il voudrait carrément devenir comme lui : « J’aimerais être comme ce type, un vrai héros américain ! Voyager et vivre des aventures tout en combattant le crime et ce genre de choses. » Mais bien sûr il ne s’agit que d’une vue de l’esprit. Pour devenir Captain America il ne suffit pas de le souhaiter.
Du coup Lon Crag se concentre sur ses cours de dessin. Un jour le professeur leur fait dessiner une petite statuette qui représente Ménélas. L’enseignant leur explique alors qu’il s’agit de l’homme qui a commandé aux grecs pendant la guerre de Troie. C’est une version un tantinet résumée et surtout formulée pour éviter toute référence à l’adultère. Car le professeur se garde bien de leur expliquer que la guerre de Troie s’est produite parce que Ménélas, roi de Sparte, avait été cocufié dans les grandes largeurs. Il était le mari d’Hélène, qui avait pris la fuite avec Pâris. Les deux amants s’étaient réfugiés à Troie et c’est pour récupérer son épouse et laver son honneur que Ménélas monta une armada. Faisant l’impasse sur la tromperie (mais d’un autre côté il s’agit d’un cours de dessin, pas d’Histoire), le professeur préfère s’en tenir à la définition héroïque de Ménélas : « C’était un homme exceptionnel et c’est un dessin exceptionnel que tu fais là, Lon ! ». Encouragé par le compliment, Lon décide de rester dans la salle de dessin bien après la fin du cours : « Ce sujet m’inspire bien, je vais continuer pour le finir… ».
A l’énumération des pouvoirs, à chaque fois associé avec un héros mythologique, on fera immédiatement le rapprochement avec le Captain Marvel de Fawcett : Billy Batson criait « Shazam » qui était à la fois le nom du sorcier lui donnant ses pouvoirs mais aussi un mot composé de ces « parrains » mystiques. Billy criait S.H.A.Z.A.M. pour obtenir « la sagesse de Salomon, la force d’Hercule, l’endurance d’Atlas, le pouvoir de Zeus, le courage d’Achille et la vitesse de Mercure ». La seule différence majeure c’est que Shazam s’était sans doute dit qu’il valait mieux que son champion n’hérite pas du fameux « talon d’Achille » alors que dans le cas de Lon Crag Ménélas prend soin sans qu’on sache trop pourquoi (en dehors des motivations évidentes du scénariste pour se garder une réserve dramatique) d’inclure ce point faible. La scène est aussi une version plus complexe, plus fouillée, des origines du premier Marvel Boy et du Young Avenger où une ombre venait seulement leur apprendre qu’ils étaient la réincarnation d’Hercule.
Il faut croire qu’entre deux cases Ménélas a pris la peine d’apprendre à Lon comment se « dé-transformer » (à moins que la transformation ne dure qu’un temps défini à chaque fois ?) puisqu’on retrouve l’adolescent sous son apparence normale, en train de suivre un autre cours de dessin. Le professeur est une nouvelle fois impressionné par les talents de Lon et lui explique qu’il progresserait mieux s’il dessinerait encore mieux s’il s’inspirait non pas de choses figées, en allant faire des croquis en extérieur. Lon part bientôt dans un quartier populaire pour y chercher des choses à dessiner. Mais il s’aperçoit au passage que la vie est dure pour les gens (ce qui nous laisse penser que Lon Crag n’est pas issu des classes les plus pauvres mais vient d’un milieu plus aisé). Bientôt Lon arrive à proximité d’un chantier et aperçoit un attroupement et un ambulance. Quelqu’un a été blessé. Alors qu’il s’approche, Lon surprend deux ouvriers en train de discuter. Le premier demande à l’autre si le blessé peut s’en tirer. Le constat du deuxième homme n’est pas optimiste : « Après une chute de seize étages ? Sois sérieux Pete ! J’imagine que ce sera le quatrième… ». Lon se mêle alors de la discussion : « Vous voulez dire que c’est le quatrième accident de ce type ? ». Les ouvriers acquiescent, en expliquant qu’il se passe quelque chose de bizarre sur ce chantier…
On retrouve Lon Crag retransformé en adolescent, qui parcourt les rues du quartier en question. Il s’aperçoit que la majeure partie des taudis appartiennent à un certain McClure. Hasard ou pied de nez ? Dans la « vraie vie » le McClure Syndicate était la société qui s’occupait de publier les aventures de… Superman sous forme de daily strip dans la presse quotidienne. Même si la chose peut avoir été fortuite, McClure Syndicate était très puissant. Baptiser un « taulier » véreux « McClure » était un peu comme utiliser un nom aussi connu que « Gallimard ». Déjà que le personnage ressemblait au Superman qu’ils diffusaient, utiliser leur nom de cette manière était une vraie folie. C’était vraiment chercher des ennuis. En apercevant le costume rouge et bleu de Roko, un responsable de DC Comics ou de McClure aurait sans doute déjà manqué de s’étouffer. En voyant, en plus, le nom de McClure utilisé ainsi… Ca tenait presque d’une déclaration de guerre.
Mais un coup de chance va jouer pour lui : son professeur de dessin lui explique qu’un journal recherche un dessinateur pour représenter par une illustration le banquet des agents immobiliers le lendemain soir. La notion date un peu, même en 1942, car à l’époque la photographie était courante dans la presse américaine et on n’utilisait plus les illustrations que pour représenter des choses pour lesquelles il n’y avait pas d’archives (ou, par exemple, pour décrire un procès où les photos étaient interdites). En 1942, pour un simple banquet, on aurait probablement demandé à un photographe de passer. Mais dans les années 30 il faut noter que plusieurs futurs dessinateurs de comics ont fait leurs débuts comme dessinateurs de presse (ce fut le cas, entre autres, pour Joe Simon). Vu que les auteurs ont décrit la classe comme étant composée de jeunes voulant devenir dessinateurs de comics, on notera que l’histoire s’attache d’une certaine manière à décrire les premiers pas d’un jeune dans la profession, en se basant sans doute sur des souvenirs d’Alderman ou de ses collègues (d’où le côté un peu « daté » de la chose).
Lors de ce fameux banquet Lon Crag est donc là pour dessiner le portrait des intervenants et il commence à les croquer les uns après les autres. Vient le moment où le fameux McClure prend la parole en prétendant défendre les intérêts et le bien-être des habitants de la ville. Lon commence à le dessiner… et s’aperçoit qu’il manque un lobe d’une oreille de McClure ! C’est lui le saboteur ! Perdant tout sang-froid, Lon Crag se lève pour accuser McClure d’être non seulement un hypocrite mais aussi un meurtrier. L’assistance est scandalisée, pense que Lon a perdu l’esprit et le jeune homme est prestement mis à la porte par la sécurité. Il faut dire que surgir comme un diable avec ces accusations mais sans preuve n’était sans doute pas la meilleure manière de procéder. Pourquoi les gens croiraient-ils les déclarations d’un adolescent ? Heureusement Lon Crag a une autre manière de procéder. Il crie « Illium » et se transforme à nouveau en Roko The Amazing…
N’empêche que Roko the Amazing est sans doute le héros mythologique le plus « construit » dans tout le Golden Age de Marvel. Et même les personnages de la concurrence n’avaient pas ce degré de culture. On l’aura vu lors de précédentes chroniques : la plupart des auteurs, se prenant les pattes dans de vagues souvenirs de lecture, mélangeaient allégrement les panthéons. Les uns nous expliquaient qu’Hercule était un dieu du Valhalla (pourtant nordique !), les autres nous montraient la sépulture d’Hercules comme étant un sarcophage égyptien… Thor, Hercules… tout se mélangeait. Même les origines du Captain Marvel renvoyait les religions et les mythes dos à dos. Il avait la sagesse de Salomon et la vitesse de Mercure. Un « oecuménisme » qui faisait que toutes les légendes semblaient appartenir à une sorte de pot commun, sans que les auteurs entrent dans les détails. Roko, c’est une autre paire de manches. Melville Henry et Jack Alderman font preuve d’une connaissance du sujet pour poussée que leurs collègues. D’abord il y a le choix du « mentor », Ménèlas, qui est beaucoup moins évident que le tout venant des « patrons mythologiques » qu’on trouvait à l’époque. Les héros qui recevaient leurs pouvoirs de Thor, Hercule ou Mercure étaient légion. Ménèlas était un choix plus subtil. Mais d’autres éléments montrent aussi une certaine connaissance du sujet. Oh, Melville Henry n’avait pas forcément fait de grandes recherches mais il était quand même plus documenté que ses collègues. Notons d’ailleurs que « Melville Henry » n’existe sans doute pas, à proprement parler : on ne trouve pas d’autres comics signés de ce nom et il s’agit donc très probablement d’un pseudonyme. Une chose est sur ce « Melville Henry » n’est pas Stan Lee, qui n’était pas si « lettré » dans son approche. Roko The Amazing, en plus de parler à Ménèlas, fait ainsi usage du nom ancien Illium »… (avec un seul petit « couac »: Illium est le nom latin de Troie. Ménèlas aurait plus probablement utilisé le nom grec, Ilios). Puis il y aussi le bouclier avec son motif de triskèle… Roko the Amazing est donc le super-héros mythologique du Golden Age qui fait le plus usage d’une terminologie réellement grecque ou tout au moins méditerranéenne.
Finalement les grands handicaps de Roko se situent sur deux niveaux: D’abord il y a son nom. S’il s’était appelé « Captain Myth » ou « Spartan », Roko aurait sans doute déjà refait surface dans l’univers Marvel moderne. Après tout il est ce que l’éditeur avait de plus proche de Thor pendant le Golden Age. Mais pour la plupart des Américains ou pour les Français que nous sommes « l’étonnant Roko » sonne au mieux comme le nom d’une créature extra-terrestre mais aussi, éventuellement, comme le titre d’une compilation porno. C’est méconnaître, en fait, le niveau de référence du mystérieux Melville Henry. Roko n’a pas été choisi par hasard. C’est un prénom utilisé dans une partie de l’Europe, y compris en Grèce, souvent en référence à un saint qu’on connait (plus ou moins) chez nous sous le nom de Saint Roch. A partir du 14ème siècle on priait le nom de Saint Roch à travers toute l’Europe pour repousser la Peste. Ce qui en fait, en un sens, un « héros sacré » qu’on pouvait invoquer. Melville Henry avait sans doute choisi le prénom de Roko en le sachant utilisé en Grèce, sans s’intéresser aux racines européennes du mythe. Sans doute accidentellement, voici donc Roko, héros qui se transforme en priant la puissance de Troie, nommé d’après un saint qu’on priait pour écarter la peste ou le mal. De là à imaginer que Ménèlas aurait pu inspirer divers champions nommés d’après des variantes de Roko ou Roch à travers les âges il n’y a qu’un pas que le côté éphémère de la série ne permet pas de franchir. N’empêche que ce nom ne s’inscrit pas tellement dans l’esprit « commercial » des comics. Avec un nom plus « flashy », le même héros aurait sans doute connu une bien meilleure carrière.
Le second point faible de Roko tient à sa nature même. Il y a un flou total sur ses origines et, d’une certaine manière sur ses pouvoirs : Il suffit que Lon Crag dessine Ménèlas pour que celui-ci apparaisse et lui offre des pouvoirs ? Mais alors que se passerait-il si Lon dessinait un autre héros mythique ? Celui-ci lui donnerait d’autres pouvoirs ? Pourtant la situation laisse une porte ouverte pour une alternative intéressante. On sait que pendant la guerre de Troie les dieux se manifestèrent dans les deux camps pour attiser le conflit. Si les aventures de Roko avaient duré, on aurait pu imaginer que Ménèlas ne soit qu’une figure mythique parmi d’autres qui se seraient manifestées sur Terre au même moment pour créer/manipuler des champions. Il y aurait pu avoir d’autres super-héros ou super-criminels basés sur Hélène ou Ajax, qui se seraient combattus pour amuser les dieux. D’ailleurs si on regarde bien l’histoire la manière dont le professeur de dessin ne cesse de remettre Lon Crag sur les rails (en lui proposant d’abord de dessiner la statue, puis en lui suggérant d’aller dessiner le chantier et enfin en lui donnant une raison d’assister au banquet) fait qu’on se demande s’il ne s’agît pas de Ménèlas lui-même qui guiderait « incognito » son protégé. Une autre explication rétroactive possible serait que le Ménèlas en question n’est absolument pas le Ménèlas de l’Antiquité mais un membre du Panthéon, la race/famille apparue dans les pages d’Incredible Hulk #368 (avril 1990). Le Panthéon était dirigé par un faux Agamemnon qui avait pour habitude de baptiser ses enfants d’après des héros mythiques (Ajax, Ulysse, Paris… autant de noms liés eux aussi à l’Iliade). Agamemnon étant supposé être le frère de Ménèlas, celui qui « sponsorise » Roko pourrait aussi bien être un membre de cette famille. Cela expliquerait d’ailleurs que ce Ménèlas fasse usage de termes latins comme Illium (le Panthéon utilise plutôt des noms latins comme Ulysse en lieu et place d’Odysseus). Et est-ce qu’un roi sparte cocufié par Illium/Troie aurait spontanément choisi comme « mot magique » le nom de la ville ennemie ?
Malgré les contradictions apparentes, Roko pourrait donc tout à fait s’intégrer dans la continuité moderne de Marvel. On ne l’a guère aperçu (et encore très brièvement) dans les scènes de foules de la série Avengers/Invaders (et principalement dans le sketchbook servant de préambule à la série). On reconnaît le bouclier au motif de triskèle mais Roko n’a aucun rôle parlant (visiblement Alex Ross et ses collaborateurs avaient dans l’idée de donner plus de place aux héros du Golden Age dans la dernière partie de leur saga mais ont du revoir leurs plans à la baisse). Roko n’a donc refait apparition que de manière très anecdotique et encore dans une scène qui se passe dans les années quarante. Les scénaristes actuels seraient donc libres d’imaginer son devenir à l’ère contemporaine. Et puis avec le côté « hardcore » que Frank Miller a restitué aux Spartes dans 300 on peut se demander ce que donnerait un héros avec la puissance de Superman mais la mentalité d’un Léonidas. Lon Crag serait-il aujourd’hui un très vieux monsieur qui pourrait encore se transformer en jeune colosse en criant « Illium » ? A moins que tout simplement Ménèlas choisisse un nouveau garçon qui l’aurait dessiné ? Il faut dire que des adolescents qui dessinent spontanément Ménèlas ne courent pas les rues…
[Xavier Fournier]
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