[FRENCH] Bill Everett s’impose comme le spécialiste des héros aquatiques (Namor The Sub-Mariner, The Fin, Hydroman…) pendant le Golden Age. Ou peut-être que ses éditeurs, ayant remarqué ses succès dans le domaine, avaient tendance à lui demander encore et toujours des personnages issus du même moule. Mais même en dehors de l’eau, Everett était à l’aise. Et pour peu qu’on lui en laisse l’occasion, il était capable de s’aventurer du côté des héros patriotiques. Le Conqueror, héros de Victory Comics, en serait un parfait exemple…
En 1941, le scénariste/dessinateur Bill Everett ne travaillait pas seulement pour Marvel/Timely. Il faut dire qu’il était arrivé au sein de la firme de Martin Goodman par l’entremise du studio Funnies Inc., qui fournissait plusieurs clients. Ce qui faisait qu’Everett devait sans doute considérer Goodman comme un client plus que comme un employeur au sens exclusif du terme. C’est ainsi qu’on retrouve également l’artiste chez Hillman (par ailleurs l’éditeur de l’aviateur Airboy) dans ce qui semble bien une tentative d’émuler le succès naissant de Captain America.
Dès la couverture de Victory Comics #1, les lecteurs font connaissance avec un nouveau héros patriotique, le Conqueror, en train de casser la figure à des soldats nazis. Nom curieux pour un personnage luttant pour la démocratie et la liberté mais il faut dire que bien des héros étaient déjà passés par là et que bon nombre de noms étaient déjà réservés. On découvre mieux le personnage sur la première page de son histoire. Le Conqueror est habillée d’une tenue blanche décorée de rouge et de bleu mais surtout, ce qui frappe, c’est que le personnage a le faciès typique des créations d’Everett, avec de larges sourcils et un front haut. Ce qui fait que l’impression donnée est qu’on est face à un Namor qui tenterait de se faire passer pour Captain America. La vérité, c’est que les traits caractéristique de Sub-Mariner (exagérés par les dessinateurs qui ont succédé à Everett) étaient avant tout le reflet du style de l’artiste. Il existe des autoportraits de lui-même où il accentue le front de la même manière. Autre caractéristique de cette première splash page, le personnage affiche son côté guerrier. Il tient dans une main un revolver, dans l’autre un couteau… Et le fond de l’image nous permet d’ailleurs d’établir avec précision son théâtre d’opération et même la chronologie de sa création : au dessus d’un champ de bataille le ciel est recouvert de manchettes de journaux qui traitent de l’avancée des forces allemandes en Europe. Les gros titres parlent aussi bien de l’occupation de la Tchécoslovaquie en novembre 1938 que de la chute de la Pologne en 1939, la capitulation de la France en 1940… Et l’invasion de la Yougoslavie et de la Grèce en avril 1941. Pas moyen que le Conqueror soit une histoire de fond de tiroir qu’Everett aurait produit de nombreux mois plus tard. Si on en juge par les manchettes le récit a été dessiné au plus tôt après le 6 avril 1941. Et donc quelques mois après la création de Captain America…
Et comme le fameux patriote de Marvel, le Conqueror d’Hillman va se faire une spécialité de contrecarrer les plans d’Hitler. La première véritable case de l’histoire nous montre comment les forces allemandes se répandent en Europe, tandis que leur leader « se repose à l’abri dans sa retraite montagneuse de Berchtesgaden ». Hitler et les nazis sont dûment identifiés mais cependant l’histoire va se concentrer sur un pays fictif, Damora, dont les soldats ont étrangement des uniformes assez semblables à ceux de l’armée française : « Est ce que Damora va capituler ou est-ce qu’elle sera écrasée jusqu’à l’extinction ? Qui reste pour arrêter ce fou furieux de l’Europe ??? ». Pourquoi identifier d’une main les nazis puis inventer, de l’autre, un pays sans base réelle ? Sans doute parce qu’Everett ou son éditeur (et peut-être les deux) se méfiaient des soubresauts de la guerre.
Baser l’action dans un endroit qui pouvait être, quelques semaines plus tard, écrasé par les allemands, pouvait poser un problème de politiquement correct. D’ailleurs dans une autre histoire d’Everett, Sub-Mariner libère la France en 1942 et on sait bien que les choses ne se sont pas vraiment passées comme ça. Avec Damora, le problème de réalisme ne se posait pas. Les choses restaient ouvertes sans risquer d’aller à l’encontre de l’Histoire.
On enchaîne avec une réunion de conjurés (deux hommes et une femme) qui sont en train de planifier l’assassinat du premier ministre de Damora de manière à ce que les anglais soient blâmés pour cette mort. Les espions comptent bien semer le chaos dans le pays et l’obliger à capituler devant Hitler. Et le trio d’entamer un « Heil Hitler » qui est interrompu par un « Heil Meurtrier, vous voulez dire ! ».
Une silhouette drapée dans une couverture rouge s’est en effet introduite dans le repaire des espions. Et l’inconnu ne tarde pas à écarter la couverture pour révéler… son uniforme de super-héros patriotique. Immédiatement la femme reconnaît le Conqueror, ce qui démontre qu’il jouit déjà d’une certaine notoriété et qu’il doit opérer au moins depuis quelques temps en Europe. Bien sûr, il faut plus que l’apparition d’un homme seul en costume coloré pour calmer des conjurés qui ont pour eux le nombre. Un des nazis tente de le frapper… Mais le Conqueror est plus rapide que lui et l’assomme d’un coup de poing. On tente de le poignarder pendant ce temps ? Même pas grave ! Le Conqueror évite la lame et envoie dans le décor l’autre homme. Puis il se retourne vers la femme : « Et maintenant, Varna Bari, vous et moi allons faire une ballade… ». Un gros plan permet d’ailleurs de confirmer ce que j’écrivais quelques lignes plus tôt sur les visages types d’Everett : Varna Bari ressemble à peu de choses près au physique que l’artiste donnera quelques années plus tard à Namora, la cousine de Sub-Mariner (hum d’ailleurs notez la ressemblance de nom du pays, Damora, et celui de la parente de Namor…). L’espionne ironise « Une ballade ? Avec le célèbre Conqueror ? Il y aura… ». Mais elle s’interrompt et ne peut retenir un avertissement… « Attention ! ». Le premier homme est en effet revenu à lui et tire sur le Conqueror. D’accord le héros sait éviter les lames. Mais saurait-il en faire de même avec les balles ?
La question ne se pose pas vraiment. Varna Bari semble tomber entre le tireur et sa cible. C’est elle qui prend dans l’épaule la balle qui était destinée au Conqueror. Après avoir assommé l’agresseur, le héros revient la femme et lui demande pourquoi elle l’a sauvé. La femme reste peu causante et invoque une « impulsion » soudaine. Le Conqueror ne la croit pas vraiment et revient à son plan originel. Il laisse les deux hommes attachés dans la pièce et emmène Varna avec lui pour faire une « ballade en voiture » comme il l’avait prévu. Quand la jeune femme s’étonne et demande quelle est leur destination, le Conqueror explique qu’il est bien décidé à empêcher l’assassinat du premier ministre de Damora. Mais sa passagère proteste, expliquant que c’est impossible. On ne peut pas empêcher l’attentat parce que… Le ministre Rimonovitch ne va pas être assassiné !
Comme les propos et les actions de Varna semblent incohérents pour une espionne nazie, elle finit par avouer au Conqueror qu’elle est en fait un agent britannique infiltré (ce qui explique qu’elle ait sauvé la vie du héros quelques instants plus tôt). Le Conqueror doute un peu d’elle mais finit par la croire. Après tout, c’est vrai, elle l’a sauvé. Varna est avare d’explications mais on en déduira que le premier ministre ne peut être tué parce qu’elle a transmis des informations relatives à l’attaque. De toute façon elle explique que même dans le cas contraire, vis les délais ils ne pourraient, eux, intervenir à temps pour sauver Rimonovitch. Le Conqueror n’en a que faire. Il connaît un raccourci. Et tant pis si le raccourci passe par une nation déjà occupée par les nazis. Ce n’est pas ça qui va l’arrêter !
A la frontière, la voiture est arrêtée par les gardes allemands. Mais Varna profite de son statut d’agent double en expliquant qu’elle vient voir un général nazi. Personne, visiblement, ne tique en voyant un homme habillé en drapeau américain assis dans le siège du chauffeur. La frontière passée, Le Conqueror et Varna foncent… mais le pont qu’ils comptaient utiliser a été détruit et il leur faut faire un nouveau détour. Cette fois ils sont obligés de passer dans une ville occupée par une garnison allemande et Varna explique qu’ils doivent s’y arrêter. Elle connaît un autre pont mais il faudra impérativement un permis pour pouvoir le traverser. A nouveau Varna passe devant des gardes qui ne bronchent pas en voyant le super-héros patriotique qui l’accompagne. Dans le bureau du général, Varna fait le salut hitlérien et présente aux allemands, médusés, le Conqueror. Et les gradés ricanent : « C’est ça le fameux Conqueror ? Il n’a pas l’air si terrible ! ». Un peu surpris, le héros demande à savoir ce qui se passe. Varna lui explique qu’il s’est fait avoir. Il semble bien que la femme est avant tout nazie et qu’elle a monté toute l’opération pour mener directement le Conqueror dans la gueule du loup.
Le héros demande alors la cigarette du condamné mais, pendant que le général est en train de lui allumer, l’américain profite d’un moment d’inattention pour le frapper et le prendre en otage. Mais Varna n’est pas femme à se laisser intimide si facilement, sort un revolver et tire sur le Conqueror. Cette fois, le héros à l’occasion de faire preuve de sa rapidité et… évite la balle (on verra un peu plus loin qu’il y a une explication à cette vitesse peu commune). Mais il a été assez distrait pour lâcher le général, qui tente de se rebiffer. Une barrage éclate mais rapidement, comme on pouvait s’y attendre, le général n’est pas de taille. Vainqueur, le Conqueror se retourne vers la femme… « Et maintenant, miss « l’agent britannique », ôte un uniforme à ces soldats. Un qui est de ma taille. Nous allons quand même sauver Rimonovitch… et avec ton aide ! ». Du coup Varna est contrainte et forcée d’accompagner le Conqueror (désormais déguisé en allemand) et de prendre à nouveau à nouveau la voiture avec lui, le guidant vers le second pont. Varna semble même négocier leur passage sur le pont mais le Conqueror n’est pas sur de ce qui se passe. Manque de chance, alors qu’ils roulent sur ce pont, il est détruit par une explosion (sans doute que les Alliés viennent de le bombarder). Le Conqueror et Varna sont cependant projeté sur la rive de Damora, là où ils voulaient aller. Elle semble blessé et il s’élance à son secours. Mais de l’autre côté, s’aidant d’un projecteur, les allemands les arrosent d’un feu nourri. Le Conqueror détruit le projecteur avec son propre revolver puis prend soin de la jeune femme, qui semble destinée à partager son sort : « Si je peux passer de l’autre côté nous serons saufs. Mais on dirait que c’est la fin pour Rimonovitch ! ».
Varna se redresse alors : « Mmm ! Peut-être pas Mr. Conqueror ! ». Elle explique alors connaître un aéroport secret non loin de là. Le Conqueror ne sait plus trop s’il doit la croire ou pas mais elle insiste. Il vient de lui sauver la vie et elle veut prouver sa gratitude. Ensemble, ils peuvent s’emparer d’un avion. Arrivés au dessus de la capitale de Damora, le Conqueror confie les commandes de l’avion à Varna (qu’on ne reverra plus). Le Conqueror saute en parachute sur la ville et arrive non loin de l’endroit où Rimonovitch doit faire un discours. Malgré l’intervention des soldats de Damora qui ne voient en lui qu’un fauteur de troubles tentant d’empêcher le discours, le Conqueror entre dans l’édifice. Il dissuade Rimonovitch de parler et commence à scruter le public, reconnaissant (on ne sait trop comment) l’assassin dans la foule.
Bien entendu le Conqueror a tôt fait d’expédier le tuer dans les pommes, d’un cinglant coup de poing. Les autorités s’aperçoivent alors que les papier de l’homme sont faux et Rimonovitch s’exclame : « Si Hitler veut Damora, il devra passer sur les corps de nos loyaux citoyens ! ». Le Conqueror renchérit : « Bravo Monsieur le Premier Ministre ! Et vous pouvez comptez sur mon support ! ». Le narrateur conclut alors l’épisode : « Mais qu’est-il arrivé à Varna ? Est-elle ou pas un agent nazi ? Ces questions seront résolues quand le Conqueror s’élancera de nouveau vers l’action, le mois prochain, dans Victory Comics ! ». Pour avoir lu le deuxième épisode, je peux vous dire que Varna continue de jouer avec les nerfs du Conqueror et qu’on n’est guère plus fixé sur le camp de la jolie blonde…
Vous aurez aussi remarqué que si c’est la première apparition du Conqueror, aucune origine n’est donnée. Il n’a même pas de nom civil. En fait, si ce n’était des rares étoiles qui décorent son costume, on ne saurait même pas si c’est un personnage américain ou… français, vu le côté tricolore du héros. D’ailleurs je n’exclurais pas totalement qu’à une étape de sa création le Conqueror ait eu une vague connotation française. Si on regarde les uniformes de l’armée française utilisés pour Damora mais aussi la répartition des trois couleurs sur le poitrail du Conqueror (qui évoquent le drapeau français), on a quelques doutes. Dans l’épisode suivant, qui se déroule toujours à Damora, un saboteur porte le prénom plutôt français de « Serge »… Vu que dans différents épisodes de Sub-Mariner Everett fait preuve d’un côté francophile, je crois tout à fait possible qu’il ait travaillé sur un prototype façon « Capitaine France », qui aurait été légèrement retravaillé pour satisfaire l’éditeur. Allez savoir, d’ailleurs, si Martin Goodman et Timely n’ont pas refusé le projet avant qu’Everett le propose à Hillman. Tout ça reste cependant un faisceau de présomption plus qu’une vérité clairement prouvée.
En fait l’origine « officielle » du Conqueror est racontée « hors histoire » dans une nouvelle publiée en feuilleton dans Victory Comics #1 et 2, écrite par un certain Gilbert James. On y apprend que le Conqueror était à l’origine un aviateur américain tentant de se rendre de la Californie jusqu’à New York mais qui fut pris dans un orage. Son avion s’étant écrasé quelque part dans les Rocheuses, le pilote à marché, en état de choc, avant d’arriver par hasard jusqu’au labo du professeur James Norton, spécialiste des… rayons cosmiques. Quand le pilote revient à lui, Norton explique qu’il était en plein milieu d’une expérience quand l’homme a fait irruption chez lui et qu’il a pu soigner ses blessures en utilisant les rayons cosmiques : « Ils peuvent être utilisés comme un rayon de guérison mais aussi comme un principe énergisant […] votre corps a absorbé l’énergie de ce rayon. Votre métabolisme a été accéléré ». En définitive il apparaît que bien que le professeur n’ait pas totalement perfectionné son rayon (ce qui explique qu’il ne l’ait pas encore commercialisé), le pilote d’avion a été augmenté. Ses « pouvoirs mentaux » ont doublé, il est deux fois plus fort, deux fois plus rapide que le meilleur des athlètes. Bien sûr, l’homme jure à Norton qu’il utilisera ses pouvoirs pour le bien et en particulier pour combattre Hitler. Norton demande alors s’il pourra l’aider… Mais à l’évidence on ne le voit pas dans la BD et il y a une chance que cette origine ait été montée de toute pièce, dans le dos d’Everett, pour justifier l’existence du héros. Everett, lui, ne jugera pas utile d’utiliser un professeur. En tout cas pas CE professeur.
Dans la nouvelle il reste cependant un point important à souligner. James Norton finit par expliquer que c’est en fouillant dans les vêtements de l’homme inconscient qu’il a découvert ses papiers. Il sait donc que l’homme « augmenté » par les rayons cosmiques a pour nom… Daniel Lyons ! Ce nom ne vous évoquera peut-être rien mais c’est par ailleurs l’identité civile du Black Marvel, héros lancé par Marvel en mars 1941, donc quelques mois avant le Conqueror. Ce qui renforce les soupçons que le héros d’Everett aurait pu d’abord être une étape d’un projet de Marvel, à moins que les différents auteurs aient simplement voulu faire une allusion à une connaissance ou une référence commune… Si vraiment le Conqueror a manqué de peu d’être un héros Marvel, il n’est pas passé loin de devenir le premier héros de l’éditeur à devoir ses pouvoirs à des rayons cosmiques, vingt ans avant les Fantastic Four !
[
Xavier Fournier]
PS: Les aventures du Conqueror seront réimprimées aux USA l’été prochain avec toute la production d’Everett entre 1938 et 1942 (épisodes Marvel non inclus) dans « Amazing Mysteries: The Bill Everett Archives », une anthologie dirigée par Blake Bell.