Oldies But Goodies: Witness #1 (Sept. 1948)

[FRENCH] Le Witness est l’un des personnages les plus étranges du Golden Age de Marvel. Cette création de Stan Lee n’est pas sans évoquer un précédent célèbre, le Shadow, mais aussi des héros plus connus de la concurrence comme le Phantom Stranger. Lee injectait dans les comics un certain esprit propre aux feuilletons radios de l’époque. Le propre du Witness (le « Témoin ») ? C’était que personne, en dehors du lecteur, ne pouvait le voir. Mais d’où sortait-il ?

En décembre 1941, Stan Lee (sous le pseudonyme S.T. Anley) créa dans les pages de Mystic Comics #7 le « Witness », un héros au nom étrange et aux origines indéterminées (qu’on a revu depuis dans la maxi-série The Twelve). C’était au demeurant un personnage très inspiré par des modèles venus plus ou moins directement des pulps et de la radio. Dès les premières pages le Witness faisait penser à un vengeur urbain comme pouvaient l’être le Shadow ou le Crimson Avenger, qui laissait parler ses poings et ne rechignait pas à utiliser les armes à feu. Personne n’échappait à ce « témoin » car il semblait tout savoir, par des moyens inexpliqués.

Encore que les choses étaient à peine évoquées. Le Witness de Stan Lee n’avait pas réellement d’origine ou de limitation. Les choses étaient à moitié dîtes. Ce qui laissait la place à l’imagination. Lee n’avait pas spécialement de plan apparent pour ce héros. D’ailleurs au bout de trois numéros, dans Mystic Comics #9, le personnage changea d’apparence et porta un simple costume de ville. Sans qu’aucune raison soit donnée. En mai 1942, quoi qu’il en soit, la carrière du Witness s’arrêta. Il avait vécu trois aventures, ce qui était déjà plus que beaucoup de ses collègues de l’époque chez Timely (le Red Raven, Thin Man, Eternal Brain, Young Avenger ou Mercury s’en tenant alors à une seule apparition). En 1942, donc, le Witness fut rangé dans la naphtaline…

En septembre 1948, surprise : Timely/Marvel sort une revue carrément titrée The Witness. Et le personnage qu’on peut voir sur la couverture, pourrait passer pour une version revue et corrigée du justicier que Stan Lee a lancé sept ans plus tôt, en particulier quand on se souvient que le Witness originel avait finalement opté pour des vêtements de ville. Sur la couverture, le Witness de 1948 porte un grand chapeau, une sorte de cape violette… Il ne ressemble pas spécialement à un super-héros exubérant et pourrait donc passer pour un justicier urbain plus « terre-à-terre ». Mais, dès cette couverture, on se rend bien compte qu’il y a un élément nouveau. Le personnage s’accroche à un micro et derrière lui il y a une régie, avec un voyant rouge marqué « On the air ». On est visiblement dans les locaux d’une radio.

Le personnage parle et, à travers quelques « médaillons », on voit la réaction inquiète de plusieurs auditeurs au propos du héros : « C’est… le Witness ! Arrêtez tout ce que vous pouvez faire et écoutez mon étrange, étonnante histoire de deux hommes pris dans l’étreinte d’une destinée inconnue… Et une lutte entre la vie et la mort pour un million de dollars ! Un but tentant, n’est ce pas ? Mais que peut-il arriver quand l’un d’entre eux veut tout pour lui ? Une sombre, bizarre histoire se déroule… Et je me tiens proche, observant ! Car rien n’échappe aux yeux du WITNESS ! ». Pour en rajouter une couche, un commentaire occupe le bas de la couverture : « Vous tremblerez ! Vous écartillerez les yeux d’étonnement ! Vous refuserez de croire vos yeux ! Et vous serez incapables d’arrêter de lire quand… le Witness parlera ! ».

A l’intérieur du numéro, les lecteurs vont pouvoir constater que cette référence à la radio n’a rien d’un simple effet de couverture. Au contraire elle est essentiellement liée au personnage, qu’on retrouve dès la première histoire mais… colorié de manière différente. Voici notre Witness maintenant représenté dans des tons plutôt bleutés et portant plutôt une sorte de manteau que de cape. A nouveau il tient son micro et commence à raconter : « Laissez-moi vous raconter l’histoire la plus étrange, laissez-moi vous parler de la fois où… J’ai parlé à un homme mort ! ».

Mais ça, encore, ce n’est qu’une mise en bouche théâtrale. L’histoire commence véritablement dans les studios de la Standard Broadcasting Corporation, où l’équipe a un gros problème juste avant l’heure où… le programme radio du Witness est supposé commencer. Il ne reste plus que trois minutes et… le Witness n’est toujours pas arrivé. Le présentateur de l’émission est stressé. Quand un de ses assistants lui dit que sa femme est au téléphone, il répond très sèchement que ce n’est pas le moment et qu’elle doit arrêter de l’appeler pour un oui ou pour un non. Ce n’est pas le moment de chercher des noises au dénommé… Joe Jameson. Un nom intéressant quand on pense que quelques années plus tard le même Stan Lee co-créera dans Amazing Spider-Man #1 (en mars 1963) un certain J. Jonah Jameson. Les deux personnages sont moustachus et journalistes, bien que travaillant pour des médias différents. Joe Jameson pourrait donc passer pour un J. Jonah Jameson jeune (en tout cas c’était pensable dans les années 60). Plus probablement Stan Lee s’est sans doute basé sur le même modèle à quelques années d’écart (et probablement sans s’en souvenir vu sa mauvaise mémoire proverbiale). Même si Joe Jameson n’est pas aussi excessif que l’éditeur qui s’en prend régulièrement à Spider-Man, il est néanmoins irascible et le commentaire lui-même souligne ce fait par un « Par chance, il y a peu de gens dans le monde comme Joe Jameson, le présentateur du Witness ! ». D’autant que l’assistant insiste : « Mais Joe, tu sais que ton bébé a pris froid ! Peut-être que son état s’est empiré ! Peut-être que Claire veut te dire quelque chose d’important ! ». Et l’autre de répondre « Arrête de me harceler, OK ? J’ai en tête des choses plus importantes que les éternuements de mon gamin ! Je t’ai dis de me laisser seul ! Tu es stupide ou quoi ? ». Furieux son interlocuteur s’exclame : « Joe, je pense que tu es le type le plus hargneux sur Terre ! ». Pas impressionné, Jameson poursuit : « Oh, tais-toi ! Si le Witness ne se montre pas dans 20 secondes, nous n’aurons pas d’émission à diffuser ! Je m’inquiètes ! ».

En fait le mystérieux est déjà là, dans la pièce à côté. Et il observe tout ce que Jameson dit ou fait. Mais l’annonceur ne le sait pas. L’heure fatidique arrive et Jameson est donc obligé de prendre place derrière le micro. En bredouillant, il explique au public que la Standard Broadcasting Company (et pas Corporation, comme c’était pourtant le cas quelques cases plus tôt) leur présente une nouvelle fois les étonnantes histoires du… Witness. Mais avant l’histoire de ce soir, ils vont d’abord… écouter l’orchestre ! L’orchestre ? Comme l’émission est enregistrée en public, les spectateurs sont très étonnés. L’émission n’a jamais passé d’orchestre jusqu’ici ! Et l’annonceur a l’air si nerveux ! Et si quelque chose se passait mal ? Mais au même moment le Witness, drapé dans sa tenue bleue, entre dans la salle ; « Je n’ai jamais hésité auparavant. Et cependant… Ce soir je ne sais pas… Je ne sais pas ! ». Et pourtant ça ne calme pas les attentes du public. Car, voyez-vous, alors qu’il remonte la salle, on s’aperçoit que le Witness est… transparent. En fait il est même carrément invisible pour les personnages de l’histoire. Seul le lecteur (vous, moi…) peut le voir. Arrivé derrière Jameson, la figure spectrale lui dit pose la main sur l’épaule et lui dit ; « Jameson, le Witness est là ! ». Le présentateur sursaute ! Ouf ! Juste à temps ! Jameson, rassuré, fait mine de s’en aller pour boire un coup. Mais le Witness lui ordonne de rester : « L’histoire de ce soir sera d’un intérêt tout particulier pour toi ! ».

C’est un plan du public qui nous montre ce qui se passe : Le Witness n’est toujours pas visible. De loin les gens pensent que Jameson est en train de parler tout seul. Un des spectateurs s’écrie : « Si le Witness ne commence pas bientôt à parler, je vais partir ! ». D’ailleurs un commentaire nous précise en caractère gras que « Personne ne peut voir le Witness, sauf vous, le lecteur ! ». Mais le fantôme invisible approche du micro : « Ladies and gentlemen ! C’est le Witness ! ». La foule est sidérée en écoutant la voix s’élever. Un homme dit à son voisin : « Vous voyez ? C’est comme je vous l’avais dit ! Il œuvre avec un micro caché ! ». L’autre lui répond : « Je suppose que vous avez raison. Mais ce gars est formidable ! Je parie que l’histoire de ce soir sera merveilleuse ! ». Le contexte de cette série est donc très particulier : l’émission radio du Witness est présentée par une sorte de fantôme que personne ne peut voir ! Le Witness est une sorte d’incarnation (ou de désincarnation justement ?) du principe de la radio. Il n’est qu’une voix…

Le Witness commence à expliquer : « Il y a une raison pour laquelle je suis en retard ce soir. C’est parce que je ne savais même pas si j’allais vous parler ! ». Le public, décidément montré comme hyperémotif, s’inquiète : Ne pas parler ? Pourquoi ne parlerait-il pas ? Est-ce que quelque chose ne va pas ? Le Witness poursuit en expliquant que le cas qu’il voulait aborder ce soir est si bizarre, si incroyable, qu’il vaudrait peut-être mieux qu’il reste secret. Partout, les auditeurs de la SBC tendent l’oreille, l’air vaguement inquiet. Le personnage spectral reprend : « Avant de commencer mon histoire, je veux vous poser une question… Une question terrifiante ! Avez-vous déjà rencontré un homme mort ? ». A nouveau, on nous montre le public du studio de radio, l’air toujours angoissé. Un spectateur répond à la question : « Un homme mort ? Qu.. que veut-il dire ? ».

Le Witness commence alors son histoire : « J’ai rencontré un homme la nuit dernière… Ca s’est passé tendis que je marchais dans la ville où se déroule l’enregistrement de ce soir ! ». On voit alors le héros marcher sous une pluie battante. Quelqu’un lui tape alors sur l’épaule : « Attendez une minute ! Peut-être que vous pouvez m’aidez ! ». Le Witness se retourne et voit… un inconnu. Un personnage à la peau blanche et au regard sombre, portant une sorte de bure mauve. Le Witness est surpris : Comment se fait-il que l’inconnu puisse le voir. Mais, en off, pour le bénéfice de ses auditeurs, le Witness insiste : « La raison pour laquelle c’était étonnant, c’est parce que nul être vivant ne peut me voir ! Nul être vivant ! ».

L’inconnu s’accroche alors au manteau du Witness : « Je sais qui vous êtes… Vous êtes le Witness ! Vous devez m’aider ! Personne d’autre ne peut le faire… Vous savez pourquoi je peux vous voir, n’est-ce pas ? ». De manière grave, le Witness répond par l’affirmative. Le revenant drapé de mauve s’écroule alors à terre : « J’ai marché depuis si longtemps… Et maintenant je suis si fatigué… Si seulement je pouvais me reposer ! C’est plus qu’un homme peut le supporter… Être mort et ne pas pouvoir reposer en paix ! ». Pendant ce temps les auditeurs du Witness sont fascinés. Quelle histoire fantastique ! Aucun d’entre eux ne semble remettre en question ce qui est dit…

Le Witness se penche vers le revenant. Il doit y avoir une raison spécifique pour laquelle on ne lui a pas accordé le repos. Et le mort errant lui confirme. C’est justement ce qu’il doit lui expliquer, la raison pour laquelle il a été condamné à parcourir la Terre sans jamais se reposer ou dormir. Pendant ce temps, dans le studio, Joe Jameson est vaguement inquiet. Il se demande pourquoi le Witness lui a demandé de rester pour écouter tout ça. En quoi est-il concerné ? L’animateur radio invisible explique alors que le revenant lui a révélé que de son vivant il avait été un homme riche et puissant. Il possédait des banques, des usines, il influençait la vie de centaines d’employés. Il avait tout ce qu’un homme pouvait désirer. A part une chose. Il était seul. Il n’avait pas un ami au monde. Son seul but était l’argent ! Le pouvoir ! Il se moquait des autres, de ceux qu’il fallait écraser. Puis il est mort. Mais il n’a pas trouvé la paix dans l’au-delà. Son âme est sortie de son cercueil et s’est mise à chercher, à chercher. Elle a cherché sans fin. Finalement le Witness demande avec curiosité ce qu’était l’objet de cette quête sans fin… Le revenant explique alors qu’il lui faut une… larme ! Juste une larme tombée de l’œil d’un humain qui le pleurerait vraiment, qui regretterait sa mort. Mais dans le monde entier il n’y a personne qui l’ait pleuré. Il ne comptait pour personne quand il est mort. Il n’a manqué à personne !

Dans le studio de la radio, la voix du Witness explique alors que cette ombre solitaire est condamnée à marcher pour toujours, sans la possibilité de parler à quelqu’un de vivant, incapable de trouver un ami, de trouver le repos… Jusqu’à ce que quelqu’un verse une larme pour lui. On notera qu’au passage le Witness a bien précisé que le revenant ne peut pas être vu par quelqu’un de vivant. Mais justement le Witness l’a vu ! Serait-ce un aveu que le Witness lui-même est un fantôme ? Et pourtant, au début de son récit, il a semblé s’étonner de tomber sur un mort, ce qui laisse entendre que l’expérience ne lui est pas si familière ou personnelle que ça.

Une fois encore le public ne semble pas s’étonner des propos du Witness. Après tout ils sont venus écouter une voix désincarnée présenter une émission de radio et on peut donc sans doute cataloguer la plupart d’entre eux comme des fans d’occulte. Les auditeurs ne remettent pas en cause les propos de cet homme qu’ils ne voient pas. Ils sont pris d’émotion pour le sort de ce revenant. Au premier plan une femme semble pleure, à moins qu’elle se mouche (vu le cadrage ce n’est pas évident). A priori, personne ne verse cependant une larme dans tout le public de l’émotion. Et de ce fait l’histoire n’est pas réellement terminée tant que personne n’a réellement pris en pitié l’âme maudite. Ce ne sont pas les auditeurs qui écraseront cette larme… mais Joe Jameson. Aussitôt le spectre mauve peut retourner vers sa tombe pour profiter d’un éternel repos. Il comprend que le Witness a amené quelqu’un à pleurer pour lui… La malédiction est levée…

Au studio, le Witness est surpris. Joe fait mine de partir sans présenter la fin du programme comme il en a l’habitude : « Joe ! Attendez ! Vous n’allez pas dire le mot de la fin ? ». Jameson lui fait un signe d’au revoir : « Vous n’avez qu’à le faire, Witness, je viens juste de réaliser pourquoi vous vouliez que j’écoute l’émission… Et que combien vous avez raison ! J’ai beaucoup d’erreurs à rattraper, comme la manière dont j’ai traité ma famille ! Quel crétin j’ai été ! Et je vais commencer à me racheter auprès d’eux ! Au revoir, Witness, et soyez béni ! ».

Le plan final de l’histoire montre le Witness tourné vers le lecteur : « Et ainsi une autre émission du Witness se termine. Une émission qui aura aidé à ouvrir les yeux à plus de gens que vous le pensez. Est-ce qu’elle a ouvert les vôtres ? Je ne le sais pas… Je suis seulement le Témoin (« Witness »)… Et vous êtes le juge !

Est-ce que le Witness est vraiment, lui aussi, un fantôme ? Rien ne le dira vraiment. Mais il n’est vraiment représenté comme le revenant qu’il aide. Il semble probable qu’il est d’une autre nature. Une sorte d’ange ? Pourquoi pas ? Mais les éléments sont si peu nombreux le concernant qu’on pourrait tout affirmer et son contraire. Peut-être que le Witness n’a rien de spectral mais vient au contraire d’une autre dimension, ne pouvant pas totalement se matérialiser dans la notre ? Allez savoir… Ce qui est certain, c’est que le Witness de cette série n’a rien à voir avec celui que Stan Lee avait inventé en 1941. Et il y aurait sans doute toute une histoire à écrire sur comment une radio a pu monter une émission autour d’une voix désincarnée. Comment le Witness est-il entré en contact avec les patrons de Jameson ? Et pourquoi le public ne semble pas douter le moins du monde de la réalité de l’histoire racontée ? Une autre hypothèse est née d’une sorte de malentendu. Pendant quelques années, bien avant que le marché d’occasion ne se démocratise, bon nombre de chroniqueurs et de chercheurs sur le Golden Age étaient obligés de s’en tenir aux maigres résumés qu’ils trouvaient dans des fanzines parus dans des époques intermédiaires. La description d’un personnage n’intervenant pas de manière de physique et se contentant de regarder fit que certains imaginèrent que le Witness de 1948 était un prototype du Watcher (Uatu le Gardien). A l’évidence cette théorie ne tient pas. On imagine mal Uatu s’amuser à présenter un show radio. Non, si le second Witness de Stan Lee ressemble bien à quelqu’un, c’est au Phantom Stranger de DC. Sur le dernier plan de l’histoire, le Witness est son portrait craché, y compris au niveau de l’ombre du chapeau qui cache le haut du visage du héros.

Seulement voilà : En 1948 le Phantom Stranger n’existe pas ! Il ne sera créé par John Broome et Carmine Infantino qu’en 1952 ! Serait-ce alors l’inverse ? Le Witness de Timely/Marvel serait l’inspiration du Phantom Stranger de DC ? Oui et non. La situation est plus compliquée que ça. Il faut la rapprocher d’un troisième personnage, qui n’était pas publié par les deux éditeurs. Fin 1943, la Mutual Broadcasting System avait lancé un show radio intitulé The Mysterious Traveler. Dans la même mouvance que le feuilleton concurrent préexistant The Shadow, un étrange conteur venait raconter des histoires policières ou fantastiques. Le succès fut assez énorme pour que l’émission dure ainsi jusqu’en 1952, avec près de 370 épisodes. La popularité entraîna même une sorte de spin-off, The Strange Doctor Weird. Il s’agissait d’un autre show, bâtit sur le même principe d’un narrateur fantastique. La voix du Traveler et de Doctor Weird était d’ailleurs celle d’un seul comédien, Maurice Tarplin. L’arrêt en 1952 du Mysterious Traveler ne vint pas d’une désaffection du public. Le show radio du Mysterious Traveler fut victime de la « chasse aux sorcières » anti-communiste qui commençait à frapper les USA à cette époque : On a accusa en effet les auteurs de distiller les idées de l’ennemi rouge ! Mais avant cette disparition, le Mysterious Traveler, comme le Shadow, donna lieu à des dérivés : Un magazine littéraire de type « pulp » au début des années 50 mais avant ça un éphémère comic-book limité à un seul numéro (édité par Trans-World Publications et dessiné par Bob Powell) publié en… novembre 1948. Bien plus tard (entre 1956 et 1859) la licence serait reprise par l’éditeur Charlton et Steve Ditko produirait alors plusieurs histoires de ce « mystérieux voyageur », représenté en imper (le plus souvent marron) avec un chapeau vissé sur le crâne.

En septembre 1948, Timely a donc lancé son Witness quelques semaines à peine avant le comic-book initial du Mysterious Traveler. Ce qui a pu se passer dans les coulisses est difficile à déterminer. La première hypothèse, la plus simple, est d’imaginer que Timely aurait voulu copier le Mysterious Traveler. L’autre hypothèse serait que, comme Trans-World Publications, Timely aurait été sur les rangs pour obtenir la licence du Mysterious Traveler jusqu’à un point assez avancé pour produire une sorte de numéro zéro. Et comme finalement le Traveler s’en est allé chez Trans-World, il est très possible que Timely ait décidé de rentabiliser le numéro produit en le publiant sous un autre nom. Ce qui encourage cette théorie, c’est une publicité pour le Witness publiée dans les magazines Timely dès septembre 1948 (et donc avant le Traveler de Trans-World) où le slogan est : « L’homme-mystère favori de l’Amérique apparait maintenant dans son propre magazine ». Le Witness pouvait difficilement passer pour un « favori » de l’Amérique et il y a donc de grandes chances que la publicité ait été pensée avec autre chose en tête, pour une « propertie » extérieure aux comics (et vu le contenu on voit mal comment le personnage ne serait pas venu de la radio). Comme, en 1942, le dernier épisode du premier Witness le montrait en costume de ville, utiliser le même nom aurait eu un avantage. Si un des ayant-droits du Mysterious Traveler avait montré le bout de son nez, Stan Lee aurait pu ouvrir le parapluie et prétendre que le Witness de 1948 n’était qu’une continuation de celui paru en 1942… Un an avant les débuts effectifs du Mysterious Traveler à la radio.

Si on n’est pas certain des raisons du lancement de la revue The Witness, son interruption rapide pose aussi question. Il y a fort à parier que le propriétaire Martin Goodman s’en désintéressa rapidement (peut-être après avoir reçu, quand même, une lettre des avocats du Mysterious Traveler ?), sans même tenter de publier un deuxième numéro. Soit Stan Lee s’était entiché du personnage, soit il avait commandé d’avances d’autres histoires du Witness.

Mais en tout cas la disparition du magazine The Witness n’entraîna pas immédiatement celle du personnage, qui continua d’apparaître en bouche-trou dans d’autres revues de l’éditeur pendant le premier semestre 1949 (le dernier épisode de ce « témoin » paraissant en juin, dans Marvel Mystery Comics #92). Comme nous l’avons dit, ce Witness là est essentiellement un Phantom Stranger de Marvel paru avant celui de DC. Et la ressemblance vient très probablement du fait que John Broome était assez lettré, intéressé par le Fantastique. Il y a de bonnes chances qu’il ait écouté l’émission très populaire du Mysterious Traveler ou lu les romans et s’en soit inspiré pour son « Étranger Fantôme ». Le Witness et le Phantom Stranger se ressemblent tout simplement parce qu’ils descendent du même personnage.

Au passage, notons que le Mysterious Traveller ne se contenta pas d’être repris par Charlton dans les années 50 mais y donna également naissance à d’autres « cousins » du Witness et du Phantom Stranger. Entre 1951 et 1953, Fawcett avait publié un magazine d’horreur nommé « This Magazine Is Haunted », où le narrateur était un certain « Doctor Death » (un personnage au visage macabre qui, visuellement, ne saurait être confondu avec le Traveler). Mais au fur et à mesure que les attaques sur les comics se multipliaient, Fawcett chercha à s’éloigner de l’horreur, une cible un peu trop facile pour les critiques « morales » de l’époque. Néanmoins This Magazine Is Haunted se vendait bien et on ne savait pas encore que quelques mois plus tard le Sénat américain irait jusqu’à créer une commission d’enquête sur les comics. Fawcett vendit donc à Charlton son titre « dérangeant ». Mais avec la situation qui s’empirait, Charlton ne put guère le publier que moins d’un an, courant 1954, avant de renoncer à son tour.

En 1956, l’éditeur lança Tales of the Mysterious Traveler et fut sans doute assez satisfait des ventes pour penser à un autre comic-book surfant sur le même genre. This Magazine Is Haunted fut donc ressuscité avec un nouveau narrateur pour remplacer Doctor Death (qui, ressemblant à un crâne, n’aurait sans doute pas passé l’examen du Comics Code). Il fut remplacé par un certain Doctor Haunt, qui se voulait sans doute une sorte de spin-off tout du Traveler comme le Doctor Weird avait pu l’être à la radio. Steve Ditko désigna alors un personnage drapé dans un grand manteau, avec le regard toujours plongé dans l’ombre de son chapeau. Le Doctor Haunt vient donc grandir la famille Shadow, Mysterious Traveler, Doctor Weird, Witness, Phantom Stranger. La seule chose qui le distinguait était une mise en couleur différente. Doctor Haunt avait la peau bleue, des vêtements marron, recouverts par une sorte de manteau vert. Mais si les planches avaient été imprimées en noir et blanc, Doctor Haunt n’aurait trompé personne…

Pour mieux comprendre un autre rejeton clandestin du Traveler chez Charlton, il nous faut faire un pas en arrière : Dans le comic-book de 1948 paru chez Trans-World, Bob Powell dessinait le Traveler de manière encore plus mystérieuse que le Witness de Timely : Celui de Powell avait le visage entièrement plongé dans l’ombre (et pas seulement au niveau du regard), dans un contre-jour constant. De quoi croire que le visage du « Voyageur » n’offrait aucun trait traditionnel (pas d’yeux ou pas de bouche visible). Le Mysterious Traveler de Powell ressemble énormément à un prototype de The Question que Steve Ditko lança bien plus tard, en 1967. Entre-temps, dans les années 50, Ditko avait donc œuvré sur le Traveler pour le compte de Charlton. S’éloignant de l’approche de Powell, l’artiste avait représenté plus en détail le visage du voyageur et l’avait habillé dans une tenue bleue nuit. Si, du coup, le Mysterious Traveler ressemble encore plus au Witness de Timely/Marvel ou au Phantom Stranger (une ressemblance à prendre dans un sens réciproque, vous l’aurez compris) l’idée de Charlton et de Ditko était sans doute de s’approcher plus du modèle du Shadow.

D’ailleurs dans Tales of The Mysterious Traveler #10, le titre « Who Knows ? » laisse peu de place au doute. La phrase « Who knows what evil lurks in the hearts of men ? » était le gimmick, pour ainsi dire le slogan, du Shadow. A l’évidence, The Question est très différent, en termes d’histoire, des personnages déjà cités. Dans la version Charlton, c’est un journaliste, Vic Sage, qui peut masquer ses traits grâce à une substance expérimentale. Scénaristiquement, The Question est un homme de science qui n’a rien de mystique. Ce n’est pas non plus un « narrateur ». S’il descend du Mysterious Traveler de Powell et de celui de Ditko, c’est avant tout sur un plan visuel. Ironiquement, ces derniers temps, DC Comics a néanmoins copieusement revu les origines de The Question pour en faire un personnage d’essence occulte qui erre sur Terre depuis des siècles. DC a même été jusqu’à lié cette origine à celle du Phantom Stranger. Et si d’un côté on pourra regretter que les éléments humains apportés par Steve Ditko soient passés à la trappe… Sous un autre angle, à la vue des éléments évoqués ici, la transformation de The Question en émule du Phantom Stranger ou du Mysterious Traveler n’est qu’un juste retour des choses (quand à savoir si les auteurs modernes l’ont fait en toute connaissance de cause, ça…).

Reste à voir ce que Marvel a pu faire de son Witness depuis 1949. Si certains partent du principe que le Witness de 1941-1942 est le même que celui de 1948-1949, ça ne tient pas la route. Le super-héros vu au début de la seconde guerre mondiale est à l’évidence vu par ses adversaires. Il n’est pas un être invisible et immatériel réduit à l’état d’une voix. La question est de toute manière devenu caduque avec la série The Twelve, qui montre l’arrivée d’une douzaine de super-héros du Golden Age après qu’ils aient été plongés en hibernation en 1945, à Berlin. Le Witness originel fait partie de ces héros dormant pendant des décennies, ce qui ne lui laisse pas la possibilité d’avoir été actif, intangible ou pas, vers 1948. Mais, sans véritablement lui donner une origine distincte, J. Michael Straczynski a étayé les pouvoirs de ce premier Witness pour en faire un personnage qui voit le Mal de manière mystique, qui est attiré vers lui et qui puni les coupables par tous les moyens en sa possession, et parfois de manière indirecte. Cela ne correspond pas véritablement avec les « pouvoirs » du Witness de 1949 mais cela laisse la place à ce qu’une puissance d’origine indéterminée ait sélectionné à des moments différents des Witness pour « témoigner » du mal. N’empêche que le Witness de 1949 a pour lui d’être un personnage très différent du lot habituel de Marvel. Il ne combat pas physiquement le mal et c’est plus quelqu’un du genre à fréquenter Doctor Strange ou d’autres mystiques de cette catégorie.

Le concept du Witness revint chez Marvel des années plus tard [1], d’une manière inattendue. En 1987, le scénariste Mark Gruenwald réinventa le personnage en en faisant un citoyen du New Universe (un autre univers initialement extérieur à celui des héros Marvel). Dans DP7 Annual #1, un certain Nelson Kohler est victime d’un accident de voiture. Il est alors hospitalisé dans un état comateux, coincé entre la vie et la mort. Tandis que les médecines prennent soin de son corps (puis finalement arrêtent les machines qui le tenaient en vie), son esprit se retrouve piégé dans un état immatériel où Kohler est le plus souvent invisible. Qui plus est, dans cet état, il se retrouve mystérieusement vêtu d’un chapeau et d’un manteau… qui en font le portrait craché du Witness de 1948. La grosse différence étant qu’ici ce nouveau Witness ne perd pas de temps à présenter des émissions de radio. Mais les deux personnages sont assez similaires pour qu’on puisse comprendre que Gruenwald, grand fan de continuité, n’avait pas créé l’alter-ego de Kohler par hasard. D’ailleurs l’origine de Kohler elle-même nous renvoie vers The Witness #1 : Il s’agit d’un homme qui, après la mort, est incapable de monter vers l’au-delà, condamné à errer sur Terre… Tout comme le spectre que le Witness de Timely aidait en 1948 ! Il y aussi, pour être complet, un autre « frère » thématique du Phantom Stranger chez Marvel, lui aussi basé dans une réalité alternative. Dans le monde du Squadron Supreme (parodie assumée de la Justice League of America), le sorcier suprême de ce monde prend finalement en 1998 (Squadron Supreme: New World Order) l’identité de Mysterium, un pastiche évident du Phantom Stranger.

L’arbre généalogique du Mysterious Traveler et du Witness est donc assez étendu, même si Nelson Kohler ou Mysterium n’ont eut qu’une carrière très limitée. En théorie rien n’empêcherait Marvel de ramener le Witness de 1948-1949 dans son univers contemporain (sans passer par un monde alternatif). Le personnage est assez indistinct pour qu’on puisse imaginer qu’il a traversé les décennies sans problème dans son état fantomatique. Son association avec un dénommé Jameson en ferait même un personnage de choix à ramener en marge des aventures d’Amazing Spider-Man, où il suffirait d’expliquer que le Witness veille sur la famille Jameson depuis deux ou trois générations. Un seul ennui, mais il est de taille : les épisodes de 1948 étant totalement tombés dans l’oubli, la plupart des lecteurs penseraient sans doute que ce Witness n’est qu’une pâle copie… Du Phantom Stranger !

[Xavier Fournier]

[1] Il y a aussi un quatrième Witness chez Marvel (apparu en 1997), un personnage associé aux X-Men et plus particulièrement au mutant Gambit (certains épisodes insinuent en fait qu’il s’agit d’un Gambit venu d’un futur alternatif, tandis que d’autres vont dans un sens contraire). Mais en dehors du nom il ne semble pas avoir le moindre rapport avec les trois Witness qui l’ont précédé.

Xavier Fournier

Xavier Fournier est l'un des rédacteurs du site comicbox.com, il est aussi l'auteur de différents livres comme Super-Héros - Une Histoire Française, Super-Héros Français - Une Anthologie et Super-Héros, l'Envers du Costume et enfin Comics En Guerre.

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