Oldies But Goodies: World’s Finest Comics #24 (1946)

[FRENCH] Le Green Arrow des années 40/50 avait tout d’une copie de Batman, même si DC Comics (qui édite les deux personnages) s’en est régulièrement défendu. Batman avait une ceinture à gadgets, un sidekick (Robin), une Batmobile, une Batcave ? Green Arrow lui répondait par ses flèches à gadgets, son propre sidekick (Speedy), une Arrowcar et une Arrowcave. Finalement on pourrait croire que la seule chose que Batman avait et que Green Arrow n’avait pas copié était… le Joker ! A moins de se souvenir d’un autre clown, apparu en 1946…

Pendant les premières décennies de son existence, Green Arrow (accompagné de son fidèle Speedy) n’eut pas droit à son propre titre (il faudrait attendre les années 80 pour que l’archer vert paraisse dans une publication portant son nom !). De ce fait, il faut d’abord un super-héros de second plan (bien que plus populaire que des personnages surpuissants comme Doctor Fate ou le Spectre). Il était visiblement une tentative de reproduire la recette de Batman en l’appliquant à une autre sorte de « totem », l’arc et les flèches remplaçants le motif de la chauve-souris. Quand on grattait la surface, par contre, un bon nombre de mécanismes semblaient identiques. Les deux personnages étaient de richissimes playboys dont la fortune leur permettait de financer des gadgets et des équipements perfectionnés. Outre des engins comme l’Arrowcar ou l’Arrowplane qui évoquaient furieusement des véhicules de Batman, Green Arrow (Oliver Queen) rencontrerait en temps et en heure beaucoup d’éléments ressemblant furieusement à des choses entrevues du côté du justice de Gotham City. Ce qui fausse un peu la chose c’est que malgré tout le succès de Green Arrow n’égala jamais celui de Batman. Les lecteurs suivaient donc de manière plus consciente les aventures de Bruce Wayne tandis que Green Arrow, bien que populaire, n’était qu’un sympathique « bouche trou ».

Là où les lecteurs connaissaient Batman par ses nombreux comics, ses apparitions dans des serials ou à la radio et achetaient activement ses aventures dessinées, le « relationnel » avec un Green Arrow ne pouvait s’entendre de la même manière. Dans la narration de ses exploits, il fallait toujours partir du principe qu’une partie du lectorat ne connaissait que superficiellement le héros. Il fallait donc être plus « abordable » et un peu réinventer la roue à chaque nouvel épisode. Ce qui explique peut-être qu’en dehors de Green Arrow et Speedy il n’y avait pas tellement d’autres rôles réguliers, qu’il s’agisse de la « supporting cast » (pas de membres de la famille, pas de fiancée régulière…) où même de sa « Rogue Gallery » (sa galerie d’adversaires). Les criminels (le Joker, le Pingouin, Catwoman…) affrontant Batman sont restés gravés dans la mémoire parce qu’ils sont revenus 20, 30, 50 fois attaquer le héros. Chez Green Arrow, les personnages secondaires (comme Queen Arrow) revenaient très rarement d’une fois à l’autre, ce qui explique sans doute qu’ils ne soient pas restés dans les mémoires. Du coup le lecteur moderne à qui on demanderait de but en blanc de nommer un ennemi de Green Arrow dans ces années-là serait sans doute bien en peine d’en citer un. Pourtant il est bien certain que Green Arrow n’est pas resté 20 ans à se croiser les bras. En creusant, on retrouve donc des criminels masqués comme le Crimson Archer puis on se dit que Green Arrow, en définitive, n’a jamais eut la chance d’avoir un adversaire marquant de l’envergure du Joker.

Et pourtant, ce n’est pas que les gens de DC Comics n’y aient pas pensé. Dans World’s Finest Comics #24, l’introduction ne laisse d’ailleurs pas la place au doute. Un clown grimaçant est vu en train de jongler avec Green Arrow et Speedy comme s’il s’agissaient de boules entre ses mains. Et le narrateur démarre aussi sec : « Observez le clown ! Ricanant maître du mouvement ! Mais depuis quand le Meurtre inspire les rires ?… […] Ainsi était-ce que derrière ce Pagliacci du Péril se cachait un sinistre cerveau du mal, un maléfique bouffon dont la trace mortelle formait comme une sombre invitation adressée à Green Arrow et au jeune Speedy dans l’histoire intitulée… La Flèche rencontre le Bull’s-Eye !« . Les lecteurs de Marvel sont sans doute familiers avec le terme « Bullseye » (nom d’un ennemi juré de Daredevil), qui signifie le centre de la cible mais peut aussi se comprendre comme une exclamation (quelque chose du genre de « Dans le mille ! »). Et puisque le clown jongleur figurant sur cette première page porte au centre de son costume une énorme cible, autant vous le dire tout de suite, le clown du crime autre que le Joker qui nous intéresse présentement a bien pour nom Bull’s-Eye, sorte d’ennemi naturel pour un héros qui, lui, s’identifie comme étant une flèche.

L’histoire commence véritablement dans une prison, alors que trois forçats sont en train de s’évader par les égouts. Deux des criminels félicitent leur compagnon, Leapo, pour le projet d’évasion. Leapo, lui, ne pense qu’à une chose. Une fois qu’il sera dehors, il se vengera du procureur qui l’a envoyé en prison. « Leap » voulant dire « sauter » on en déduit que Leapo a une certaine aptitude à bondir. D’ailleurs une fois l’évasion réussie on ne manque pas de nous montrer les manchettes des journaux. La plupart d’entre eux titrent sur l’évasion d’un célèbre acrobate. Bientôt toutes les polices du pays sont à la recherche de Leapo mais sans résultat. Mais un jour, dans un cirque de passage dans la ville, un clown étrange fait parler de lui. Il est tellement agile que lorsque les gens lui tirent dessus avec des flèches (et même avec une pluie de flèches) il arrive à les éviter. Le tour fait l’objet d’une attraction pour laquelle un annonceur propose de tenter de toucher le « Bull’s Eye » pour 10 cents seulement (l’expression reviendra plus tard dans l’épisode). L’exploit ne tarde pas à attire l’attention des agents fédéraux. Ce clown, surnommé Bull’s Eye, est capable d’exploits que Leapo était seul à réussir. Et, sous son maquillage, le criminel (car, sans surprise, il s’agit bien du bagnard évadé) comprend que l’étau se resserre. Il s’enfuit sous les yeux des agents, agile au point d’échapper à leurs balles. Assez curieusement ce passage de fédéraux cherchant un criminel en fuite, qui se cache sous l’aspect d’un clown, pourrait faire penser au film « Le Plus Grand Chapiteau du Monde » (The Greatest Show On Earth) de Cecil B. DeMille, où James Stewart incarne un homme recherché par la police et qui utilise, lui aussi, un déguisement de clown pour se fondre dans la troupe d’un cirque. Mais le film a été réalisé en 1952 alors que le comic-book que nous observons date, lui, de 1946. Impossible, donc, que Bull’s Eye doive son inspiration du cinéma…

Assez curieusement, après s’être échappé du cirque Leapo continue d’utiliser le déguisement et le nom de Bull’s Eye. Ce qui est étonnant car si on peut comprendre que l’accoutrement lui servait paradoxalement à passer inaperçu dans un cirque, le garder au dehors revient à se faire remarquer de manière criarde. A partir de ce moment, Bull’s Eye se fait un nom et une réputation en lançant une véritable vague de crimes, réalisant hold-up après hold-up. Des clowns criminels, il y en a eu avant le Joker, il y en a eu après et tous ne sont pas forcément inspirés par l’adversaire de Batman. Seulement s’il faut bien souligner que le costume de Bull’s Eye est assez différent du Clown du Crime de Gotham, il existe certaines similitudes… De mêmes mentons et sourires triangulaires, la même grimace démente… On se doute bien que l’ombre du Joker plane sur la création de Bull’s Eye…

Forcément, il fallait bien que les méfaits du clown acrobate finissent par attirer l’attention de super-héros… Et comme le scénariste s’était donné un certain mal à nous démontrer que Bull’s Eye craignait tout sauf des flèches, il fallait bien que le seul héros local soit Green Arrow. Assez rapidement on nous montre trois occasions où l’archer vise Leapo pour finalement le manquer. Le criminel s’enfuit en criant « Touchez le Bull’s Eye pour 10 cents seulement ! », singeant ainsi le slogan qui marquait son attraction au cirque. Un soir, Oliver Queen est chez lui en train de lire le journal quand il s’aperçoit qu’un procureur mystérieusement est précisément l’homme qui avait envoyé Leapo en prison. Mais le jeune Roy Harper (Speedy) attire l’attention de son mentor vers un article voisin. Un concours devrait se dérouler au Club de tir à la cible Westpark. Des cibles ! « Peut-être que c’est une conclusion dingue mais je pense que nous ferions mieux de contacter le Club Westpark » s’exclame Green Arrow en enfilant son costume de super-héros.

Arrivés au Club Westpark, les héros s’élancent pour empêcher les concurrents de tirer sur une grosse cible. Ils ont repéré quelque chose de suspect. Mais les tireurs de carabine avouent, tout penauds, qu’ils ont déjà tiré avant l’arrivé de Green Arrow. Quand on va inspecter la cible, on découvre derrière le procureur disparu, attaché à un poteau. Il a été tué par les tirs, comme s’il s’était trouvé devant un peloton d’exécution. Derrière le panneau de la cible, dans une sorte de tranchée, les héros surprennent également Bull’s Eye avec quelques hommes de main. A nouveau Green Arrow tente de le coincer avec ses flèches et à nouveau il ne fait pas mouche. Ce qui semble vraiment bizarre dans l’histoire, quand on la regarde de nos jours, c’est qu’Oliver Queen s’entête à tirer des flèches traditionnelles alors qu’il dispose de projectiles-gadgets (comme la flèche à filet) qui pourraient piéger même une cible mobile. Mais en fait l’utilisation des flèches truquées de Green Arrow ne s’est vraiment généralisée que dans le courant 1946 (avant l’archer n’utilisait que des flèches normales). Ce genre de ressources ne faisait donc pas encore partie des habitudes du héros. Bull’s Eye s’enfuit à nouveau et les deux héros doivent se contenter d’interroger les hommes de main… qui, restés fidèles à leur patron, refusent de parler.

La nuit venue, à défaut d’autres pistes, Green Arrow et Speedy s’introduisent chez l’un des malfrats capturés. Ils trouvent un bout de plan avec un sigle représentant une cible et en déduisent que c’est forcément lié à un prochain hold-up de Bull’s Eye. Le plan un monument (un sorte d’obélisque), avec l’inscription « moor » et les lettres « L.M. ». « Moor » peut désigner un marais… mais avec cela les deux archers ne sont guère plus avancés. Le lendemain, quand même, ils prennent place à bord du Arrowplane et s’envolent en direction de Washington. Devant les questions de Speedy, Green Arrow répond qu’il a une sorte d’intuition (on notera que c’était le cas déjà lors du concours de tir de Westpark et que le scénario a vraiment beaucoup de mal à justifier les progrès de l’enquête par une vraie logique de limier). Speedy s’interroge. Va pour le monument… mais il n’y a pas de marais à Washington !

Une fois arrivés dans la capitale américaine, les héros écoutent la radio de la police, qui ordonne à toutes les voitures disponibles de se rendre sur Pennsylvania Avenue, là où vient d’éclater une fusillade avec les hommes de Bull’s Eye. Bien sur, Green Arrow et Speedy s’y rendent en vitesse mais arrivent trop tard. Ne reste que quelques policiers qui n’ont pu empêcher Bull’s Eye de s’enfuir. Et les témoins ont entendu comme un bruit de dirigeable. Un dirigeable ? C’est l’indice qui manquait à Green Arrow. Car « Moor » est aussi un verbe similaire à « amarrer ». Il ne s’agissait pas de « marais » : On amarre un dirigeable quelque part ! Grâce au plan découvert plus tôt, le héros comprend que la bande de Bull’s Eye s’est cachée au Lincoln Memorial. Et, là bas, ils découvrent bien le dirigeable amarré (comme il fait nuit, cela explique que la population n’ait rien vu). Bull’s Eye est d’ailleurs en train de descendre le long du monument, sur une échelle de corde. Cette fois Green Arrow ne vise pas l’acrobate insaisissable mais bien l’échelle qui le tient en position. Cette dernière étant coupée, le clown tombe dans le vide mais il avait prévu ce genre de circonstance : son costume est un « para-suit » qui ralentit sa chute. N’empêche ! N’écoutant que son courage, Speedy aussi s’élance dans le vide, en se demandant si le « para-suit » sera capable de tenir le poids de deux personnes.

Bull’s Eye sort un revolver pour menacer le jeune garçon mais Speedy est plus rapide et roue de coups son adversaire clownesque. Il manque visiblement une case à Leapo puisqu’il s’écrie une fois encore « Touchez le Bull’s Eye ! Ha Ha ! C’est seulement dix cents ! ». Mais Speedy n’a que brièvement le dessus. Le clown meurtrier se relève, prêt à faire usage de son arme. Heureusement Green Arrow a achevé de redescendre du monument et le vise. Mais n’a-t-il pas déjà manqué Bull’s Eye plusieurs fois ? Oui, mais l’archer prépare un truc. Plutôt que de tirer une seule flèche au centre et rater la cible, il en tire deux d’un coup, qui prennent Bull’s Eye en « sandwich », le clouant au niveau de chaque épaule…

Bull’s Eye finit donc en prison, promettant qu’il en sortira pour se venger. D’ailleurs il tiendra sa parole dès le numéro suivant et on le verra encore quelques fois dans des combats contre Green Arrow alors que, comme nous le notions en ouverture, il était rarissime que des criminels apparaissent régulièrement dans les épisodes de l’archer vert. Il est vrai que Bull’s Eye est plus un acrobate déguisé en clown qu’un clown criminel. Ses interventions sont donc bien plus physiques que celles du Joker (ce dernier, lui, préfère souvent l’utilisation d’armes à l’effigie de son visage) mais il existe une certaine ressemblance qui va grandir avec le temps. Dans World’s Finest Comics #35, par exemple, Bull’s Eye à une voiture portant son logo ainsi que tout un QG et une attitude assez proche du joker, le talent pour l’acrobatie en plus. En définitive, les deux personnages occupent un peu la même place dans la cosmogonie des héros respectivement concernés. Bien sûr, Bull’s Eye étant tombé en désuétude dans le courant des années 50, les auteurs contemporains ne se sont guère intéressés à lui. Qui plus est, quand il a été relooké par Neal Adams, Green Arrow a essentiellement tourné la page sur sa version du Golden Age et, avec elle, sur les adversaires qu’il croisait à cette époque. Peut-être aussi que la place croissante prise par les flèches à gadgets de Green Arrow à partie de 1946 rendaient difficilement crédible l’idée d’un acrobate qu’on ne pouvait toucher… Le criminel n’a pas eu droit à son équivalent de « Killing Joke », n’a pas été modernisé et demeure de ce fait assez obscur. Mais c’est un visage qu’il serait sans doute intéressant de revoir un de ces jours dans une des diverses séries de DC qui « consomment » des super-villains (Secret Six ou Suicide Squad, par exemple). L’idéal serait encore de voir ce que le Joker peut penser de cet imitateur…

[Xavier Fournier]
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