Coronavirus COVID-19 et comics, état des lieux au 19.03.2020
19 mars 2020Depuis le week-end dernier la plupart des commerces ont baissé le rideau pour cause de confinement, avec un certain nombre de conséquences sur la distribution, l’édition et la vente des comics en France, après avoir déjà balayé un grand nombre de festivals liés à la BD et aux comics. La date du Free Comic Book Day serait décalée, en espérant que d’ici là l’évolution de la situation le permettra. Il est bien évident que l’urgence, à l’heure où des gens meurent, reste la pandémie et les moyens de la contenir, que l’industrie des comics n’est pas la seule qui souffre en cette période d’économie à l’arrêt (*). Simplement, site consacré aux comics, il nous parait opportun de nous pencher sur cette question (laissant à d’autres le soin d’aborder les fermetures dans d’autres domaines, également préoccupantes, mais en dehors de notre champ d’action. Il est évident que ce qui suit est une « photographie » de la situation à l’instant et que tout peut évoluer dans les jours à venir.
Bad Timing
En 2001, au lendemain d’un 11 septembre de sinistre mémoire, DC Comics mettait en vente un comic-book produit depuis plusieurs semaines et qui montrait le QG de Lex Luthor sous la forme de deux tours jumelles dont l’une, endommagée, émettait un panache de fumée. La chose avait créé un mini scandale, certains, peu au fait des délais de création d’un comic-book, étant convaincu que DC Comics avait voulu « faire un coup » en s’inspirant des attentats de New York, survenus quelques heures plus tôt. En 2020, rebelotte : le monde occidental est en train, pays après pays, de se mettre en quarantaine en espérant déjouer une pandémie. La faute à pas de chance, c’est ce mercredi que parait aux USA le coup d’envoi du tout nouvel éditeur AWA Comics (le nouveau label de Bill Jemas et Axel Alonso) : le premier numéro de la série The Resistance (par Michael Straczynski et Mike Deodato), à priori prometteur, s’ouvre sur ce préambule : une terrible pandémie a tué une partie de la population mondiale, le tout agrémenté de scènes de rues désertes. Bien sûr, là aussi le scénario était produit de longue date. Nul doute que certains n’y comprendront pas grand-chose et reprocheront à AWA d’entretenir les peurs. Le minutage n’est pas le bon. Mais y a-t-il un bon timing pour sortir un comic-book quand on parle d’une catastrophe mondiale doublée d’une crise économique majeure ? Plusieurs éditeurs de comics en France ont d’abord annoncé des mesures de télétravail, à commencer par Panini Comics, doublement impacté du fait de la structure franco-italienne de l’équipe. La plupart des éditeurs du secteur leur ont emboité le pas ces derniers jours avant d’annoncer la suspension pure et simple de leur planning de publication. A quoi bon, en effet, sortir des nouveautés quand il n’y a plus vraiment de points de ventes ?
Obstacles et distances
C’est que ce n’est pas vraiment comme si, dans les mois précédents, la position des librairies avait été enviable. Il y a quelques semaines, Album Comics [SITE / PAGE FACEBOOK] jouait la carte de la transparence sur sa situation déjà terrible en évoquant les remous indirects de deux années de contestation sociale dans les rues de la capitale, suivie de l’incendie de Notre-Dame (la chose peut paraître anecdotique ou éloignée des comics mais plusieurs des boutiques spécialisées de Paris se trouvent non-loin et profitaient jusqu’ici du passage des touristes). Gauthier, responsable communication d’Album Comics, explique : « La situation était difficile par le passé. Notre appel de détresse avait été relayé et entendu par beaucoup de gens et on avait vu la courbe s’inverser. Avec ce nouveau coup dur, on ne sait plus du tout où on va cependant. On avance à vue ! Cela va dépendre de notre capacité à continuer à envoyer les commandes des clients, à recevoir nos commandes de la part des fournisseurs et de l’évolution de la situation en France et dans le Monde. Nous tiendrons notre public au maximum au courant au fil des jours, au travers de nos réseaux sociaux et notre newsletter. »
Dynamo, l’un des patrons de Central Comics [SITE / PAGE FACEBOOK] (également à Paris) dresse un tableau très contrasté de la situation pré-confinement : « Dans l’année et demie écoulée, ça a été la cata totale. On a tout eu. Les gilets jaunes, les grèves… c’était déjà très compliqué. D’autant qu’il faut comprendre que lorsque les gens n’achètent plus pendant quelque temps, ils n’achètent pas double quand ils reviennent. Bien sûr on a nos habitués qui suivent fidèlement leurs séries préférées et qui ne vont pas arrêter. Mais chez nous le client occasionnel, celui qui rentre par curiosité ou qui ne passe que de temps en temps, ça doit représenter la moitié de notre chiffre d’affaire. Ce client-là, il ne se dit pas qu’il va dépenser deux fois plus quand ça se débloquera. S’il a l’habitude de poser un billet sur le comptoir, il ne va pas poser deux ou trois billets. Les fidèles reviendront prendre leurs commandes, mais c’est avec le client occasionnel, qu’on a un gros manque à gagner. Nous, encore, on a de la chance parce qu’on se déplace beaucoup sur les salons et du coup c’est une manière d’aller vers des clients qu’on ne rencontre pas dans la boutique. Mais là forcément, cela remet tout à plat. En plus toutes les boutiques n’ont pas forcément les équipes pour participer à des salons. Et encore reste à savoir ce que donnera le calendrier des salons quand tout cela se débloquera. Je pense qu’on tiendra le choc tant bien que mal. Mais j’ai peur que cela soit le coup de grâce pour certains. Et franchement, on pourrait penser que je me fiche de la concurrence mais une autre boutique qui ferme, ça fait forcément le jeu d’Amazon » En province, le récit n’est pas forcément plus rose, bien qu’il soit parfois pittoresque. Avant l’épidémie, Damien Rameaux, l’un des patrons d’AstroCity [SITE / PAGE FACEBOOK] (Lille), avait pris l’habitude de documenter sur les réseaux sociaux le mépris affiché par les ouvriers et prestataires d’un chantier voisin : pendant des mois sa vitrine a été caché par des bétonneuses, des camions de livraisons ou l’enseigne de la librairie a servi à porter des câblages, au mépris du danger ou des règles en milieu urbain. Enjamber les tranchées, contourner le camion pour espérer entrer dans la boutique, c’était déjà un jeu de piste. Et ça c’était avant que les boutiques soient confrontées au confinement.
QUID DES KIOSQUES ? Depuis des années, Presstalis, le numéro 1 de la distribution de journaux et de magazines en kiosques, est notoirement mal géré. Pour le dire clairement, ces remous jouent pour beaucoup dans le fait que les éditeurs VF de comics, pris à la gorge, ont été obligés de migrer principalement vers les librairies et les Relais H avec un choix simple : passer en librairie ou disparaître. Même avant les événements actuels, beaucoup tableaient sur un dépot de bilan imminent de Presstalis. Avec le confinement, c’est la fin de partie annoncée pour Presstalis (et tristement pour certains petits éditeurs qui y restaient coinçés. Un article de Stratégies paru ce jeudi annonce le dépot de bilan de Presstalis d’ici le 26 mars 2020. Paradoxalement cette nouvelle pourrait provoquer une redistribution des cartes une fois le confinement terminé, sous réserve qu’un repreneur (où une nationalisation au moins partielle ?) ne se contente pas de continuer « comme avant ». Une restructuration (ou une disparition) de Presstalis découcherait pour de nouvelles règles pour la distribution de la presse, impactant aussi la concurrences. Niveau comics, cela peut être une mauvaise nouvelle (entériner définitivement le départ des kiosques pour ces BD) ou une bonne : si un changement de fonctionnement optimisait au contraire la distribution kiosques, cela pourrait provoquer un retour vers les kiosques. Mais tout cela reste, pour l’instant, dans le domaine des « Si ».
Circuit fermé
A Paris, Arnaud Lapeyre, l’un des trois gérants de la boutique Pulp’s Comics [SITE / PAGE FACEBOOK] raconte : « Dès lors que Macron a annoncé la fermeture des écoles, jeudi soir, je ne dirais pas qu’on a vu le coup venir mais on s’est dit qu’il y aurait une grosse baisse de fréquentation et qu’il valait mieux demander à nos employés de rester chez eux, ne serait-ce que pour leur sécurité. On avait imaginé qu’avec Anne et Claude, les autres gérants, on ferait tourner la boutique en équipe réduite. Et puis bien sûr pas la suite c’est devenu impossible ». Depuis samedi soir, en effet, les librairies spécialisées dans les comics sont (au même titre que de nombreux autres commerces) fermées en France après avoir vu leur fréquentation fortement baisser dans les semaines précédentes, en raison de l’inquiétude croissante. Plusieurs de ces boutiques, équipées de site de ventes par correspondance, ont d’abord communiqué (essentiellement sur les réseaux sociaux) sur le fait qu’elles espéraient pouvoir continuer de livrer à distance, travaillant de manière « dématérialisée ». Mais la plupart ont dû renoncer à ces projets : bien qu’en théorie la distribution du courrier soit encore assurée, de certains bureaux de poste ont fermé leurs portes faute de personnel. Fred, le patron d’Excalibur Comics, situé à Chambéry [SITE / PAGE FACEBOOK], explique sur sa page FB que dans les conditions actuelles la Poste ne garantit plus les marchandises acheminées ni les délais de la livraison. Des enseignes comme le lyonnais Comics Zone, le lillois AstroCity ou le parisien Pulp’s, après avoir évoqué la solution de la livraison, ont dû, comme Excalibur, se raviser. Fred rejoint un peu le constat du parisien Dynamo : « Je reçois beaucoup de messages publics ou privés de soutien et c’est plutôt bon pour le moral. Avec les habitués, cela se passe bien, beaucoup font des commandes sachant que je ne puis et ne souhaite faire des expéditions comme je l’ai précisé sur la page FB du site. En revanche, pour les acheteurs plus occasionnels, dont les derniers inscrits qui viennent faire leurs achats pour pallier aux librairies fermées, c’est plus difficile car beaucoup annulent et demandent des remboursements. Donc, on verra comment on va tenir niveau trésorerie ». A Lyon, Kader, patron de Comics Zone [SITE / PAGE FACEBOOK],, parle d’un élan spontané de clients fidèles « On a très vite été contacté par des gens qui nous demandaient comment aider. Il y a des gens qui ont payé pour leurs commandes des mois à venir. On a les meilleurs clients du monde. Et je dois dire que c’est vraiment touchant de constater la solidarité qui existe dans la filière. On s’appelle les uns les autres entre boutiques ou fournisseurs, même des auteurs de comics ; pour lisser un peu tout ça ».
Même à Paris, l’organisation reste difficile, comme l’explique Arnaud : « En fait la plupart des bureaux de postes aux alentours sont fermés. Il en reste un mais ça suppose de faire la queue longtemps et finalement en termes de sécurité et d’éviter les groupes, ce n’est pas ça non plus » Les alternatives à la Poste se font rares. Le réseau Mondial Relay a suspendu ses opérations au moins jusqu’au 15 avril. Du côté d’Album Comics, à Paris, cependant, on annonce encore poursuivre les expéditions. Paradoxalement, les déboires d’Album Comics ont fait que la boutique, qui cherchait déjà à optimiser ses ventes, avait déjà musclé son activité expédition ces dernières semaines, quitte à braver, tant que c’est possible, les files d’attente dans les bureaux d’expédition, comme l’explique Gauthier « Cette semaine nous avons mis l’intégralité de l’arrivage hebdomadaire en ligne, incluant toutes les news en VO par exemple. La réaction idéale du public pour nous serait de s’abonner à notre newsletter et nos réseaux sociaux afin d’être tenu au courant de la situation au jour le jour. Ensuite si le public a besoin de se divertir et recevoir sa dose hebdomadaire de comics, le mieux pour lui est de la commander directement sur notre site ! Nous avons la chance incroyable d’avoir développé par le passé des outils pour servir au mieux le client également en ligne. Nous avons un site de vente en ligne sur lequel nous essayons d’avoir un maximum de produits que vous pouvez retrouver en boutique. Notre newsletter et nos réseaux sociaux relaient les produits que nous mettons en avant. Tant que nos partenaires travaillent eux aussi, que nos outils fonctionnent et que les conditions de confinement n’évoluent pas en pire, nous enverrons les commandes des clients tous les jours. Bien sûr si la situation change, nous en avertirons immédiatement notre public. «
QUID DES EDITEURS VF ? Faute de pouvoir vendre leurs livres, la plupart des éditeurs VF ont déjà annoncés suspendre pour l’instant leur planning de parutions pour les semaines à venir, en espérant le reprendre le plus rapidement possible. Panini, par exemple, continue d’annoncer ses sorties pour juin 2020 en espérant d’ici-là un retour à la normale. Mais une question est posée : après la fin du confinement, le marché peut-il absorber les sorties habituelles mais aussi tous les titres différés pendant les semaines de fermeture. Certaines pistes évoquées par aux USA par Eric Stephenson (responsable d’Image Comics) dans une lettre ouverte pour soutenir l’industrie des comics pourraient être judicieuses en France : suspendre toutes les publications « non essentielles » (par exemple les réimpressions) afin d’arriver à un nombre de titres cohérents que le marché arriverait à digérer et qui serait attractif pour les lecteurs. En gros, supprimer les rééditions permettrait de publier plus de « news ». Malheureusement l’astuce a ses limites : il faut plusieurs mois pour produire un album et la production des rééditions pour les mois à venir (par exemple celles qui visaient les sorties cinés de Bloodshot, New Mutants ou Black Widow, autant de films différés) est déjà dans les tuyaux.
Source : la lettre ouverte d’Eric Stephenson
Le gros poisson qui risque de manger les autres
La principale crainte du milieu des libraires (spécialisées ou pas) ? Que le lectorat, privé d’un accès habituel à ses comics, se rue sur Amazon pour commander tout et son contraire (ce qui ferait, au moment de la réouverture, un manque à gagner pour les boutiques françaises). Le Gargantua de la distribution internationale annonce recruter 100000 personnes pour faire face à la demande. Rien que ça. Pourtant, il convient de le souligner : les lecteurs de comics qui iront butiner de ce côté-là risquent bien de marquer un but contre leur camp et, à terme, de s’en mordre les doigts. Dynamo martèle : « Il ne faut pas que les gens se fassent d’illusion là-dessus. Amazon vise à dévorer la concurrence des librairies avec des prix très bas. Mais le jour où ils auront les coudées franches, ils n’auront plus de raison de maintenir des prix bas, ils augmenteront et au bout du compte tout le monde sera perdant » Fred, d’Excalibur Comics, va dans le même sens : « Je pense la réaction idéale serait que les clients évitent de se précipiter sur Amazon pour compenser ce qu’ils ne peuvent acheter en boutique par suite de la fermeture obligatoire de nombreux commerces (que ce soit en librairie ou autres). Également, pour les librairies où ils ont leur habitude, faire déjà des réservations et des précommandes dans la mesure du possible où ils le peuvent (car ils sont certainement aussi touchés par la récession causée par le Covid-19). »
Aucun géant mondial ne vaudra jamais un commerce avec « pignon sur rue », avec des vendeurs en chair et en os qui sont capables de renseigner ou d’informer. Chaque client a ses propres « histoires d’horreur » sur un vendeur antipathique ou pas compétent. D’accord. Mais Amazon n’a jamais fait venir un auteur de comics pour une dédicace, n’a jamais investi un euro dans la filière, qui profiterait aux boutiques ou à l’organisation de festival. Une chose est sûre, chaque euro dépensé chez Amazon est un euro qui n’ira pas dans un point de vente fixe. Même si vous habitez loin d’un comic-shop et que vous avez l’habitude de commander à distance à votre librairie préférée, cela reste un lieu réel, que vous pouvez visiter un jour, à l’occasion d’un déplacement. Amazon ? Ce n’est pas le cas et ce n’est pas non plus, jusqu’à preuve du contraire, celui qui a le plus besoin d’argent dans le contexte actuel. S’ajoute d’ailleurs ces dernières heures des protestations de syndicats, protestant contre les conditions actuelles de travail pour les salariés du groupe, avec des consignes de sécurité non respectées. On connait le geek volubile quand il s’agit de dénoncer les monopoles, réels ou abstraits, de certains gros éditeurs, pour râler quand Disney avale Pixar, puis Marvel, puis Lucas, puis la Fox. Mettre un euro dans Amazon, par les temps qui courent, c’est clairement encourager un monopole en devenir et tourner le dos aux indépendants.
Damien, d’AstroCity, ne décolère pas, en constatant qu’il lui est impossible de livrer ses clients mais que, par ces temps de confinement, des livreurs de grandes enseignes continuent le porte-à-porte pour des achats de livres. De même, sous couvert d’avoir des rayons alimentaires, certaines grandes surfaces continuent de vendre les livres en stock. Chez Pulp’s on a un peu une double casquette puisqu’à travers la structure ALCA, Pulp’s est aussi le distributeur qui alimente plusieurs autres boutiques en Province ou à Paris. Mais Arnaud est intransigeant : « On a fait le choix de suspendre l’approvisionnement jusqu’à la fin de la crise. On part du principe que nous sommes tous dans la même merde et que nous serons tous solidaires les uns des autres. Pas question d’ouvrir le robinet de la distribution uniquement pour certaines boutiques si d’autres sont dans l’impossibilité d’opérer. Tout le monde recevra ses commandes à la reprise et en même temps. Et tout le monde l’a bien compris dans l’ensemble. Nous n’avons qu’un client qui a tenté d’insister, parce qu’il n’a sans doute pas pris la mesure de la situation ». [MISE A JOUR : ce 20 mars, par communiqué, le distributeur Diamond UK a annoncé qu’il suspendait ses opérations (et donc ses livraisons à ces clients), ce qui semble entériner pour quelques semaines la fin des arrivées de news, même pour ceux qui opéraient encore en VPC. Il parait de plus en plus probable que la maison-mère américaine optera pour une solution similaire dans les jours à venir.].
QUID DES FESTIVALS ET CONVENTIONS ? En France, les festivals culturels ont été les premiers à sentir le choc, souffrant tour à tour des interdictions visant les rassemblements de plus de 5000 personnes, puis 1000 personnes, 100 et finalement tout rassemblement. Paris Manga & Sci-Fi Show a été annulé à quelques jours de la date mais globalement de nombreux rendez-vous incorporant des invités typés « comics » prévus pour mars, avril ou mai (Made In Comics mais aussi la convention belge FACTS…) ont été annulés ou, au mieux reportés à une date ultérieure. Premier touché, Laurent Tanguy, le patron de Paris Manga & Sci-Fi Show, expliquait dès le début mars au Parisien que la situation mettait en danger sa structure. Il y a aussi une forme de ruissellement du problème : les exposants et vendeurs qui avaient commandé des marchandises dans l’idée de les vendre dans les salons du printemps se retrouvent coincés avec des stocks qu’ils ne peuvent vendre. Pour autant même si la situation revenait à la normale en l’espace de quelques semaines, la situation resterait problématique : la maladie n’évolue pas de la même manière selon les pays et compliquera sans doute pour des mois la présence d’invités internationaux, qu’il s’agisse d’acteurs ou d’artistes (y compris venant d’Europe) au-delà du confinement. Même des manifestations qui semblent les moins menacées (puisque se déroulant à l’automne) pourraient avoir du mal à attirer autant d’invités qu’avant.
En prévision du retour
A l’heure où nous avons contacté ces différentes boutiques, la plupart s’organisaient en prévision de la reprise. Elle pourrait venir à la fin de la période de confinement, certes, mais peut-être AVANT : ce matin sur France Inter Bruno Le Maire expliquait qu’une ouverture partielle des librairies était à l’étude (les clients auraient alors le droit de venir chercher leur commande). Dans tous les cas les libraires comics préparent la réouverture et veulent rester attractif en annonçant à leurs clientèles des produits exclusifs ou de nouvelles mesures. A Lyon, Kader, depuis toujours un militant acharné du Free Comic Book Day, explique cependant que le FCBD prévu début mai devrait, sauf miracle, être décalé : « Décalé mais pas annulé. Ça aura lieu quoiqu’il arrive tout bêtement parce que les comic-books gratuits supposés être distribués à cette occasion ont été envoyés à l’imprimerie la semaine dernière, alors qu’il n’était pas encore question de confinement. On va probablement regarder si on trouve une date sur juin qui arrange le plus grand nombre. On a eu aussi de belles surprises comme le dessinateur Paul Renaud qui nous a spontanément contacté pour savoir comment il pouvait nous aider. On va ainsi avoir un sketchbook exclusif avec du matériel de Paul mais aussi d’Olivier Vatine que nos clients pourront avoir s’ils commandent chez nous ».
Fred, d’Excalibur Comics, est sur la même longueur d’onde : « C’est une très bonne idée de la part de Kader et de Laurence. Grâce à leur dynamisme lors du FCBD et l’organisation d’autres évènements, ils ont pu nouer des relations avec de nombreux auteurs. Dans mon cas, avec une librairie uniquement tournée vers la vente en ligne, cela «m‘isole » un peu hélas et c’est plus compliqué de faire ce genre de proposition. En revanche, comme chaque mois de mars correspond l’anniversaire de la création du site, je devais proposer la rituelle lithographie exclusive comme les années précédentes. La triste actualité m’a empêché d’en faire le lancement mais je vais tenter de m’appuyer dessus. » On a déjà évoqué la couverture exclusive d’House of X chez Pulp’s mais Gauthier d’Album Comics explique également : « On avait gardé plein de cadeaux bonus pour des occasions futures. On se dit que c’est le meilleur moment pour remercier notre public de continuer à nous soutenir en ces temps incertains ! Et nous continuerons à livrer notre public pour le soutenir au quotidien pendant le confinement ! ». Nous sommes encore au début du confinement et il y a fort à parier que les autres libraires eux aussi cogitent sur ce genre de « plus » ou prévoient, dès que possible, de multiplier dédicaces et événements pour rappeler que sur ce terrain aucun grand distributeur ne peut les concurrencer.
Bien entendu, aucun libraire spécialisé ne vous conseillera de vous tourner vers la lecture numérique, le temps que les choses se tassent. Mais il faut dire que pour ce qui est de la VO, ils ont un argument de taille. Comixology, le leader dans le domaine, a augmenté fortement ses prix en Europe ces dernières semaines. Lire un comic-book VO est subitement devenu beaucoup plus cher en euros que la version papier et donc contreproductif. Dynamo est soulagé de constater qu’il peut compter sur la fidélité de sa clientèle : « On a communiqué en début de semaine par mail avec nos habitués, en leur expliquant que la situation était compliquée mais qu’on continuait de prendre les commandes pour les mois à venir et qu’ils pouvaient faire le choix, s’ils le voulaient, de régler à la commande, pour faire que la trésorerie soit moins malmenée. Et franchement les gens ont été très réactifs. On a eu plein de messages de soutien en retour et aussi de confirmation de commandes. Ça ne fait pas tout, mais ça soulage. Rien qu’aujourd’hui j’en suis à sept messages de soutien de clients. Ça aide beaucoup dans un premier temps. Après, bien sûr, l’inconnu c’est la durée du confinement. Si ça devait s’éterniser, le problème prendrait encore une autre taille ».
Un comic-shop commande les futures sorties de comics avec, en gros, presque un trimestre d’avance. C’est à dire que les boutiques, bien que fermées, reçoivent des colis de commandes fin 2019 ou début 2020. AstroCity ou Excalibur prennent soin de poster les couvertures des BD arrivées, histoire de rassurer la clientèle : les comics sont bien là et seront disponibles dès réouverture. Comme l’explique Damien : « On a reçu les news US cette semaine (qu’on ne peut pas vendre !!!). Ce qui fait que des factures arrivent… mais pas les rentrées d’argent, faute de ventes. Pourtant de ce côté-là, le manager d’AstroCity tempère, comptant sur la compréhension du distributeur et un étalement des factures ; « Diamond a tout intérêt à conserver ses points de vente. S’ils poussent trop, un paquet de shop va fermer. J’attends un communiqué dans ce sens (le distributeur américain vient de commencer à le faire aux USA NDLR), d’ailleurs, qui évoquerait un décalage des livraisons et des facturations. En VF la plupart des distributeurs se sont déjà manifestés dans ce sens. J’incite mes clients (abonnés ou pas) à faire des réservations que je compilerai dès la fin du blocage – pour autant que Diamond continue ses livraisons… ». Et ça, c’est une autre vraie question. Combien de temps les USA vont-ils continuer de produire et de livrer des comics ?
QUID DES SORTIES CINEMA ?
Les salles de cinéma étant fermées en France, jusqu’à nouvel ordre, les sorties de différents films tirés de comics ont été directement impactées, en particulier Bloodshot, New Mutants et Black Widow. Aux USA, Bloodshot est sorti au moment où l’opinion américaine commençait à réaliser l’étendue de la pandémie. Les résultats commerciaux ont été désastreux et le film tentera sa seconde chance à partir du 24 mars via une sortie sur plateforme numérique. Prévue en juin, Wonder Woman 1984 semble plus à l’abri. Et pourtant, toujours à cause de l’apparition décalée de la maladie dans différents pays, rien n’est acquis. On pourrait arriver à une situation où la sortie serait possible en France ou dans certains pays mais pas dans d’autres, auquel cas Warner pourrait quand même décaler la date. Il convient cependant de souligner que deux ou trois semaines en arrière peu de gens anticipaient l’ampleur du confinement actuel et que du coup il est hasardeux de faire des pronostics, bons ou mauvais, sur trois mois. Mais beaucoup de films actuellement en tournage ont suspendu leur production. Des films prévus pour 2021 (comme le Batman de R. Pattinson) pourraient être retardés de plusieurs mois.
A la source…
Aux Etats-Unis, depuis quelques jours déjà, la plupart des éditeurs de comics ont encouragé le télétravail et, le plus souvent, carrément fermés leurs bureaux. Dans la pratique, cette mesure est moins spectaculaire qu’on pourrait le croire : cela fait des décennies que la majeure partie des comics ne sont plus créés en interne dans les bureaux de l’éditeur. Un scénariste anglais peut très bien travailler avec un dessinateur français (c’est le cas par exemple pour Avengers/Defenders : Tarot, d’Alan Davis et Paul Renaud). Les employés sur place sont souvent des postes éditoriaux et administratif. Or, un responsable éditorial peut aussi bien continuer à gérer les choses depuis chez lui. La situation, à ce niveau, peut tout au plus ralentir les choses. Le problème peut venir d’ailleurs, alors que l’Amérique prend conscience du danger et que plusieurs états ont déjà optés pour le confinement général et la fermeture de certains commerces. New York pourrait être confiné de la même manière d’ici quelques jours. On pourrait arriver très rapidement à une situation où l’industrie des comics se retrouverait dans la même situation que les studios de cinéma. Devant la fermeture massive des salles (et l’échec prévisible de tout film qui se risquerait à tenter une sortie), les studios reportent les sorties de films. Pour les comics, la chronologie des médias est différente et la sortie en librairie est généralement synchrone de la vente numérique. Mais les ventes dématérialisées sont encore anecdotiques et, même s’il est à prévoir qu’on observe un pic de ce côté-là, il est peu probable que le numérique arrive à compenser l’absence des boutiques. Même si on se maintenait dans une situation où il est encore possible d’imprimer des livres (ce qui n’est pas certain dans les semaines à venir) se poserait donc la question de leur diffusion. Par exemple pour Marvel, qui est sur le point de lancer son nouveau crossover Empyre, faire comme si rien n’avait changé serait commercialement suicidaire. On pourrait donc assez vite arriver à une situation où les éditeurs américains suspendraient d’eux-mêmes leurs sorties plutôt que de risquer d’aller droit dans le mur.
Sans conventions…
Le problème est double pour les petits éditeurs qui, en dehors des ventes du réseau Diamond, vendent beaucoup d’exemplaires en direct lors des conventions américaines. Or, comme en France, celles-ci sont annulées les unes après les autres et la question de la tenue de la Comic Con de San Diego est maintenant posée. Si tout le monde espère, bien sûr, que la situation épidémique pourra être réglée d’ici le mois de juillet le manque de visibilité, la difficulté de maintenir des guests internationaux et l’annulation massive d’exposants (qui n’auront plus forcément les moyens de prendre des stands) fait que la principale manifestation estampillée « comics » au monde pourrait être annulée ou décalée. Dans ce cas, autant de ventes pour les petits éditeurs s’évaporeraient ou au mieux seraient retardée. Le contexte « favorise » les éditeurs qui ont les réserves financières pour faire le dos rond. Pour les autres ? Même si au mois de juin ou juillet les ventes de Diamond devaient afficher les chiffres que l’on connaissait jusqu’ici (et ce n’est pas prouvé), cela ne changerait pas que toutes les ventes en festival se seraient désintégrées. Pour un petit éditeur qui ne diffuse que quelques milliers, voire quelques dizaines de milliers d’exemplaire via Diamond, les ventes en festival peuvent parfois représenter la moitié du tirage, voire plus. Qui plus est ce sont des ventes sans « marge » du distributeur et elles sont généralement beaucoup plus intéressantes pour l’éditeur. Leur disparition, pour les plus petits labels, est une calamité invisible pour ceux qui ne regarderont que les chiffres de Diamond.
Et les artistes dans tout ça ?
Les autres victimes de la disparition des festivals et conventions, ce sont les artistes de comics. Les ventes d’originaux, de tirages limités ou les commandes de dessins lors de ces événements sont parfois une partie importante de leurs revenus. Pour certains, c’est ce qui les fait vivre entre deux projets. D’autant que dans le même temps, si les éditeurs sont amenés à revoir leur planning de production, les commandes de pages intérieures pourraient connaître un « trou » de quelques semaines ou mois. Le confinement et l’interdiction des manifestations, la difficulté nouvelle pour expédier des originaux, tout cela va les mettre à mal (et ce n’est pas non plus comme si les USA assuraient un système de protection sociale similaire au notre). Sur ce plan, pour ceux qui pensaient croiser certains artistes dans des conventions ce trimestre, il n’est peut-être pas inutile de prendre contact avec les créateurs concernés et leur commander des « art commissions ». Les artistes en ont besoin pour tenir le coup. Qui plus est en général la réalisation d’un dessin commandé peut prendre plusieurs semaines voire quelques mois selon la longueur de la file d’attente. Ce qui fait qu’au final la livraison post-confinement ne devrait pas poser de problème. Attention cependant : se précipiter sur le site ou la page FB d’un artiste en essayant de profiter de la situation pour négocier les prix à la baisse en partant du principe qu’il a besoin d’argent, ce serait non seulement se comporter comme une pourriture mais aussi le chemin le plus court pour se faire « éjecter ».
Et le lectorat ?
La solidarité sera essentielle dans les temps qui viennent. Se ruer sur Amazon peut sembler une « bonne idée » pour ceux qui ont une sensation de manque mais ce n’est une solution pour personne, pas même pour les salariés d’Amazon obligés de risquer leur santé. Cela revient aussi à tirer sur les boutiques de comics, déjà mal en point. Le mieux à faire est d’espérer, idéalement, la réouverture partielle des librairies évoquées par Bruno Le Maire (mais les libraires ne sont pas « chauds » pour des questions de sécurité et de risques de contagion dans les conditions actuelles). Ou la fin du confinement. Comment tenir sans l’arrivage de nouveautés ? C’est simple. On peut mettre à profit ces semaines de pause en relisant ces crossovers interminables, ces longues sagas supercompliquées pour lesquelles vous aviez l’impression de ne pas tout avoir compris. L’enchaînement Infinite Crisis/52/Blackest Night/Brightest Day ? Les titres Avengers et New Avengers d’Hickman précédant Secret Wars ? Ou bien refaites-vous l’intégrale de votre « run » ou de votre série préférée. Walking Dead, le Thor de Jason Aaron, Preacher, la Wonder Woman de Greg Rucka, X-O Manowar, Rai… vos étagères vous attendent. Enfin, dans cette période difficile, un certain nombre d’éditeurs VF ou VO mettent gratuitement à disposition, en lecture en ligne, des albums entiers. C’est le cas de Bliss avec certaines séries et vous pouvez ainsi tester de nouveaux titres… en attendant de pouvoir mettre la main dessus dans quelques temps.
Vous pouvez aussi mettre à profit ces soirées sans news pour indexer votre collection et regarder de plus prêt ce qui vous manque, en attendant la réouverture des librairies. Elles ont besoin de vous mais, ne vous y trompez-pas, vous avez besoin d’elles vous aussi. Et d’ici là un petit mot de soutien sur leurs pages et leur formulaire de contact leur fera chaud au cœur…
Xavier Fournier
(*) PS: Il est évident, aussi, que malgré notre volonté de donner la parole à différents comic-shops cet article n’est pas un annuaire exhaustif. Si votre comic-shop favori est absent, inutile d’imaginer un noir complot ou d’exiger qu’on le rajoute, ceci n’est pas un listing publicitaire. On retiendra que les éléments de discussion cités ci-dessus sont des exemples et qu’il y a de grandes chances que votre point de vente habituel corresponde à l’un de ces cas de figures. Auquel cas l’important est de lui rester fidèle. Si d’aventure vous n’êtes pas un habitué des boutiques et que cet article vous fait prendre conscience de leur existence, vous pouvez, avec un simple moteur de recherche, le nom de votre ville et des termes comme « comics » trouver la solution la plus proche de chez vous et réserver vos titres pour les avoir dès la reprise.
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Analyse a chaud bienvenue,merci pour ce tour d’horizon des problématiques.