En 1940 déjà, Joe Shuster montrait en plan poitrine Clark Kent qui, lunettes en main, se changeait en Superman. Dans « Electric Earthquake », court-métrage d’animation de Dave Fleischer sorti en 1942, le célèbre kryptonien, avant d’agir, se retire dans un coin sombre à l’abri des regards (sauf ceux des spectateurs) pour écarter ostensiblement les deux pans de sa chemise et dévoiler son emblème de super-héros. En 2015, le même geste cadré serré, donnant à voir le même « S », constitue l’avant-dernier plan du générique de la série Supergirl créée par Greg Berlanti et Allison Beth Adler. Durant plus de sept décennies l’image – BD, animée ou cinématographique – est devenue à ce point iconique que nous sommes en droit de l’interroger.
C’est vrai, la fameuse cabine téléphonique dont Superman fera un lieu privilégié pour se changer deviendra elle aussi iconique, au point que les commentateurs et les fans repèreront, archiveront et classeront les différentes occurrences de l’image. Mais cette dernière ne se diffusera pas autant que la stricte ouverture du vêtement civil découvrant l’emblème du costume super-héroïque. Ce geste, au fil du temps et des récits, évoluera en passage obligé pour les scénaristes, dessinateurs et metteurs en scène (John Byrne, avec l’une des couvertures de sa mini-série « The Man of Steel », sera l’un des artisans majeurs du processus). Au fil des déclinaisons le cadre se fera de plus en plus serré, l’arrêt sur image plus appuyé, et, surtout, loin d’être l’apanage de la famille kryptonienne de DC Comics, il sera adopté par d’autres super-héros – y-compris chez le concurrent Marvel -, comme Spider-Man ou encore Daredevil. Oui, il faut bien qu’ils se changent nos super-héros à l’identité secrète, mais faut-il qu’il « dise » quelque chose de fort cet instant-là, pour qu’il soit l’objet du très gros plan et qu’il soit mis ainsi en exergue dans le montage et/ou la mise en page. Alors que dit-il, au juste, ce moment de transition si rapide qu’il pourrait aussi bien être ignoré ?
Tout doit disparaître
On ouvre la chemise, on défait la cravate, accessoirement on ôte les lunettes. Et que fait-on là ? On s’affranchit des rôles tenus dans la société (sphère publique) ou de ceux tenus dans le cadre plus restreint des relations amicales (sphère privée). Le geste est brusque. Il est impératif. C’est simultanément que la chemise se déboutonne et que la cravate se desserre. Il est temps d’agir. Et il est grand temps de se débarrasser des oripeaux obligés de la vie sociale. Il faut pour cela, en une fraction de seconde, les déchirer comme les peaux mortes d’une mue instantanée. Tous les différents personnages que recouvrent ces vêtements volent en éclats. Le Moi s’épure de toutes ses carapaces. Il se réduit. Et pour faire jaillir quoi ?
Ces êtres étranges
On oppose généralement la sphère publique à la sphère privée. Ce qui n’appartient pas à l’une appartient à l’autre et inversement. Ce regard binaire est pourtant incomplet. Il existe un troisième champ : la sphère intime. C’est celle du secret. On le garde pour soi ou on le partage avec des « intimes », précisément. Si être Journaliste (pour Clark Kent), étudiant (pour Peter Parker), avocat (pour Matt Murdock) relève de la sphère publique, et qu’être prétendant de Loïs (pour Clark), neveux de May Parker (pour Peter), fils du boxeur Jonathan Murdock (pour Matt) relève de leur sphère privée, être Superman, Spider-Man et Daredevil est leur sphère intime. Le super-héros est justement cet être étrange qui, quittant la sphère publique et la sphère privée pour investir sa sphère intime, expose cette dernière dans la sphère publique à nouveau. Mais une sphère intime sous protection (un peu comme l’artiste, finalement, qui exposant son intimité de manière codée le plus souvent, avance lui aussi masqué). Tout le monde verra Superman, Spider-Man ou Daredevil, sans savoir que derrière eux se cachent Clark Kent, Peter Parker et Matt Murdock. Sauf que nous parlons là au futur. Car dans le geste du dévoilement dont il est question ici, la transformation n’est pas encore achevée.
Ça reste entre nous
Dans la série TV des années 50, c’est presque ça… Mais pas tout à fait. Le héros préfère se planquer pour se « déshabiller ».
Mais qu’est-il donc ce Moi, lorsque n’étant plus cette lourde accumulation de déguisements sociaux-professionnels, il n’est pas encore cette force surhumaine transcendante ? Et qu’a-t-il donc de si important cet infime laps de temps transitoire, qu’il faille ainsi le souligner, s’y arrêter, le fixer comme un instant d’éternité ? C’est une illustration de J. H. Williams III qui, semble-t-il, colle au plus près du sens profond de ce motif iconique. Peignant Clark Kent ouvrant les deux pans de sa chemise, sa cravate déjà défaite et soumise au geste et au vent, le dessinateur choisit de montrer le personnage en noir et blanc et à contre-jour (le visage n’est qu’une ombre sans détail), réservant les seules couleurs au célèbre « S » de Krypton sur le fond bleu du collant. Clark Kent n’est presque plus là et Superman pas encore.
On peut le dire autrement : Clark Kent est encore un peu là, et Superman est presque déjà là. Cet instant on ne peut plus furtif de la transition est alors celui de l’exposition fugace de la sphère intime « sans protection ». Et personne n’y assiste. Personne, vraiment ? Il s’adresse pourtant à quelqu’un. Car c’est l’instant, au fond, où le héros brise le « quatrième mur » – ce mur imaginaire qui, au théâtre, sépare l’espace scénique de celui du public. Et c’est peut-être ce qui en fait sa fascinante singularité. Ce n’est pas pour rien, en effet, que le super-héros crée cette brèche – sitôt ouverte sitôt fermée. C’est – événement rare et précieux du contact improbable entre virtualité et réalité – pour partager brièvement mais sûrement, avec le lecteur/spectateur (et seulement avec lui !), son « super-secret ».
[Bernard Dato]
Bernard Dato
Bernard Dato, écrivain de kiosque, nouvelliste au MDM, essayiste à Comic Box, haijin à Fitness Mag, Philosophe à Stoicism Today.