Derf Backderf représente un profil assez différent des interviews précédentes dans ce cycle. Aux antipodes des « super-slips », il est devenu célèbre avec son album sur son passé commun avec un serial-killer (Mon Ami Dahmer, aux éditions çà et là). C’est aussi un scénariste/dessinateur dont la production s’écoule en dehors des librairies spécialisées. Du coup, son regard sur les retombées du virus et du confinement se fait sous un angle tout à fait différent.
Comic Box : On commence toujours ces entretiens par vous demander où vous vous trouvez et dans quelles conditions vous subissez la crise sanitaire et les confinements…
Derf Backderf : Je me trouve à Cleveland, dans l’Ohio, qui se trouve au centre du pays. On nous a ordonné de rester à la maison. Les commerces sont fermés. Les écoles sont fermées. Le virus ne frappe pas trop fort ici, pas comme à New York City, où c’est carrément l’horreur. Je suis vraiment très inquiet pour tous mes collègues et amis qui sont là-bas. L’Amérique est un pays assez étendu, du coup il y a des grosses différences d’un endroit à un autre. C’est le chaos complet, bien sûr, puisque nous avons un bouffon pour président, dont l’incompétence garanti que l’Amérique est la nation qui va être la plus touchée. Les dernières prévisions sont vraiment terrifiantes. Le matériel médical manque déjà. Ils ont transformé le centre de convention de New York, celui où se tient chaque année la New York Comic Con, en un hôpital de fortune géant. La vague de virus devrait plus particulièrement frapper l’Ohio en avril. Donc on va se retrouver dans cette situation pour un moment. En tant qu’auteur de BD ma vie quotidienne n’est pas très différente. Mon studio a toujours été à la maison. Je m’aventure à l’extérieur deux fois par semaine, histoire de faire les courses pour ma famille.
C.B. : Le COVID19 s’est manifesté aux USA alors que vous étiez sur le point de lancer la promo de votre nouvel album, Kent State : Four Dead In Ohio. Tout a été repoussé en septembre, même la sortie de l’album. Vous pensez que votre BD va en pâtir ?
D.B. : Chaque sortie de livre prévue pour 2020 va souffrir. Toute ma tournée de dédicace de printemps a été annulée : environ 40 dates de dédicace, de conférences et de festivals, avec des visites en Hollande, en France et en Finlande. C’est décevant mais c’est comme ça. La première moitié de ma tournée devait s’achever à la San Diego Comic Con en juillet, qu’ils n’ont pas encore annulé, mais ce n’est qu’une question de temps. La seconde moitié de la tournée était prévue pour l’automne et reste prévue. Mais je suis pratiquement sûr que ça va être annulé aussi. En fait je suis convaincu que nous n’aurons guère plus de festivals ou de conventions en 2021, tant qu’un vaccin contre cette merde n’aura pas été découvert. Au moins repousser la sortie de mon livre en septembre lui laisse une chance. On peut espérer que les librairies auront réouvert d’ici là. Et puis, c’est tout aussi important, peut-être que les gens penseront à autre chose que le COVID-19 d’ici-là. Mon livre profitait d’un bon « buzz » et tout ça s’est évanoui d’un coup, parti en fumée. Plus personne ne parle d’autre chose que la pandémie (et ça se comprend, bien sûr). Peut-être que dans six mois les gens pourront à nouveau s’intéresser à l’histoire de Kent State. Je réalise que ça à l’air trivial comparé à tout ce qui se passe en ce moment mais c’est à la fois une histoire marquante (l’album prend pour point de départ un événement réel, la fusillade de l’université d’État de Kent en 1970) et un livre dont je suis très fier. C’est un récit qui parle de questions importantes, comme les dangers de l’autoritarisme et comment un gouvernement écrase les dissidences. Ces questions, j’en ai bien peur, deviendront bientôt encore plus d’actualité. Les puissants ont toujours utilisé les grandes crises comme celle-ci pour grapiller encore plus de pouvoir. Dieu seul sait ce qui va nous arriver avec ce clown grotesque que nous avons à la Maison Blanche. Et de la même manière, quand les Gilets Jaunes manifesteront à nouveau, de quelle tolérance feront preuve votre gouvernement et votre police ?
C.B. : Le confinement ne sera pas éternel. Pourtant il risque de frapper durement les comic-shops. Bien que vos albums se vendent essentiellement dans des librairies « non spécialisées », vous avez réagi sur votre profil Facebook pour encourager les fans à soutenir les comics-shops. On pourrait vous croire peu concerné par le sort des comics « mainstream ». Ou s’agit-il d’une pure préoccupation sociale ?
D.B. : Nos comic shops ne sont pas comme les super boutiques que vous avez en France. Nous en avons quelques-uns de bien nous aussi, c’est vrai. Mais la majorité d’entre eux restent des endroits où l’on vend du Marvel ou du DC en fascicule, par tranches de 24 pages. Vous avez l’intelligence de ne pas les pratiquer de cette manière en France. Les BD comme les miennes n’intéressent pas la plupart des comic shops. Ce qui est étrange parce que les ventes des fascicules déclinent depuis vingt ans, alors que les ventes des BD vendues sous forme de livre se sont réellement envolées. Malheureusement un paquet de propriétaires de boutiques ici n’ont jamais remis en cause leur business model et ils vont y rester accrochés jusqu’à la fin. Seulement voilà, il semblerait bien que cette fin arrive… Donc non cela ne m’affecte pas vraiment mais ça m’inquiète. Une fois qu’on aura perdu ces commerces ils seront perdus pour toujours. Ça va laisser beaucoup de gens sur le carreau.
C.B. : Traditionnellement les comics sont une forme de BD sérialisée, avec les fascicules qui semblent omniprésents. Cependant avec la crise actuelle, ne pensez-vous pas que le format album (celui que vous utilisez) est mieux taillé pour durer ? Dans le sens où il est plus facile de décaler un album que de rompre la régularité d’une série.
D.B. : Historiquement c’est vrai que ça a été le cas aux US, mais les fascicules ne dominent plus le marché. Les comics « mainstream » sont désormais un vrai foutoir, les histoires sont mauvaises et les lecteurs s’ennuient. Si le réseau des ventes de comics bascule et si la moitié des boutiques ferme je pense que le futur des fascicules va s’assombrir encore plus. Où est-ce que les fans pourront se procurer ces épisodes sans boutique ? Peut-être via les comics numériques, je suis d’accord. Mais si on doit continuer de parler de BD imprimées, le futur repose sur les BD présentées sous la forme de bouquins épais. Marvel et DC, bien sûr, sont possédées par deux des plus grosses corporations au monde. Marvel est la propriété de Disney. DC est à un géant des télécommunications, AT&T. Les règles habituelles du capitalisme ne s’appliquent pas à de telles entités. Donc je n’ai aucune idée de comment cela les affectera. La rumeur veut que Marvel comme DC, en tant que maisons d’édition, perdent de l’argent depuis des décennies. Leurs propriétaires s’en moquent puisque les films et les séries TV basées sur les comics génèrent des milliards. Il y a eu des rumeurs comme quoi DC se posait la question de carrément baisser le rideau ou au moins considérablement réduire la voilure de sa gamme de fascicule, parce qu’en haut les grands pontes se disent que cela n’en vaut plus la peine.
C.B. : La plupart de vos BD ont un élément biographique et reflètent des événements ou des périodes de la société américaine ou occidentale. Est-ce que vous pensez que ces mois qu’une grosse partie de l’humanité va vivre confinée et face au virus vont devenir une source d’inspiration pour de futures BD ?
D.B. : Je ne peux pas me projeter clairement là-dedans. Il faut voir selon le déroulement de la pandémie et ce qui va se passer après. Ça pourrait avoir un impact majeur sur les futures histoires, y compris la mienne. Si des millions de gens meurent, si on plonge dans une nouvelle Grande Dépression comme celle des années trente… Alors, oui, ça va très certainement définir une ère nouvelle pour les comics (mais aussi pour les romans, les films, la musique…). Peut-être qu’il y a un nouveau John Steinbeck, quelque part, qui écrira des chefs d’œuvres sur cette expérience. Où peut-être qu’au contraire les lecteurs opteront pour de l’évasion pure, c’est arrivé aussi dans les années trente… Si les événements ne dégénèrent pas de manière si horrible (et prions pour qu’effectivement cela n’empire pas) alors l’impact sur les histoires ne sera pas aussi grand. Pour l’instant, on en sait rien.
C.B. : Plusieurs artistes que nous avons déjà interviewés nous ont expliqué que le confinement, finalement, ne changeait pas grand-chose à leur journée habituelle, puisque comme vous ils travaillent à la maison. Et vous ? Trouvez-vous aisé de continuer de dessiner dans ces conditions ?
D.B. : Mon plus gros problème pour l’instant c’est de me réajuster mentalement, de me faire à l’annulation de ma tournée de promo, qui aurait dû démarrer ce week-end, avec un grand lancement à New York. J’ai passé des mois à planifier cette tournée, à me préparer pour un emploi du temps bien chargé… et puis en l’espace de quelques jours tout s’est évaporé. Du coup j’ai cette sensation de vide et la question « Ok, qu’est-ce que je vais faire de mes journées là, maintenant ? ». Je vais probablement juste me mettre à bosser sur de nouveaux projets.
C.B. : On le voyait tout à l’heure, vous n’êtes pas très fan de ce que les éditeurs « mainstream » publient. Est-ce que vous pensez que le volet économique de cette crise va mener à une nouvelle balance entre indés et « mainstream ». Ou bien est-ce que cela fragilisera les créateurs indés ?
D.B. : Je ne suis pas fan de ce que les éditeurs « mainstream » produisent actuellement, c’est certain, mais j’ai grandi en lisant Marvel et DC. J’adorais ces comics quand j’étais ado et ils m’ont poussé à produire mes propres comics. Je continue de regarder les titres de cette époque pour trouver de l’inspiration, de lire Kirby, Ditko, Bernie Wrightson, Neal Adams, Barry Smith et les autres. Mais de toute façon, de nos jours, un nouvel équilibre était déjà en train de se mettre en place. Ce sont les lecteurs qui décident de ces choses. J’ai toujours pensé que si vous faites de bonnes BD les lecteurs finiront par les trouver. Une crise économique ne changera pas ça. Même pendant la Grande Dépression les comics s’épanouissaient, principalement dans les pages des journaux, avec Dick Tracy, Terry & The Pirates, Popeye et le reste. Je pense aussi que la notion « d’indés » est inexacte. On doit revoir ce genre de labels. Mon éditeur américain est Abrams Books, qui appartient à l’un de vos plus gros éditeurs, le groupe La Martinière. On ne peut plus qualifier ça d’indé. Les autres gros éditeurs de romans graphiques sont possédés par des conglomérats internationaux. Il reste quelques petits éditeurs, qui sont réellement « indés ». Mais les auteurs comme moi continuons d’être qualifiés d’indépendants quelque soient les éditeurs avec lesquels nous travaillons. En France, c’est différent bien sûr, vos éditeurs « mainstream » ne sont généralement pas si tentaculaires. Vous avez aussi plus de petits éditeurs que nous en avons, comme mes potes des éditions çà et là.
C.B. : Cette crise sanitaire est internationale. Est-ce que vous pensez que ça va changer la donne pour la BD, non seulement en Amérique mais aussi à un niveau international ?
D.B. : C’est une vraie préoccupation. Un des développements majeurs des comics pendant cette dernière décennie c’est qu’ils ont pris une dimension globale. On partage des formats, des styles, des types de BD… C’est sidérant. J’ai tourné en Europe, principalement en France et en Belgique, vingt-trois fois depuis que Mon Ami Dahmer a été publié, il y a sept ans ! C’est si gratifiant et marrant. Qui sait quand je serais capable de voyager à nouveau ? Ça me manque déjà de trainer avec des collègues venus du reste du monde et de parler BD en partageant un repas. Cette pollinisation croisée a eu un gros impact sur la BD mondiale. Je pense que c’est l’une des raisons pour laquelle on vit un Âge d’or pour cette forme d’art. Quand j’étais jeune, on ne trouvait pas beaucoup de BD européenne aux Etats-Unis. Métal Hurlant a été traduit à la fin des années 70. C’était le premier du genre et ce truc m’a retourné l’esprit. Maintenant on trouve des tonnes de BD européennes ici, traduites en anglais, et aussi beaucoup de créateurs étrangers qui travaillent pour des éditeurs américains. Le Manga, bien sûr, est partout. Et à l’inverse je vois des tonnes de comics américains dans des librairies françaises. C’est une période fabuleuse pour être fan de BD et c’est ce qui me donne de l’espoir. Et puisque nous nous retrouvons tous confinés, on peut aussi en profiter pour rattraper notre pile de lecture !
Xavier Fournier est l'un des rédacteurs du site comicbox.com, il est aussi l'auteur de différents livres comme Super-Héros - Une Histoire Française, Super-Héros Français - Une Anthologie et Super-Héros, l'Envers du Costume et enfin Comics En Guerre.