En guise d’introduction, et histoire de plonger le lecteur dans l’ambiance adéquate, l’ouvrage débute par une lettre que le docteur Victor Frankenstein aurait écrite à Mary Shelley. Le premier récit débute en 1832, sous les yeux et par les mots de l’écrivain. Ainsi mise en scène, Mary Shelley apporte une explication aux modifications successives apportées par l’auteur à son récit originel. Ce soir, le « monstre », avec qui elle a gardé le contact, lui rend visite pour lui dire combien il est déçu de la manière dont il est présenté : « Je vous ai confié la tâche d’écrire cet ouvrage afin d’encourager la tolérance face à mon existence. » Dépositaire du secret de Victor Frankenstein, Mary Shelley envoie, depuis plusieurs années, à sa création une partie de la recette du roman, et modifie le livre selon les désirs du colosse, au fur et à mesure des rééditions. Soulignons l’excellent dessin de Denis Rodier qui installe et impose un personnage massif, à la manière d’un Hulk illustré par John Romita Jr.
Les interrogations du Captain… euh Major donnent une épaisseur intéressante au récit. Derrière l’ambiance pulp, point une réflexion plus profonde sur le rapport d’un être « parfait » à la normalité : « Est-ce que mon visage n’est pas trop parfait, trop symétrique ? Mon regard trop déterminé ou trop vide ? Mon combat pour la justice, n’est-ce pas la chimère d’un paranoïaque ? Est-ce que les gens m’admirent réellement quand je marche parmi eux ? Ou bien ont-ils peur de moi comme si je n’étais qu’une machine, aussi monstrueuse que la créature du docteur Frankenstein ? » Sentry, es-tu là ?
Le chapitre intitulé « Au hasard des séparations » repose sur l’idée que des extraits du sérum auraient été répandus dans le Danube, au début du XXe siècle. Quelques décennies plus tard, en URSS, un enfant est enlevé par un tordu alors qu’il joue dans son jardin. Son père est alors contacté par le criminel qui lui envoie une main de l’enfant par courrier, avant d’ajouter que s’il ne reçoit pas la rançon rapidement, l’enfant aura a en subir les conséquences. C’est ainsi qu’après un refus de sa banque de lui prêter la somme espérée, le père reçoit le corps découpé dans plusieurs cartons… Là encore, l’homme utilisera la science de Frankenstein et l’eau du Danube pour tenter de redonner vie à son fils. Un chapitre particulièrement dur, bien que dessiné dans style et avec une gamme de couleurs tout à fait enfantins – signés Richard Gagnon.
Ambiance grotesque pour « Le théâtre de Frankenstein ». 1944, au Tibet, « Frederick » habite à présent un monastère bouddhiste. Deux explorateurs étrangers apportent le cinématographe aux moines… et leur projettent le seul film disponible à Shanghai, le célèbre « Frankenstein » de James Whale (1931), avec Boris Karloff ! La représentation de son personnage ne convient absolument pas à la créature, qui s’y trouve caricaturée. « Farce ridicule », « affront à l’intelligence »… voilà comment le « monstre » qualifie ces productions. Il décide alors de se rendre à Hollywood, pour exprimer son mécontentement au réalisateur dudit film ! Le monstre, qui se présente alors sous le nom de « Glenn », va bientôt se voir proposé le rôle-titre dans la suite déjà programmée… et il est jubilatoire de constater que la véritable créature ne s’avèrera pas convaincante dans son propre rôle, selon le réalisateur. Les dialogues d’Éric Thériault, ciselés d’après des histoires de Louis Lachance et Pierre Fournier, jouent ici sur le décalage entre ce qu’aurait pu être un « Frederick » crédible, authentique, celui du roman de Mary Shelley, et la représentation qu’en on fait les premiers studios hollywoodiens.
Avec « Un monstre à Londres », on revient à une scénographie plus académique, marqué par le dessin appliqué de Gabriel Morrissette sur un scénario de Shane Simmons. On y découvre également une créature devenue fortunée et gentleman, mais qui recherche la tendresse dans les bras d’une prostituée, l’un et l’autre faisant l’impasse sur leurs « étrangetés » respectives. A Whitechapel, la créature croise alors la route de Jack l’Eventreur et, alors même qu’il est en train de poursuivre ce dernier, se trouvera accusé à tort par les « badauds hargneux », sur le seul fait de son apparence. C’est ce que l’auteur appelle la « chasse au monstre », au détour d’une bulle effrayante de détachement. Un épisode magnifique.
L’avant dernière nouvelle met en scène la récupération des travaux de Frankenstein par des intérêts industriels discutables. En 2040, la société Geneco Inc. se propose ainsi de régénérer, de cloner les clients qui la sollicitent. Pour le lecteur, ce chapitre – tout comme le suivant – apparaîtra comme le plus sujet à analyses et interprétations. Doubles clones nés pour nous servir de banque d’organes, modifications du génome, recherche de la vie éternelle… La recherche de traitements nouveaux doit-elle répondre à tous nos désirs ? Pas de réponse binaire ni simpliste ne saurait être apportée à ces enjeux, et l’écueil est d’ailleurs complètement évité par les auteurs de ces deux récits.
L’ultime citation de Louis Pasteur rappelle combien les laboratoires sont à l’épicentre des progrès structurels qui transforment positivement nos sociétés. « C’est ici que l’humanité deviendra plus grande, plus forte et meilleure. » Sans verser dans le patchwork sans lien réel entre ses différentes étoffes, cet album très hétérogène dans son style graphique s’avère un excellent et cohérent recueil. Comme « L’homme à tête de chou » de Gainsbourg, cet album-concept prend son sens lorsqu’il est lu dans son entièreté. Bribe par bribe, d’hypothèse en délire créatif, il reconstitue et tisse avec un fil solide mais jamais masqué, la vie « réelle » du monstre génial abandonné il y a trop longtemps aux glaces du Pôle nord.
[Nicolas Lambret]« Frankenstein réassemblé », par Alcante, Michael Arsenault, Jean-François Bergeron, François Caillé, Richard Gagnon, Michel Lacombe, Gabriel Morrissette, Cédric Perez, Robert Rivard, Denis Rodier, Shane Simmons et Éric Thériault (scenario et dessin), Editions Les 400 coups, octobre 2010, 72 p.
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