Trade Paper Box #45: Le Projet Marvels

[FRENCH] En 2009, Ed Brubaker, le scénariste aux multiples Eisner Awards, le père des excellentes séries limitées « Sleeper » et « Incognito », se lançait pour défi d’explorer les origines de la mythologie Marvel. Epaulé par un Steve Epting de compétition, le résultat en fut 8 épisodes magiques, dont l’action se déroule entre 1938 et 1941. Porté par une écriture dense et une ambiance de polar réaliste, le TPB de cette semaine est, chers lecteurs, un concentré de plaisir pour tous ceux qui aiment que l’on traite les super-héros avec soin et ambition.

L’heure est grave, soldat

« Masques et symboles prenaient une autre dimension en ces temps troublés »… Alors que les premiers super-héros font leur apparition dans les rues de New-York, l’Allemagne du Troisième Reich marche sur l’Europe. En territoire américain, les espions allemands ont, eux, eu vent du « Projet Renaissance » qui doit permettre à un jeune réformé P-4, trompe la mort au demeurant, de devenir le premier Super-Soldat de l’Histoire. Clairement, les recherches du Professeur Erskine ont le pouvoir de faire basculer définitivement la Seconde Guerre mondiale. Dans une ambiance à mi-chemin entre le polar et les romans de John Le Carré, une course contre la montre s’engage, mettant notamment en scène Thomas Halloway, l’Ange de Big Apple, Nick Fury, alors expédié sur le front français, le Prince Namor et Jim Hammond, la première Torche humaine

Méticuleux Brubaker, extraordinaire Epting

Pour comprendre la portée de ce TPB, on ne peut faire plus explicite que le sous-titre donné à cette histoire : « La naissance des super-héros ». L’ensemble des 260 pages sont narrées à travers les souvenirs d’un personnage important du Golden Age, l’Ange, un idéaliste sans superpouvoirs, mais sacrément déterminé à combattre la vermine. Alors, avec autant de grandes figures du Marvelverse dans une seule aventure, on est en droit de se demander si ces épisodes sont réservés aux seuls férus de l’Age d’Or ou s’il s’agit d’une fusée à plusieurs étages.

Par exemple, Ed Brubaker revient sur le « Projet John Steele », un clin d’œil à un personnage oublié de « Daring Mystery Comics ». Les plus complétistes comprendront la référence, les autres passeront probablement à côté, mais finalement, la trame reste ouverte à un panel assez large de lecteurs. L’ambition initiale est donc sauve. « D’un héros à un autre » : par ces mots, Brubaker lie le destin de Matt Hawk le deuxième « Two-Gun Kid » à celui de Halloway. Les allusions sont, on le comprend, nombreuses mais la force de cet œuvre réside en premier lieu dans les interconnexions qu’elle établit.

Question rythme, la même intention de « créer du lien » se ressent également. On saute de New York à la France occupée, d’un tarmac britannique à l’Allemagne nazie à quelques pages d’intervalle, et l’action s’enchaîne rapidement. Comme l’avait souligné Xavier dans ses reviews VO, l’utilisation des ellipses spatiales et temporelles est une constante.

Tout ici inspire la maturité, à l’image de la psychologie de Namor, extrêmement bien amenée. Ici, il n’est pas un ennemi, mais bien une personne rongée par le dépit et l’amertume de voir son peuple décimé par les hommes : « Alors, quand il a suivi un cargo jusqu’à New York, le spectacle l’a excédé. Des parents et leurs enfants heureux. La fête, les lumières, les cris de joie. Le monde de la surface s’amusait… quand son royaume tombait en ruine. Il ne pouvait le supporter. » Côté bad guys, qu’il s’agisse de ses actes ou de ses répliques, Crâne Rouge a rarement été aussi inquiétant et crédible que dans ces 8 épisodes. Sa présence donne ainsi à Brubaker la possibilité de revenir sur les atrocités perpétrées par le régime nazi. Sans fard.

Cerise sur le gâteau, les dessins. Mais alors quels dessins ! Lorsque je lisais « Strange », dans ma prime jeunesse, jamais je n’aurais cru écrire les mots suivants : Steve Epting est tout simplement époustouflant. Son trait, d’une élégance et d’une puissance évidentes, semble aujourd’hui avoir atteint son zénith. Qu’il est le loin le temps des « Vengeurs » (vol.1), époque où – cet avis n’engage que votre serviteur – son seul nom suffisait à zapper 22 pages… Depuis son passage chez Crossgen (« El Cazador »), l’homme apparaît transfiguré, et à l’image des épisodes costauds qu’il a réalisés sur « Captain America », ce « Projet Marvels » nous démontre que son talent est immense. Les décors, les costumes et la gestuelle des personnages laissent béats. A noter enfin que le recueil rassemble, en fin de volume, l’ensemble des superbes couvertures alternatives signées Steve McNiven et Gérald Parel (« 7 secondes », chez Delcourt). Là encore, on est gâtés.

En attendant le 17 août…

A l’image d’un « Marvels » (1994) ou d’un « Earth X » (1997), « Le Projet Marvels » fait partie des œuvres majeures qui consolident l’édifice parfois disparate élaboré mensuellement depuis Timely Comics. Et bon sang, qu’il est difficile de rassembler et de rendre cohérentes autant de visions, de versions, de sensibilités apportées par les auteurs qui se sont succédé depuis plus d’un demi-siècle. La qualité exceptionnelle tout comme la dimension historique de ce bon gros TPB bien massif en font un indispensable pour tout amateur de l’écurie Marvel, mais, bien au-delà aussi, pour tout amateur de BD. Ed Brubaker signe là un vibrant hommage à ses pairs, aux fondateurs de chimères qui ont depuis leur création largement alimenté la culture populaire occidentale. Alors que se profile la sortie du « First Avenger » au cinéma, le moment est donc idéal pour replonger dans ce contexte créatif bouillonnant. Excelsior !

[Nicolas Lambret]

« Le Projet Marvels », par Ed Brubaker (scénario) et Steve Epting (dessin), Panini Comics, Coll. 100% Marvel, novembre 2010, 260 p.

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