Car si le Sandman originel et Sandy trouvèrent leur vitesse de croisière le jour où Joe Simon et Jack Kirby prirent possession de la série, c’est surtout parce qu’ils changèrent le cadre des intrigues. Au début de sa carrière le Sandman était un justicier digne des pulps, portant un costume de ville, un chapeau et un masque à gaz (il se servait d’un pistolet spécial pour endormir ses victimes via des vapeurs somnifères). Visiblement les têtes pensants de DC Comics trouvaient néanmoins que le héros n’était pas assez ludique, peut-être un peu trop mystérieux pour le lectorat de l’époque (bien plus jeune que celui des pulps). Dans Aventure Comics #69 (décembre 1941), écrit par Mort Weisinger et dessiné par Paul Norris, le Sandman avait eu droit à un premier lifting, de manière à le rapprocher du bien plus populaire Batman. Désormais le Sandman aurait un costume jaune et violet ainsi qu’une cape (remplacez les parties jaunes par du gris dans cette version du costume et vous obtiendrez quelque chose de très proche de l’uniforme de Batman, il ne manque guère que les oreillettes surmontant la capuche). Et puis, de la même manière que Batman avait Robin, Aventure Comics #69 apportait également au Sandman ce jeune faire-valoir connu sous le nom de Sandy le Golden Boy (lui aussi pourvu d’une cape au début), là où Robin se faisait surnommer le Boy Wonder. Bref, Weisinger et Norris avaient « batmanisé » le Sandman du mieux qu’il pouvait. D’ailleurs il est assez intéressant de noter qu’en faisant ceci ils avaient considérablement rapproché Sandman d’une autre copie de Batman, le Hangman, publié chez MLJ (futur Archie Comics). En prime MLJ publiait également les aventures d’un héros nommé Black Hood, vétu de bleu foncé et de jaune, qui avait pratiquement un costume identique à la nouvelle allure du Sandman. Bref, une nouvelle fois l’adage « rien ne se perd, tout se transforme » était de mise.
Le costume jaune et violet et Sandy dataient de quelques mois avant eux, Simon & Kirby conservèrent ces éléments tout en les adaptant à leur manière de faire. Comme écrit dans les lignes précédentes, Sandman et Sandy avaient été « Batmanisés ». Sous les crayons du scénariste et de l’artiste, les deux héros, perdant leurs capes, se rapprocheraient désormais beaucoup plus du moule de Captain America. Avec une différence de taille, cependant… Épisode après épisode les auteurs allaient souligner l’importance du rêve comme élément de l’histoire. Jusque-là le Sandman avait surtout été un justicier endormant ses adversaires grâce à son gaz. Désormais le monde du rêve et de l’esprit allait régulièrement être cité dans ses aventures…
Pour preuve, cet épisode paru dans Adventure Comics #76 (juillet 1942) qui commence par une scène cauchemardesque. Les animaux quittent la Terre pour aller se réfugier dans une grande arche tandis que Sandman et Sandy surveillent deux animaux (un gorille et un tigre) en train d’amasser un butin fait de billets de banque. Et les deux bestioles sont armées de mitraillettes. Ce n’est que l’introduction mais l’histoire commence réellement quand un homme nommé Noah (« Noah » étant l’équivalent de Noé)Barton est dérangé dans son sommeil par une apparition : Une sorte de squelette vert drapé dans une bure de moine. Et cette créature fugace est par elle-même intéressante car elle ressemble beaucoup au Doctor Crime. Le Doctor Crime, c’est une sorte de pale copie du Red Skull qu’Otto Binder et Al Avison (les remplaçants de Simon & Kirby sur Captain America) avaient créés dans Captain America Comics #12, daté de mars 1942. Comme l’apparition d’Adventure Comics #76, le Doctor Crime s’habillait dans une bure et avait pour visage un crâne vert. Bien sûr il peut tout à fait s’agir d’un hasard (Kirby et Avison peuvent s’être séparément inspirés des représentations traditionnelles de la Mort par exemple) mais le fait que Captain America Comics #12 soit paru à peu près au moment où Simon & Kirby travaillaient sur cette histoire, alors qu’ils avaient fraîchement perdu le contrôle de leur Captain, est au mieux une coïncidence intéressante. Ou bien un pied de nez ?
Pour en revenir au rêve de Noah Barton, l’apparition prédit à l’homme la proche fin de l’humanité. La meilleure preuve en est la guerre (comprenez : la seconde guerre mondiale). Barton est promené par le spectre à travers diverses scènes de destruction guerrière. La créature au crâne vert précise néanmoins à Barton qu’il peut encore se sauver et… C’est le moment où Barton se réveille en tombant de son lit. Tout ça n’était qu’un rêve… Un rêve horrible, une histoire de fin du monde qui donne néanmoins un idée à l’homme. Le lendemain Noah Barton se rend dans une librairie et emprunte le premier livre qu’il peut concernant le mythe de son homonyme, Noé. Se plongeant dans l’ouvrage, il murmure alors : « Hum… Je vois une manière de faire de l’argent à partir de mon dérangeant petit rêve ! ». La semaine suivante, Noah Barton s’installe dans une rue de New York et s’improvise prophète. Il prédit aux passants que la fin du monde est proche, que les villes seront bientôt détruites par le feu puis qu’un grand déluge viendra emporter les restes de l’humanité. Tout ça, bien sûr, déclenche l’hilarité générale. Les gens se moquent de lui. Et pourtant peu de temps plus tard Noah Barton présente à la presse son arche. Intrigués, les journalistes questionnent l’illuminé. Pour quand prévoit-il le déluge ? Et est-il vrai que les animaux de son arche parlent ? Barton rétorque que puisqu’il sera seul dans son voyage il a été décrété (sans doute par une puissance supérieure non mentionnée) que ses animaux pourraient parler afin de lui tenir compagnie dans le monde à venir.
Très vite on retrouve les trois animaux en train d’attaquer la banque, en parlant en argot. Le vautour, le tigre et le gorille arrivent à s’enfuir avec un important magot… Non loin de là, Wesley Dodds et son jeune ami tombent sur le policier Casey qui leur jure avoir vu une voiture bourrée d’animaux parlant. Là encore Sandy est incrédule mais la réaction de Dodds est toute autre : « Je connais Casey depuis des années ! S’il dit avoir vu un gorille qui parlait et qui conduisait une voiture alors c’est qu’il a vu un gorille faire toutes ces choses ! ».
Contrairement à l’agent Casey, le reste de la police n’a pas vu la gueule des gangsters. Quand Sandman et Sandy reprennent leurs esprits et racontent leur histoire d’animaux parlants, les policiers pensent que les deux héros sont choqués et qu’ils délirent. Le Sandman affirme au contraire très bien savoir ce qu’il raconte. Au point qu’il se doute (comme la plupart des lecteurs, j’imagine) même de l’endroit où il pourra retrouver ces animaux parlants. Sandman et Sandy sautent dans la Sandcar (cette pseudo-Batmobile est sans doute un reliquat de l’époque où DC voulait transformer Sandman en pseudo-Batman) et prennent la direction de l’arche de Noah Barton. Malheureusement pour eux, Noah, grâce à une lunette télescopique, les voit s’approcher.
Le sort de Sandman et de Sandy, ligotés, paraît bien sombre. Peut-être même seront ils livrés en pâture aux bestioles abritées dans cet étrange zoo. Mais Noah, dans sa précipitation de réunir des espèces différentes, n’a pas pris garde aux animaux qu’il réunissait et dans quel ordre. Dans les entrailles de l’arche, les différents animaux enfermés dans les enclos s’énervent les uns les autres et certains des plus puissants ont vite fait de briser les portes qui les enferment. C’est bientôt la panique, avec des bêtes féroces qui envahissent les couloirs. Réalisant le problème, Noah et ses hommes tentent de s’enfuir mais ils sont piétinés et tués par la horde sauvage tandis que Sandman et Sandy, eux, arrivent à s’abriter. Le lendemain, les deux héros peuvent donc s’éveiller avec la satisfaction du travail effectué et la sensation que justice est faite, cette scène d’éveil faisant écho au cauchemar de Noah en début d’épisode.
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