Daredevil : Un Air de Famille
10 juin 2003[FRENCH] Depuis près de quarante ans, Daredevil veille sur le New York fictif des Marvel Comics. Il n’est cependant pas arrivé là tout à fait par hasard et ses étranges liens de parenté avec d’autres justiciers masqués de la concurrence permettent de comprendre un peu mieux comment et pourquoi il a été conçu.
Les Ancêtres
Daredevil dans son incarnation la plus connue, tel qu’il fut créé en 1964, officiellement par Stan Lee et Bill Everett, est un personnage à la croisée des chemins, au carrefour de bien des inspirations. La première est thématique. Daredevil est bien entendu, en tant que personnage, plus ou moins lointainement inspiré de Batman, le «grand-père» de tous les acrobates masqués. Le rapprochement avec Batman se fait plus direct quand on observe leur collection d’ennemis, en particulier ceux que Daredevil a rencontré dans sa phase initiale, dans les années 60. Ils sont pratiquement tous des «réponses» aux ennemis de l’homme chauve-souris. Batman a le Joker ? Daredevil a le Pitre. Batman a le Pingouin ? Daredevil a le Hibou. A l’Epouvantail de Batman, Daredevil répond par Mister Fear, doué de pouvoirs similaires.
Mais la fibre même de son existence, Daredevil la doit sans doute à un autre personnage publié par l’éditeur de Batman : Le Doctor Mid-Nite, un héros apparu en avril 1941 dans All-American Comics #25 et qui reste aujourd’hui connu pour sa participation à la Justice Society. Doctor Mid-Nite est le premier héros «aveugle» dont le handicap ne l’empêche pas complètement de voir, lui rajoutant au contraire d’autres attributs, comme une vision «nocturne». Bien que d’un design relativement différent, Doctor Mid-Nite portait un gilet rouge dont les boutons, sur la poitrine, étaient des quartiers de lune évoquant des «D» et certains y voient, à tort ou à raison, un symbole qui allait plus tard inspirer les «DD» entrecroisés que porte le Daredevil de Marvel sur son poitrail. Mais Batman et Doctor Mid-Nite ne sont que les premières étapes d’une véritable famille dans laquelle certains «portraits» semblent étrangement familiers quand on connaît le Daredevil moderne.
Le Père de Famille: Daredevil 1940
C’est une longue tradition chez Marvel qu’il ne faut jamais laisser se perdre un bon titre ou un bon nom. Déjà dans les années 30, Martin Goodman réutilisait pour ses premiers comics les titres de ses défunts romans pulps (et pour tout vous dire parmi ceux-là, il y avait même eu un «X-Man»). On voit que chez Marvel on avait de la mémoire. Et dans les années 60, après avoir lancé des titres comme Fantastic Four, Spider-Man ou Hulk, Stan Lee s’évertua a réutiliser des noms qui n’étaient même pas toujours à sa firme. Ainsi dans le cas de Daredevil, créé en 1964 par Lee, au moment de nommer le nouveau héros, on «emprunta» un nom déjà riche, oublié par le public mais que les professionnels de la profession ne pouvaient ignorer : un premier Daredevil avait été, dans les années 40 et 50, la vedette de sa propre série (nous avons déjà eu l’occasion de parler de lui dans un Comic Box). Et pas une petite série, non. On parle, au zénith de cette revue, de six millions d’exemplaires en circulation par numéro…
Reprendre un tel nom n’était donc pas dénué d’intérêt. Par précaution, cependant, dans les premières années de la série Marvel, on prit soin d’orthographier «Dare-Devil» comme un nom composé, au cas où un ayant-droit du Daredevil original se serait manifesté. Mais personne ne vint et quelques années plus tard Marvel abandonna le tiré central pour en faire un seul mot.
Daredevil, premier du nom (apparu en septembre 1940 dans Silver Streak Comics #6), était un héros très «batmanien», ayant un boomerang comme arme de prédilection. Et comme le second Daredevil, celui-là avait la caractéristique, en tout cas au début de sa carrière, d’être un héros infirme. Il s’agissait de Bart Hill, muet car blessé à la gorge par des gangsters quand il était enfant (plus tard, parce qu’un héros muet était sans doute trop dur à gérer, il eu droit à une guérison miracle, les auteurs racontant que la blessure avait cicatrisée). Créé par Jack Binder, son costume était à base de dominantes rouges et bleues, avec une ceinture à pointe. Ce premier Daredevil a revu le jour à la fin des années 80, sous la houlette de AC Comics. Mais parce qu’il avait été trop longtemps absent, les droits du nom appartenaient désormais à Marvel et à «son» Daredevil. AC régla le problème en rebaptisant le premier héros du nom de Red Devil.
Roy Thomas a lui aussi ramené ce personnage pour sa série Alter-Ego mais s’est, lui aussi, heurté au problème du nom appartenant désormais à Marvel. C’est pourquoi le Daredevil version originelle vu dans Alter-Ego a pour pseudonyme « Double-Dare ». Hormis le nom et la présence de rouge dans son costume, les similitudes entre Daredevil «senior» et le Daredevil moderne s’arrêtent ici. A part peut-être ailleurs dans son magazine. Dans Daredevil Comics, il y avait en effet à une époque, de l’été 1941 au printemps 1942, un deuxième strip pour compléter la pagination : Nightro, un héros aveugle qui y voyait quand même dans le noir ou grâce à des lunettes spéciales (incontestablement un «clone» du Doctor Midnite). En fait donc, quand vous achetiez Daredevil Comics dans les années 40, vous aviez droit, en prime, à un héros aveugle. Est-ce que c’est cette connexion entre «aveugle» et Daredevil qui donnera, vingt ans plus tard, l’idée à Stan Lee du handicap de son Daredevil ? Allez savoir… D’autres connexions sont par contre plus certaines…
Le Frère Aîné: The Red Demon
Le Daredevil des années 40 est fort différent, sur le plan visuel, du Daredevil de Marvel. On pourrait penser, alors, que le costume porté par Matt Murdock est, au moins lui, un apport des auteurs de Marvel. Pas tout à fait. Car si l’on fait un détour du côté de Black Cat Comics #4, en février 1947, on découvre un héros régulier nommé le Red Demon, dessiné par Bill Draut. Sous son identité secrète, ce «démon» est en fait un homme de loi. A la différence de Matt Murdock, c’est un juge connu pour sa dureté. Mais un jour, après avoir jugé coupable un homme innocent pour le meurtre d’un gangster déguisé dans une tenue de diable, le juge Straight est pris de remords (symbolisé par des diablotins rouges lui tournant autour de la tête). Il décide d’innocenter l’homme qu’il a condamné et pour ce faire enfile la tenue qu’avait porté le cadavre. Bien évidemment les gangsters du coin le prennent pour le fantôme du gangster décédé et le justicier masqué, qui se donne le nom de Red Demon, décide de continuer sa carrière pour faire régner la justice là où la loi ne peut s’aventurer.
Ce démon rouge a le même costume rouge que celui porté par la suite par Daredevil, à deux différences près : le Démon porte une cape et n’a pas, sur la poitrine, le logo «DD», qui n’aurait pas de signification sur lui. Bien sûr, il est à ce jour paru plus de 300.000 récits dans les comics américains et trouver des ressemblances n’est pas difficile. On notera cependant une connexion entre les deux diables rouges, celui de 1946 et celui, plus tardif, de la Marvel : dans Black Cat Comics, magazine où paraissait entre autres le Red Demon, il y avait aussi le Duke of New-York, création de Joe Simon et Jack Kirby. Ce dernier, dans les années soixante, serait le chef designer de Marvel, créant le look d’un bon nombre de personnages de la firme, même quand il ne dessinait pas leurs aventures. Ainsi, si ce n’est pas lui qui dessina Daredevil #1, on sait qu’il eu plus que son mot à dire dans le design du héros. Là où les choses se compliquent, c’est que le costume rouge est apparu sept épisodes plus tard et est généralement attribué à Wally Wood. On sait donc que Jack Kirby connaissait Black Cat Comics, qu’il y avait forcément vu le Red Demon quelques années plus tôt. Ce qui est indistinct, c’est de savoir si, dans certains de ces croquis originaux pour Daredevil #1, il aurait pu s’inspirer du Red Demon et si Wood aurait pu à son tour s’inspirer de ces croquis laissés pour compte. Néanmoins la ressemblance physique entre les deux héros hommes de loi est frappante et un conseil de Kirby à Wood au bon moment expliquerait bien des choses. A moins que Wood lui-même ait lu Black Cat Comics ?
Le Frère Caché: le Daredevil de DC
Mais dans la famille de Daredevil il n’y a pas que des précurseurs. Il y a aussi ceux qui ont suivi : Après avoir été lui-même, à la base, un agglomérat d’éléments empruntés à d’autres personnages, le Daredevil de Marvel a du, à son tour, satisfaire à la vieille règle qui fait que rien, dans les comics, ne se créé à partir de rien. Il a donc été, dans un juste retour des choses, imité. Par exemple, chez DC, concurrent direct de Marvel, il y a eu un Daredevil (bien qu’assez peu connu) et celui-ci n’est rien d’autre que… Le frère aîné de Batman ! Et il ne s’agit ni d’un imposteur ni d’un rêve : Dans la série World’s Finest Comics (A partir du #223), le modèle de tous les justiciers masqués, Batman himself, découvre un secret qui révolutionne son univers. Il n’est pas le seul membre de sa famille !
Il a un frère plus âgé dont on lui a toujours caché l’existence. Mais ce frère, Thomas Wayne Jr, est un criminel dément. Batman le combat donc avant que l’autre ne disparaisse quelques mois. Dans World’s Finest Comics #227 (janvier 1975), Batman traque sa piste dans différents cirques car il a appris que son frère est littéralement possédé par l’esprit de Deadman, un héros fantomatique. L’amalgame du frère meurtrier et du héros fantôme se produit un court moment comme acrobate de cirque sous une identité costumée, celle de… Daredevil, portant un costume rouge et une cagoule à cornes, comme de bien entendu.
Plus tard dans l’épisode, Thomas/Daredevil, revenu a ses esprits, sauve la mort de Batman en se jettant au devant de lui alors qu’il allait recevoir une balle mortelle. C’est Thomas qui meurt et ainsi se termine la saga de «DD» chez DC. S’agissait-il d’un retour de manivelle, d’un clin d’œil de fait par les auteurs (le scénariste Bob Haney et le dessinateur Dick Dillin) à Marvel pour les ressemblances occasionnelles entre Batman et Daredevil/Matt Murdock ? Difficile à affirmer, tant il est vrai qu’un acrobate qui se fait appeler Daredevil a toutes les chances de se retrouver avec un costume cornu évoquant le Diable.
Mais d’un autre côté, un autre acrobate entrevu dans l’épisode s’appelle The Masked Marvel, du nom d’un vieux héros des années 40 alors l’idée du clin d’œil volontaire n’est pas du tout à exclure.
Les Cousins Bouffons
Le Daredevil de Marvel, succès et longévité aidant, a su aussi attirer un certain nombre de parodies dont la première a été fabriquée par Marvel. Ca ne sort pas de la « famille »:
Scaredevil est un pastiche de Daredevil étant apparu de manière irrégulière dans les titres parodiques de Marvel, que ce soit « Not Brand Echh » dans les années 60 ou « What The » dans les années 90. Assez ironiquement ses premières aventures tourne autour du fait qu’il tient absolument à être démasqué par un de ses ennemis car tant qu’il est super-héros il ne peut épouser sa secrétaire.
Daredame est une parodie beaucoup plus récente et ne s’est pas faite, elle, avec le soutien de Marvel. Dans les pages de Spoof Comics #5, en 1992, une jeune femme est heurtée en pleine poitrine par du matériel radioactif. A partir de ce moment-là, ses seins émettent des ondes-radar. On est vraiment dans le domaine du gag-potache et la seule chose vraiment notable sur cette héroïne, c’est d’avoir bénéficié d’une couverture signée Adam Hughes à l’époque.
[Xavier Fournier]
Merci pour tous ces détails et ces anecdotes sur la « genèse » d’un personnage que je croyais connaître.
Merci pour cet xcellent travail de documentation, d’analyse et de synthèse. Qui étonne et interpelle. Daredevil est un exemple pertinent du mécanisme et de la fonction de la culture – en l’occurrence de la contre-culture.
Une oeuvre d’art contient ce qui la précède et annonce ce qui la suit – « Les Demoiselles d’Avignon » de Picasso, qui contient l’art « primitif » des masques africains et qui annonce le cubisme du XXe siècle est à ce titre le chef d’oeuvre indépassable du siècle précédent.
Et c’est d’autant plus vrai dans les comics où les personnages en plus de s’inspirer de leurs petits camarades comme le démontre Xavier FOURNIER, passent en outre d’un auteur à l’autre.
D’une certaine manière le Daredevil de Gene Colan, avec ses cadrages serrés – voire ses décadrages – et la prédominance des surfaces ombrées, annonce dans ses motifs le Daredevil plus psychologiquement – et narrativement – « noir » de Frank Miller, lequel annonce à son tour l’univers de polar noir et désenchanté de Sin City.
Et à propos de Daredevil, quels que soient les indéniables talents de Bendis, Brubaker et autres Michael Lark, ces brillants scénaristes n’ont fait qu’explorer les seules voies initiées par Miller et il serait opportun de rééditer en France la contribution de Ann Nocenti et Romita JR qui a façonné, celle-là, une version complètement différente et remarquablement en marge de « Tête à cornes ». Un Daredevil « hypertextuel », en quelque sorte, du super héros aveugle qui s’est construit depuis 1964 (et même bien avant, donc) jusqu’à nos jours.
BD