Nous voici en février 2019 et par conséquent précisément cinquante ans après la parution du premier numéro de Fantask chez l’éditeur lyonnais Lug, revue qui importait pour la première fois les séries Marvel (à commencer par les Fantastic Four et le Silver Surfer) de façon continue en France. Un événement important, fédérateur, pour les fans de comics. Même si vous n’êtes pas très « Marvel » mais plutôt DC ou « indé », vos habitudes de lectures descendent en droite ligne de la parution de ce petit fascicule, frappé par la censure quelques mois plus tard.
En 1969, cela fait déjà quelques décennies que Superman et d’autres super-héros américains sont arrivés en France. Mais par des bizarreries de la traduction (Superman fut un temps rebaptisé « Yordi », Batman fut tour à tour le Justicier ou « les Ailes Rouges ») et diverses pressions de la commission (très conservatrice et rétrograde) de surveillance de la loi sur les publications pour la jeunesse, le mot d’ordre pour les petits éditeurs qui traduisaient le matériel américain pouvait se résumer « pour vivre heureux vivons caché ». En dehors de quelques rares succès remarqués, essentiellement dans l’après-guerre (les aventures du Capitaine Marvel avec des couvertures signées Frisano et Tarzan, journal hebdomadaire qui abritait en son sein les exploits de Batman), les comics n’étaient que très partiellement traduits en France, le plus souvent rendus méconnaissables pour qu’une quelconque association parentale ne s’offusque pas qu’on donne à lire aux « chères têtes blondes » du matériel fabriqué par des « estrangers ». Et puis il y avait Timely/Atlas/Marvel Comics qui, en dehors de quelques histoires de western n’avait jamais été vraiment traduit en France.
Dans la seconde moitié des années soixante, après que Spider-Man et quelques autres héros créés par la firme soient devenus des vedettes de dessins animés qui, par la force des choses, s’exportait en dehors des USA, l’ambition internationale de Marvel s’éveille. Puisque le succès est là en Amérique, on songe à le faire fructifier ailleurs, en exportant les BD dans d’autres pays. Mais en France, la commerciale chargée de représenter le matériel trouve essentiellement porte close. Les quelques éditeurs parisiens qui éditent déjà Superman et Batman (Sagédition, Del Ducca…) ont déjà assez de problème avec la censure. Les choses en sont au point où, apprenant que quelques revues anglaises (« Fantastic » et « Terrific ») contenant du matériel de la Marvel sont en vente dans les librairies internationales de Paris, la commission s’est auto-saisie pour empêcher leur importation en France (essentiellement, c’est comme si l’Etat tentait de nos jours de faire fermer les comics-shops français). Ils ne se précipitent pas pour acheter tout un nouveau catalogue de héros costumés. De guerre lasse, la représentante de Marvel en France abandonne l’espoir de caser ces séries sur la place de Paris et revoit ses estimations à la baisse, tentant alors de placer le matériel auprès d’éditeurs de province, en autres chez l’éditeur Lug. Mais dans un premier temps, c’est là aussi un refus.
A Lyon, en effet, on n’est pas plus pressé de défier les fourches caudines de la commission de surveillance. D’autant qu’il y a un précédent. D’autres lyonnais, les éditions du Rempart, connaissent déjà des problèmes parce qu’elles « osent » traduire en France Mandrake et Flash Gordon. Pire : leur revue Tonnerre, qui traduit les T.H.U.N.D.E.R. Agents de Wally Wood, est proprement interdite. Chez Lug, on se souvient aussi des déboires rencontrés par Pierre Mouchot, le cocréateur des héros masqués Fantax et de Big Bill, victime de procès à répétition parce qu’on l’accusait de transformer, avec ses BD, les gosses en future génération de serial-killer. Forcément qu’on connait le précédent Fantax : la famille Vistel, co-fondatrice de Lug, était proche des Mouchot. Tout ce petit monde partait en vacances au même endroit. Mieux: Marcel Navarro, l’autre fondateur de Lug, était le scénariste et cocréateur de Fantax. On n’ignore rien de l’acharnement qui a poussé Mouchot à la ruine et à quitter le métier. Dans un premier temps, quand Claude Vistel reçoit les exemplaires des Fantastiques, elle les laisse donc de côté. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Mais quelque chose va changer la donne. En 1967 le magazine Planète a sorti un livre épais consacré aux « Chefs-d’œuvre de la bande dessinée ». Il s’agît de célébrer la BD au niveau international, en incluant non seulement Astérix et quelques autres créations internationales mais aussi des comics, parmi lesquels Spider-Man et les Fantastiques. Deux épisodes tronqués (chacun réduit à une dizaine de pages) sont donc traduits dans le livre. Un bout du Spider-Man de Ditko et quelques pages de la trilogie Galactus des FF de Lee et Kirby, qui sont donc, stricto senso, la première apparition en VF de séries issues du « Marvel Age ».
Chez Lug, on est surpris que ces séries totalement inconnues en France aient le droit de citer dans un ouvrage « sérieux » consacré aux chefs-d’œuvre. On décide finalement d’y aller et l’on comprendra que c’est la lecture initiale des « Chefs-d’œuvre de la bande dessinée » qui oriente les premiers choix éditoriaux. En février 1969 naît donc Fantask, revue qui contient les exploits des Fantastiques. Ce titre de Fantask a probablement une double explication. D’abord, parce que la revue anglaise Fantastic venait d’être interdite à l’importation, il aurait sans doute été un peu risqué d’appeler la revue de Lug Fantastic ou même Fantastiques. Marcel Navarro, cocréateur de Fantax en profite aussi, sans doute, pour glisser un clin d’œil à son personnage antérieur ou tout simplement pour essayer d’attirer le même public. Mais parce que la législation impose qu’il y ait plusieurs « contenus » (au risque, sinon, d’être apparenté à un album et de ne pas bénéficier des mêmes abattements qu’un périodique), l’éditeur lyonnais décide de leur adjoindre une série américaine qui est l’un de leur spin-off et qui rebondit sur ce que Planète avait publié. On trouve donc d’un côté les Fantastic Four et de l’autre le Silver Surfer (la série de Stan Lee et John Buscema, toute récente à l’époque), parti pris qui fera que, pendant des années les revues Lug vont proposer du contenu Marvel totalement désynchroniser, certaines séries traduites avant parfois plus de six ans de décalage avec la voisine). Au fil des mois le sommaire s’enrichira, Spider-Man commençant à être traduit dès Fantask #4 (mai 1969).
On colle donc à ce qui était déjà montré dans « Chefs-d’oeuvre de la bande dessinée » (Spider-Man, les FF ainsi qu’une série directement liée à leur univers et au passage de Galactus traduit en 1967). Mais l’idée générale, chez les petits éditeurs de l’époque et en particulier chez Lug, c’est d’anticiper les remontrances de la commission de surveillance en s’éloignant de certains sujets qui fâchent. Lug va donc délaisser les héros trop « païens » (Thor, Docteur Strange…), trop patriotes (Captain America) ou trop brutaux (Hulk), autant de personnages qui seront recasés quelques mois plus tard dans le Nord, chez l’éditeur Arédit, moins impressionné par les menaces de censure (peut-être parce qu’il ne fait pas partie de ce milieu lyonnais traumatisé par l’affaire Mouchot). De facto, Lug table plutôt sur des héros issus de la science et pense ainsi éviter la plupart des problèmes. Hélàs, c’est sans compter sur ce que leur réserve les épisodes à venir. Il y a des monstres dans les aventures des FF ou du Silver Surfer. Et quand le diabolique Méphisto apparaît dans le troisième épisode sur Surfer, il faut se résoudre à sauter le numéro, impubliable à l’époque. Parce que la commission de surveillance trouve les couleurs des comics trop vives (susceptibles d’endommager la vision des enfants, rien que ça…), Lug passe à travers un travail de recoloriage, essentiellement les planches sont désormais en noir et blanc avec, selon les pages, quelques touches de vert ou d’ocre. Et forcément ceux qui leur reprochaient des couleurs trop vives viennent maintenant leur dire que ces teintes sont trop glauques et que… les enfants vont s’abimer les yeux à tenter de les déchiffrer. Et puis, enfin, il y a l’un des Quatre Fantastiques, la Chose, monstre dont la peau est faite de briques. La commission va se mettre à écrire de manière répétée à Lug en lui intimant l’ordre de cesser de publier les aventures de ce monstre jugé traumatisant pour les enfants. Au bout de quelques mois, n’y tenant plus, Lug cède à la pression et décide d’interrompre la publication de Fantask, publiant un édito et une pin-up des Fantastiques regrettant d’être ainsi « interdits » (encore que stricto-senso il ne s’agit pas réellement d’une interdiction mais bien d’un jeu d’esbrouffe de la part d’une commission qui n’a pas grand pouvoir).
Heureusement, si Lug arrête Fantask, l’éditeur lyonnais ne renonce pas à Marvel, l’exploitant dans d’autres magazines. D’abord la revue Marvel (qui connaîtra le même sort que Fantask) et puis surtout Strange, qui s’imposera et deviendra pendant presque trois décennies la revue de ralliement des fans de comics en France). Fantask n’a pas connu la pérennité de Strange mais reste déterminant dans l’histoire des comics en France. C’est, d’abord, la première fois qu’une revue était pensée et « marketée » en affirmant la nature des super-héros américain, sans se cacher. C’est sans doute parce qu’elle est la première à revendiquer son choix que sa censure de fait a laissé un souvenir bien plus marquant que celles qui ont pu frapper Tonnerre ainsi que certaines séries d’Arédit. C’est la première fois qu’un titre joue ouvertement la carte des comics et se prend la porte dans la figure. Mais quand bien même le parcours est bref, Fantask précède et prépare donc Strange, explique un certain nombre de choix éditoriaux de Lug dans les décennies suivantes. Fantask anticipe également l’arrivée de nombreux fascicules dans les kiosques, pas forcément Lug et pas forcément Marvel, qui vont paraître plus tard. Lug, incapable de continuer de publier les Fantastiques au format périodique, s’orientera aussi vers des « albums » (bien que vendus en kiosque), autrement dit les ancêtres des « versions intégrales ».
Finalement, aucun cas d’enfant traumatisé par la Chose n’a été répertorié. Sans doute les jeunes lecteurs de Fantask furent-ils autrement catastrophés par l’annonce de l’arrêt de la revue et cette page où les Fantastiques leur disaient au revoir. La commission de surveillance avait gagné une bataille… loin de réaliser qu’elle était en train de perdre la guerre. Si aujourd’hui les comics sont bien vivants en France, désormais plutôt en librairie, que l’on parle non seulement de Marvel (Panini vient d’ailleurs de rééditer le sommaire initial de Fantask dans un album promotionnel, limité à 800 exemplaires, intitulé « 50 ans de MARVEL en France), de DC mais aussi de choses comme Saga, Walking Dead et bien d’autres, c’est parce que Fantask est d’abord passé par là pour essuyer les plâtres et rassembler le public auprès d’une identité « comics » que jusque-là on préférait cacher. La petite revue, vendue 2 francs de l’époque, a bien mérité ses cinquante bougies dans la mémoire collective des fans de comics, y compris de ceux qui n’étaient pas nés à l’époque.
On se souvient de Fantask. On se souvient des noms des Vistel et des Navarro. Les noms des censeurs, eux, ont été balayés…
[Xavier Fournier]