A l’heure où l’on fête les 80 ans de telle série ou de tel éditeur, il est bon également de célébrer les auteurs sans lesquels tout cela n’existerait pas. Si le fan de comics s’est habitué à manier les noms de Lee ou Kirby, il reste cependant comme un géant caché dans l’ombre. Jennifer DeRoss consacre enfin une bio détaillée à Gardner Fox, scénariste majeur mais injustement sous-estimé. On ne connait pas vraiment les comics si on n’a pas fait la connaissance de Fox. Et la biographe ici, a enquêté en profondeur sur cette figure déterminante.
Jennifer DeRoss (Pulp Hero Press)
Déjà disponible aux USA
Vous vous êtes pâmés devant le manque de reconnaissance de Jack Kirby ? Vous avez versé une petite larme émue en pensant aux déboires de Steve Ditko chez Marvel ou d’autres éditeurs ? Vous n’avez pourtant vu que la partie visible de l’iceberg. L’un des secrets les mieux gardés de l’histoire des comics, c’est le scénariste Gardner Fox, l’un des auteurs les plus prolifiques en la matière. Flash ? C’est lui. Doctor Fate ? C’est lui. La Justice Society ? La Justice League ? C’est lui. L’arrivée des super-vilains dans les histoires de Batman ? C’est lui. Atom (Ray Palmer) ? C’est lui. Batgirl ? C’est lui. La toute première Crisis et le principe des terres parallèles de DC ? C’est lui, Sandman ? C’est lui encore, comme nous le rappelions pour l’anniversaire du personnage il y a quelques mois… Enlevez-le de l’équation et d’un seul coup l’univers DC s’effondrerait, ne laissant guère que Superman, Wonder Woman, un Batman méconnaissable et quelques gravats. Mieux, c’est l’inventeur de recettes qui font aujourd’hui encore recette. Créant la toute première équipe de super-héros, Fox se demanda comment jongler avec autant de personnages tout en ménageant les visions des auteurs de chaque perso. Il instaura un principe de « quête » : les membres de l’équipe se sépareraient, iraient neutraliser tel élément de l’intrigue puis reviendrait pour la scène finale, au moment de faire la « synthèse ». Sans Gardner Fox, vous n’avez pas les Avengers et vous n’avez même pas une partie du script d’Avengers: Endgame. Sans Fox, vos séries TV de CW n’auraient pas la même configuration. Si vous avez lu ne serait-ce que quelques comics dans votre vie, vous avez forcément consommé, sous une forme ou une autre, une partie de l’héritage de Gardner Fox. Pourtant sa présence s’est terriblement banalisée et son éditeur n’a rien fait pour arranger les choses. Je le disais en janvier dernier lors d’une conférence à Angoulême qui lui était consacrée, la manière dont DC Comics a traité Gardner Fox est tout simplement dégueulasse. Dans les années 70, DC s’est servi de Kirby pour jeter une pierre dans le jardin de Marvel pour mieux masquer qu’ils avaient fait pire à celui qui, pendant plus de trente ans, avait été leur scénariste vedette. Si vous ouvrez un numéro de la Justice League ces temps-ci, vous y verrez dans les crédits que Superman a été créé par Siegel et Shuster et qu’il apparait par un arrangement spécial avec la famille Siegel. D’accord. Mais vous ne verrez nulle part que la Justice League a été créée par Fox. Ecarté comme un malpropre à la fin des années soixante, le nom de Gardner Fox a été relativement effacé des tablettes.
Cette base de discussion établie, Forgotten All-Star: A biography oF Gardner Fox se donne pour mission de nous présenter l’homme derrière les écrits. Gardner Fox est considéré comme le deuxième scénariste le plus prolifique de l’histoire des comics (le premier étant probablement Gaylord Dubois, qui s’était spécialisé dans les BD de Western) mais il est mal connu. Même pour ceux, rares, qui reconnaissent son importance il reste surtout un nom, sa sphère privée restant secrète. L’universitaire Jennifer DeRoss le fait avec beaucoup d’humanité mais aussi le sens du détail. Elle a eu accès non seulement aux archives de Gardner Fox, offertes à une institution, mais aussi aux témoignages des descendants de l’auteur. Ce sens du détail va jusqu’à remonter dans l’arbre généalogique de la famille jusqu’au dix-septième siècle, à retrouver les lettres d’amour que Gardner Fox échangeait avec sa future femme ou même retrouver la trace d’une très ancienne amende qui aura forgé un caractère. Gamin, le jeune Gardner jouait à la carabine dans un parc, avec un ami. Surpris et arrêté par les forces de l’ordre pour l’utilisation d’une arme dans un endroit public, Gardner est finalement traité de manière bienveillante par un policier qui comprend que ce n’est qu’une erreur de jeunesse et décide de ne pas l’accabler. Fox comprend alors profondément les idéaux de la justice, qui vont être à la base de deux vocations. D’abord il devient quelques temps avocat et puis, après qu’un ami d’enfance lui ai proposé d’écrire quelques comics, il va découvrir que c’est une autre manière de parler de justice. DeRoss nous fait le portrait d’un auteur fervent catholique, qui ne plaisantait pas avec l’horaire de la messe mais ne versait pas pour autant dans l’intégrisme et défendait des valeurs profondes telles que l’égalité. La biographe ne le glorifie pas pour autant. Bien sûr, au plus fort de la Seconde Guerre Mondiale, Fox n’est pas à l’abri de représenter l’ennemi japonais comme un gnome idiot, véritable caricature raciste (qu’on retrouve aussi chez les autres auteurs de l’époque). Mais en dehors de ces effets d’époque, Fox ressort comme un humaniste lettré, qui cachait des allusions à William Shakespeare ou à Lovecraft dans ses écrits et qui recevait chez lui ses employeurs même pour Noël. Nul en bricolage, Fox n’arrivait pas à monter les petits trains offerts à ses enfants et c’est son éditeur juif qui, sous le sapin de Noël, jouait les mécanos à sa place. On est en immersion dans une époque où les relations étaient autrement plus familiales dans le petit monde des comics. Familiales mais pas idéales. Gardner Fox prendra à l’occasion la défense de son ami Bill Finger (cocréateur de Batman et un autre auteur avec qui DC n’a pas été très « réglo »). Fox est l’un des rares à être resté en contact avec lui après que les deux hommes ont cessé d’écrire des comics.
Ce qui intéresse tout spécialement Jennifer DeRoss, féministe et collaboratrice au site « Sirens of Sequentials« , c’est aussi de rétablir une injustice. Si on évoque rarement tout ce qu’on doit à Gardner Fox, en effet, il est une occasion où son nom ressort : le sexisme supposé dans le traitement de Wonder Woman. En effet Fox était le créateur et le scénariste de la Justice Society of America. C’est donc lui qui écrit cette scène où les membres mâles de la JSA acceptent formellement Wonder Woman avant de lui proposer d’être simplement la secrétaire du groupe. Bien souvent le processus est raconté de manière caricaturale. William Moulton-Marston est le féministe, l’auteur progressiste de Wonder Woman et Fox serait le conservateur, celui qui, en voyant arriver ce personnage, n’aurait pas su quoi en faire et aurait voulu la diminuer. DeRoss consacre tout un chapitre à cette question, souligne comment dans bien des circonstances Fox a prêché l’égalité homme-femme (par exemple avec l’invention d’Hawkgirl aux côtés d’Hawkman), comment sa propre épouse avait été secrétaire… Mais surtout comme Moulton-Marston, farouchement possessif de son héroïne, imposait qu’elle n’ait qu’un rôle mineur quand ce n’était pas lui qui l’écrivait. Mieux, DeRoss exhume un scénario de Fox écrit pour un segment de Wonder Woman et la même histoire, retouchée par Moulton Marston… et il faut bien dire que la Wonder Woman version de Fox, jamais publiée, est plus forte que celle du créateur. Depuis des décennies, Fox est donc réduit à ce type qui aurait réduit Wonder Woman au rang de secrétaire alors qu’en fait dans la plupart de ses séries il est, en tout cas pour l’époque, un progressiste qui tentait autant que possible, quand il n’y avait pas d’interférence éditoriale, de représenter les femmes autrement que comme des potiches. Autant dire que l’injustice est profonde et que la biographe sait remettre les choses dans l’ordre, grâce à ses recherches documentées. Elle ne s’arrête pas aux comics et chronique également la carrière littéraire de Gardner Fox, une autre tâche compliquée puisque l’auteur multipliait les pseudonymes pour pouvoir travailler pour différents éditeurs de livres.
Même si (seul petit défaut) la maquette du livre est un peu ingrate (le texte est écrit trop gros, de manière à faire monter la pagination), même si l’ouvrage ne raconte pas forcément les coulisses de chaque création (il y en aurait trop) et passe à mon humble avis un peu vite sur Sandman ou Starman, Forgotten All-Star: A biography oF Gardner Fox atteint le but que la biographe s’était fixé. C’est à dire nous présenter une vraie personne, l’être vivant qui se cachait derrière la signature. Jennifer DeRoss ressort une mine d’informations professionnelles ou privées, réinstalle Gardner Fox à la place qui lui revient. Et puisque Gardner Fox a écrit pendant des décennies les exploits de groupe comme la Justice Society ou la Justice League, cette justice-là, justement, il était grand temps de lui rendre.
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