French Collection #192

[FRENCH] Ce numéro de French Collection est un peu atypique car il va se concentrer sur un auteur et plus particulièrement sur certaines des orientations stratégiques qu’il a proposé et qui n’ont pas été retenues alors qu’elles auraient pues révolutionner le paysage des comics.

Nos plus anciens lecteurs se rappelleront que j’avais promis dans French Collection #133, consacré à The Doom Patrol, de revenir sur les autres séries d’Arnold Drake chez DC Comics mais surtout les orientations stratégiques qu’il proposa sans succès aux Editors de l’époque.

Arnold Drake est un auteur assez atypique connu pour ses séries chez DC Comics dont notamment The Doom Patrol (French Collection #133), Deadman (French Collection #190) mais aussi Stanley and his Monster (sur lequel nous reviendrons dans un lointain French Collection) et qui est ensuite parti chez Marvel pour écrire notamment X-Men. Mais ce que peu de lecteurs savent, c’est qu’Arnold Drake avait une approche extrêmement analytique des comics et a anticipé plusieurs aspects de l’évolution du medium sans parvenir à convaincre les dirigeants de DC Comics d’appliquer ses avis.

Premièrement, Arnold Drake a toujours refusé de travailler (sauf sous contrainte) pour Mort Weisinger qui était l’Editor de la ligne de comics Superman (et de fait l’éditeur le plus puissant de DC Comics) et ceci pour des raisons d’éthique. Drake travailla donc un peu pour Jack Schiff qui était l’Editor de la ligne de comics Batman et beaucoup pour les autres Editors de DC Comics qui étaient perçus comme les parents pauvres ou des Editors de deuxième plan.

C’est ainsi qu’Arnold Drake créa pour Murray Boltinoff The Doom Patrol pour le titre My Greatest Adventure (1955 Series). L’histoire veut que Boltinoff demande à Drake des personnages en un week-end. Les personnages créés pour My Greatest Adventure (1955 Series) avaient pour vocation de se rattacher à l’univers des super-héros qui avait de nouveau la faveur du lectorat après le revival de Flash [Barry Allen].

Se basant sur son analyse du marché et ce qu’il pensait être la demande des lecteurs, Drake créa une équipe de personnages grotesques. La même ligne de conduite amena sans doute Drake à créé Stanley and his Monster pour le comic The Fox and the Crow (1952 Series).

Mais cette démarche n’était pas unique à cette époque. Comme nous l’avons indiqué dans plusieurs chroniques, énormément de série introduisirent un élément super-héroïque dans leur trame afin d’attirer les lecteurs. L’Editor George Kashdan faisait de même dans ses titres comme House of Mystery (1951 Series) ou House of Secrets (1956 Series) avec des personnages comme Mark Merlin (French Collection #77) ou Eclipso (French Collection #139) tandis que Robert Kanigher créait The Metal Men (French Collection #154). Murray Boltinoff sera lui également à l’origine de la création de Metamorpho the Element Man (French Collection #188) par Bob Haney (officiellement crédité comme co-créateur de The Doom Patrol mais qui en pratique ne travailla que sur Negative Man).

Enfin, Arnold Drake sera le créateur sous la supervision de l’Editor Jack Miller de Deadman (French Collection #151) personnage également extrêmement étrange en adéquation avec le titre Strange Adventures (1950 Series).
Comme pour The Doom Patrol, Miller demanda de créer le personnage en un week-end. Obnubilé par la « deadline », Drake revint le lundi avec un personnage appelé Deadman. Mais au-delà de cette anecdote, Deadman est un personnage très en prise avec son époque, les mouvements hippies, la découverte des religions orientales (Rama Kushna est bien sur une déformation de Ramakrishna), des théories de projection astrale et de vie après la mort.

Mais Arnold Drake n’avait pas seulement répondu aux attentes de ses éditeurs. Il avait également construit ses personnages en fonction de sa propre analyse du marché des comics et de ce que faisait un concurrent qui commençait à avoir beaucoup de succès : Stan Lee.

Dans son écriture, Drake essayait de faire bouger les lignes et de s’adresser à un lectorat plus adulte. Ceci notamment en créant des personnages moins lisses et en utilisant un langage plus moderne. Les membres de The Doom Patrol se disputent beaucoup, comme les membres des Fantastic Four. Ils sont rejetés par la société comme les X-Men (cf. French Collection #133 pour une analyse plus approfondis des ressemblances entre les trois séries).

Leurs aventures s’inscrivent dans une vraie continuité avec un caractère feuilletonnant. Drake brise même le quatrième mur notamment dans l’épisode final ou il propose aux lecteurs de voter pour ou contre la mort de l’équipe. La petite histoire rapporte que le dessinateur Bruno Premiani fut contraint de changer le visage d’Arnold Drake qui apparaissait sur la splash page par celui de Murray Boltinoff sur les ordres d’Irwin Donenfeld qui avait un contentieux avec Drake.

En effet, Arnold Drake avait été l’un des meneurs d’un mouvement des scénaristes de DC Comics auprès d’Irwin Donenfeld pour une meilleure reconnaissance de leurs droits et la création d’un syndicat. Il est à remarquer que les participants à ce mouvement (Gardner Fox, John Broome, Bill Finger, Dave Wood, Bob Haney, France Heron & Otto Binder) furent ensuite quasiment tous écartés par l’éditeur.

Cela démontre également qu’Arnold Drake voulait peser sur la politique générale de l’éditeur. C’est pourquoi il envoya en 1966 une note à Irwin Donenfeld (partiellement reproduite dans Alter Ego vol. 3 #17) dans laquelle il proposait une adaptation complète de la politique éditoriale de DC Comics pour revenir au niveau de popularité des productions Marvel.

Il faut savoir qu’à cette époque, les Editors de DC Comics faisaient régulièrement des réunions pour analyser les ventes et les productions Marvel qui étaient distribuées par leur filiale de distribution (Independent News). Les conclusions de ces réunions étaient que le succès des productions Marvel étaient dû aux dessins de mauvais goût de Jack Kirby & Steve Ditko.

Dans sa note, Arnold Drake prend le contrepied total de cette explication et pointe les raisons réelles du succès de Marvel : la sophistication des scénarios, des situations & des dialogues. Drake explique que Stan Lee a réussit à intéresser aux comics des lecteurs âgés de 16 à 20 ans qui normalement s’en était désintéressés depuis des années.

En effet, à cette époque comme le soulève Drake les lecteurs classiques des comics sont les enfants âgés de 5 à 10 ans et le public se renouvèle tous les 5 ans (ce que Mort Weisinger avait parfaitement analysé, lui qui réutilisait les mêmes intrigues tous les 5 ans). Il propose alors la stratégie suivante qui permettra d’amener les publications DC Comics auprès du même lectorat que Marvel.

Focalisé la ligne de comics Superman sur les lecteurs de 5 à 10 ans en simplifiant les intrigues, les dialogues et en revenant aux bases du personnage telles que définies par Jerry Siegel. Faire évoluer la ligne de comics Batman et celles de l’Editor Julius Schwartz avec Flash [Barry Allen], Green Lantern [Hal Jordan], etc. vers le lectorat des 12 – 13 ans. Et enfin, attirer les lecteurs de 14 ans et plus avec des titres comme The Metal Men, The Doom Patrol, The Challengers of the Unknown & Metamorpho the Element Man. Pour ce faire, Drake propose de donner à ses séries des scénarios plus adultes, transgressifs, en phase avec la réalité et des adversaires grotesques et « bigger-than-life ».

En résumé, Drake propose comme il a déjà fait d’aller sur le terrain du scénariste / dialoguiste Stan Lee. A posteriori, nous pouvons dire qu’avec des décennies d’avance Arnold Drake propose à DC Comics la création d’une gamme Vertigo.

Enfin, Arnold Drake pointe également la cohérence de la gamme Marvel en y apportant l’explication. Marvel publie beaucoup moins de titre que DC. Il pronostique que si Marvel étend sa gamme ils ne pourront plus maintenant cette cohérence. L’histoire montrera qu’Arnold Drake a raison sur toute la ligne. Malheureusement pour entre autres les raisons syndicales évoquées ci-dessus, ce mémo restera lettre morte.

Pour corroborer cette approche a posteriori, il est intéressant de relire des interviews de professionnels du monde des comics comme Roy Thomas à propos des années soixante. Tous expliquent qu’ils préféraient les comics Marvel. Mais à chaque fois, quelques séries DC Comics ressurgissent également. Et si The Doom Patrol s’impose systématiquement beaucoup citent régulièrement The Metal Men ou Metamorpho the Element Man ou Deadman (en plus également de The Legion of Super-Heros mais pour d’autres raisons).

Au-delà des scénaristes, il est important de pointer que les dessinateurs de ses séries, bien loin des styles très académiques qu’imposait DC Comics sur ses séries phares, peuvent se rapprocher du style Marvel. Il ne nous reste donc plus qu’à imaginer ce qui se serait passé si Irwin Donenfeld avait pris ce mémo au sérieux. Sans doute la face des comics telle que nous la connaissons aujourd’hui aurait été changée à tout jamais.

[Jean-Michel Ferragatti]
Jean-Michel Ferragatti

Jean-Michel Ferragatti est l'auteur de la rubrique French Collection, sur comicbox.com. Il a aussi publié "L'Histoire des super-héros T1, l'âge d'or", chez Néofélis.

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