En 1959, DC Comics s’était lancée depuis quelques années déjà dans la création d’une deuxième génération de super-héros (celle du Silver Age). Marvel Comics était alors dans les choux, ne représentant qu’une concurrence minuscule. Dell et Archie étaient des rivaux plus importants de DC et fort logiquement ils se surveillaient les uns les autres. Voyant DC lancer des nouvelles versions de Green Lantern ou Flash, Archie demanda à Joe Simon et Jack Kirby, les créateurs originaux de Captain America, de lancer une nouvelle version du super-héros Shield, qui avait fait les beaux jours de l’éditeur dans les années 40. Et puis, pour donner une impression de gamme, Simon et Kirby proposèrent également un héros de leur cru, The Fly. C’était en fait la énième version d’une idée que Simon trainait depuis des années mais qu’il n’avait jamais publié. Le projet, initié avec le dessinateur C.C. Beck (l’un des auteurs de Captain Marvel version Shazam), avait connu diverses métamorphoses et titres de travail, parmi lesquels Silver Spider ou Spiderman (et je vous renvoie vers Comic Box vol.1 #1 ou vers l’autobiographie de Joe Simon, The Comic Book Makers, pour les circonstances qui ont fait que Jack Kirby a plus tard transmis l’idée à Stan Lee au moment de lancer le Spider-Man de Marvel).
Car quand Adventures of the Fly paraît, deux mois plus tard, le lecteur fait alors la connaissance de Tommy Troy, un jeune garçon qui vit dans un orphelinat. Joe Simon et Jack Kirby s’étaient souvent intéressés au thème de l’enfant pauvre (en particulier sur des créations comme les Boy Commandos ou la Newsboy Legion) ou même orphelin (Bucky) mais il faut dire que là, ils donnaient dans un mélo social digne de Zola. Car l’institution dans laquelle vivent Tommy et ses copains est tellement vétuste, ils y sont si mal traités, que les enfants, mal nourris, pleurent de faim la nuit. Et un des gamins a même été rossé par le directeur, monsieur Creacher, parce qu’il ne travaillait pas assez. Les enfants sont à bout. Tommy se distingue comme une sorte de porte-parole parmi eux. Il décide donc d’aller voir Creacher pour essayer de le convaincre d’adoucir la manière dont ils sont traités.
Ben et Abigail March sont les derniers descendants d’une longue lignée de sorciers. Maintenant… comment un couple pourrait être descendant de la même lignée ? Ni Creacher ni les auteurs n’ont l’air de penser aux implications incestueuses. En fait, tout ce qui intéresse le directeur, c’est qu’en plaçant l’enfant chez les March, qui vivent en reclus et sans contact avec la société extérieure, cela reviendra à faire taire Tommy sans avoir à le tuer. Il ne pourra raconter à personne ce qu’il a découvert. Les gangsters sautent dans leur voiture et emmènent le garçon jusqu’à la demeure March. Les deux petits vieux, visiblement assez cyniques et plutôt du genre « Tenardier », sont heureux de récupérer ainsi une sorte d’esclave-domestique corvéable à volonté, contre la promesse de ne le laisser parler à personne.
A un moment, profitant d’un moment où ils sont absents, Tommy, poussé par la curiosité, s’introduit dans le grenier. C’est un endroit bizarre, où l’on voit aussi bien des animaux empaillés qu’un sarcophage ou une boule de cristal. Mais l’exploration de Tommy ne dure pas très longtemps. Fatigué par ses travaux incessants, le garçon tombe de sommeil et s’endort sur un bureau. Quand il revient à lui, Tommy remarque qu’une araignée a eu le temps de tisser une toile devant lui mais que les mouches qu’il avait repéré dans l’endroit ont survécu en se cachant derrière un anneau étincelant. Tommy s’empare du bijou et le passe à son doigt. Mais immédiatement l’anneau projette un halo de lumière qui forme un cercle sur le mur, cercle d’où surgit un individu malingre et de grande taille. Le nouveau venu se
Un personnage créé par Joe Simon et Jack Kirby, ça vaut toujours le détour, OK. Mais au demeurant on sent que la création de The Fly a été fébrile, qu’elle incorpore plusieurs morceaux de projets différents parfois contradictoires (d’où les énigmes non expliquées concernant la nature exacte des March ou encore des pouvoirs surnuméraires : à quoi sert de marcher sur les murs quand on a par ailleurs la capacité de voler ?). Disons que The Fly n’est pas forcément la construction la plus adroite, la plus homogène du duo. Mais si je vous en parle aujourd’hui c’est que The Fly porte en lui la petite graine de différents héros qui allaient suivre. D’abord, sur le plan visuel, les ailes-épaulettes de The Fly sont sans doute à la base du costume de Yellowjacket quelques années plus tard. Ensuite, il y ce côté annonciateur de Spider-Man (d’ailleurs, en plus des pouvoirs communs, l’ennemi juré de The Fly sera un homme-araignée nommé Spider Spry). Mais tout ça, c’est presque du folklore habituel tant cette rubrique, entre autres choses, nous permet de régulièrement voir comment les auteurs se sont « emprunté » des choses avec plus ou moins d’élégance…
Non, ce qu’il y a d’intéressant dans The Fly, c’est qu’il comporte un peu la cartographie de tout un pan à venir du « Kirbyverse ». Par exemple quand il est expliqué que The Fly a le pouvoir d’échapper à tous les pièges, il est vu dans une situation « d’artiste de l’évasion», avec un poids aux pieds, les mains attachées dans le dos et le tout sous l’eau. Il est difficile de voir la case sans faire le rapprochement avec une série plus tardive de Kirby, Mister Miracle, le maître de l’évasion. Mais revenons en particulier au moment où Tommy trouve l’anneau et où Turan se matérialise pour raconter l’origine de sa race. On y voit l’expression d’un thème cher à Kirby : le fait que plusieurs races humaines se sont succédées sur Terre avant la notre (à ne pas confondre avec les Inhumans ou les Eternals de Kirby, qui n’ont pas précédé les humains mais ont co-existé avec eux) . Le « King » perpétuera l’idée dans les années suivantes, en particulier à travers la Secret City Saga lancée vers la fin de sa vie chez Topps. L’idée était que les héros de cette gamme faisaient partie des « Ninth Men » (les « Neuvièmes Hommes », autrement dit la neuvième race dominante ayant régné sur Terre dans le passé). Le Peuple-Mouche pourrait donc tout aussi bien être une des huit races ayant précédé les « Ninth Men ». Mais plus encore l’histoire du Peuple-Mouche et leur quasi-disparition lors d’un conflit global et destructeur a de forts échos des New Gods que Jack Kirby lancera par la suite chez DC Comics.
La scène d’ouverture des New Gods décrit en effet une guerre fratricide au sein d’une race de dieux s’auto-annihilant (et plusieurs allusions viendront insinuer que cette race est en fait celle des dieux Asgardiens, autrement dit le monde de Thor, que Kirby venait de quitter en claquant la porte de Marvel). Bien sûr au demeurant les fans de Marvel parmi vous me diront que Thor et Asgard existent toujours chez Marvel et qu’ils ne peuvent donc pas être la civilisation sur les cendres desquelles les New Gods sont apparus. Mais au contraire les derniers épisodes de Thor vol.2, écrits par Mike Avon Oeming nous montraient que la Asgard de Marvel a subit plusieurs cycles de destructions, les dieux étant à chaque fois réincarnés. Même dans la continuité de Marvel, l’idée qu’une des précédentes « incarnations » d’Asgard ait donné lieu à l’apparition de races parallèles n’est donc pas hors de propos. Mais revenons aux New Gods : De la déflagration cosmique naissent alors deux mondes opposés: Apokolips (où vivent les New Gods du mal, dirigés par Darkseid) et la planète New Genesis (où vivent les New Gods bienveillants). La chose particulièrement intéressante, c’est que New Genesis est aussi peuplée par une race d’êtres insectoïdes, les « Bugs », qui vivent dans l’ombre des Nouveau Dieux et dont on nous dit qu’il s’agit d’une race d’insectes qui aurait mutée lors de la déflagration de la fin des précédents dieux. D’emblée, l’origine des « Bugs » a des airs de famille avec celle du « Peuple-Mouche ». Qui plus est les New Gods de New Genesis vivent dans une ville flottante nommée Supertown. Or, le flashback de Turan nous montrait précisément sa race en train de faire léviter une ville.
Mais elle ne se limite pas à ces deux séries. Sur la fin de sa vie Jack Kirby a unifié les différentes séries qu’il avait pu créer en « creator-owned » (Captain Victory, Silver Star, Secret City Saga) dans un seul univers cohérent qualifié de « Kirbyverse ». Or, de la même manière que Kirby avait insinué que les New Gods étaient les descendants des Asgardiens de Marvel, la série Captain Victory comportait plusieurs indices cachés qui montrait que le héros du titre était en fait le fils d’Orion, le guerrier des dieux de New Genesis. Dans certaines scènes on voyait l’équipement ayant appartenu au père de Captain Victory et on reconnaissait des accessoires associés à Orion. Captain Victory mentionnait aussi son grand-père, le malfaisant Blackmass, dont la silhouette évoquait fortement celle de Darkseid (père naturel d’Orion). Tout se passait donc comme si Captain Victory avait été le petit-fils de Darkseid qu’il aurait connu sous un autre nom. Tout ça nous éloignant sans doute un peu de The Fly mais la chose à retenir c’est que le futuriste Captain Victory luttait contre une race insectoïde, les Insectons. Il n’est donc pas très difficile de voir dans le Peuple-Mouche, les « Bugs » et les Insectons (ainsi sans doute que dans d’autres races similaires qu’on croise dans l’oeuvre Kyrbyesque) une seule et même race insecte à diverses étapes de son histoire. Non seulement en tant qu’idée que Kirby aurait peaufiné au fil des ans mais même en terme de continuité : Cette race insecte serait donc une sorte de colonne vertébrale du Kirbyverse qui ferait qu’à un certain niveau The Fly, les New Gods, Captain Victory et les Ninth Men, bien que publiés chez différents éditeurs, opéreraient tous dans un seul et même univers bien qu’à des époques différentes (et on pourrait y rajouter Thor et quelques autres séries du maître). Jusqu’ici, bien sûr, tout ça était du non-dit, qui ne pouvait être officialisé par les éditeurs en question. Mais maintenant que les super-héros d’Archie sont passés dans le giron de DC Comics, rien ne s’opposerait enfin à ce que The Fly revienne et assume cette fois-ci totalement les liens qu’on peut imaginer avec New Genesis et les New Gods. Turan pourrait alors être « expliqué » comme faisant partie des Bugs et la technologie de l’anneau de The Fly, capable d’ouvrir des Boom-Tubes et de transformer son propriétaire, pourrait s’apparenter à une forme de « Motherbox », ordinateur de poche que les New Gods utilisent à tout bout de champ. En termes de continuité, le plus gros du travail est fait !
[Xavier Fournier]
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