Pourtant dès la couverture de Batman #16, on sent bien que quelque chose se trame. Dans une attitude traditionnelle pour eux, Batman et Robin prennent une position défensive. Une accroche proclame « Surprise ! Quelqu’un découvre les vraies identités de Batman et Robin ! Qui peut-il être ? ». Au demeurant la chose n’est forcément si terrible qu’il y parait. En 1943, on avait déjà vu divers personnages secondaires découvrir l’identité de héros majeur. La chose s’organisait le plus souvent en deux catégories : 1) la dulcinée qui réalise soudain que son bellâtre de fiancée est en fait un super-héros (mais comme nous l’avons dit en 1943 Batman n’avait plus de dulcinée fixe qui aurait pu se retrouver dans cette situation). 2) Le ou la criminelle qui va découvrir accidentellement l’identité secrète mais va mourir avant la fin de l’épisode (et souvent en se rachetant dans une forme de sacrifice). Là pour le coup Batman avait déjà connu cet archétype à travers la Queen of Diamonds, une sorte de Catwoman du pauvre qui, tombée amoureuse de Bruce Wayne, s’était sacrifiée pour sauver Batman quand elle avait réalisé qu’ils n’étaient qu’une seule et même personne. Voilà pourquoi, même si on leur promettait que le secret serait dévoilé, les jeunes lecteurs de Batman n’avaient pas forcément de raison de penser que la série serait changée à jamais par les événements de ce numéro.
Tout commence alors qu’un bateau arrive à Gotham, après avoir traversé l’océan. Ce n’est pas forcément une mince affaire, en 1943, alors que les U-Boats nazis tirent sur les navires des nations alliées. Deux compagnons de voyage se disent alors au revoir, après avoir passé beaucoup de temps ensemble pendant la traversée de l’Atlantique. Le premier est un certain Gaston Leduc (dont on déduira qu’il est français) tandis que l’autre est un inconnu qui se fait apostropher pas l’employé des douanes, alors qu’il trouve dans ses bagages un livre pour être « détective en dix leçons faciles ». Alors l’inconnu serait un limier. Il répond que oui et qu’en plus il se débrouille pas mal du tout. D’ailleurs pendant toute la traversé il a observé Leduc et il est convaincu qu’il y a quelque chose de louche à propos de lui. Il se dit d’ailleurs que, pour en avoir le cœur net, il ferait mieux de le suivre.
Pendant ce temps, ailleurs dans le port, installés dans une voiture, trois individus à l’air patibulaire attendent quelqu’un. Et comme en plus comme ils ont tous les trois l’arme à la main, on comprend vite qu’il s’agit de tueurs de la pègre… qui ignorent qu’eux-mêmes sont
Batman, curieux, commence à lui demander ce que cette bande lui voulait. Mais l’homme n’a pas d’indice particulier. Il sait juste que, visiblement, on en voulait à sa valise : « Mais il n’y avait rien de valeur à l’intérieur et ils auraient été bien pris à leur propre blague s’ils s’en étaient emparé ! » Robin objecte que ça n’aurait rien d’une blague s’ils l’avaient tué pour obtenir ce qu’ils voulaient. Expliquant qu’il est lui-même un criminologue amateur, l’inconnu propose alors d’aider les deux héros pendant son temps libre. Batman et Robin, pas spécialement pressés d’avoir quelqu’un dans les pattes, bredouillent alors qu’ils ont leurs propres méthodes et qu’un « talent frais » risquerait de les bousculer dans leurs habitudes. Batman prend alors congés en expliquant qu’il n’aura qu’à les appeler s’il veut discuter un jour. Et les deux héros s’éclipsent… en ayant bien pris de ne pas donner à leur interlocuteur un moyen de les contacter. On comprend qu’ils ne souhaitent pas spécialement que cet amateur joue les pots de colle. Mais de toute manière l’homme lui-même leur dit qu’il a une affaire urgente à régler.
Mais la vérité est toute autre. L’homme pose sa valise et explique : « Quelle épreuve ça a été pour arriver jusqu’ici, Monsieur Wayne ! Il a été nécessaire d’attendre un an qu’un navire parte d’Angleterre. Et celui que j’ai pris a d’abord fait le tour par l’Océan Indien ! J’ai pris deux autres bateaux qui ont été torpillés puis j’ai survécu en dérivant sur un radeau ! Mais ma plus mémorable expérience est arrivée il y a moins d’une heure, quand des brutes m’ont attaquées et que Batman & Robin les ont mis en fuite ! ». Dick réalise soudain, en l’entendant parler de Batman & Robin à la troisième personne… « Mais alors, vous ne savez pas que… ». Bruce le fait taire et l’empêche
Mais ça n’explique pas qui est l’homme à la valise. Et Bruce, maintenant, se fait pressant. Que fait-il chez eux à cette heure ? Et puis d’ailleurs quel est son nom ? L’autre répond : « Vous pouvez m’appeler Alfred ! Je suis votre nouveau majordome ! ». Un domestique ? Mais Bruce Wayne n’en a pas employé depuis des années et il n’en veut pas ! Dick renchérit : « Nous avons réalisé que nous pouvions très bien nous débrouiller sans aucun serviteur ». Alfred insiste : « Ce sera un peu bizarre au début mais vous vous habituerez à moi. Vous devez vous souvenir de mon père, Jarvis, qui a été le majordome de votre propre père pendant des années. Le cœur du pauvre homme a été brisé quand j’ai renoncé à la tradition familiale pour devenir comédien de music-hall ! ». Bruce Wayne murmure : « Alors vous êtes le fils de ce bon vieux Jarvis ? Comment va-t-il ? ». Alfred explique son père est décédé : « Et sur son lit de mort il m’a fait promettre de changer de vie et de venir dans votre maison, en Amérique. Donc vous voyez, même si vous ne voulez pas de moi, c’est inévitable ! ». Impossible, en effet d’aller à l’encontre d’une promesse faîte à un mort. Alfred, dans sa tenue de domestique, annonce qu’il est tard et qu’il va aller faire les lits afin que ses deux maîtres puisse aller se coucher. Le Manoir Wayne a donc de nouveau un majordome !
Une fois qu’Alfred a tourné les talons, Dick laisse échapper « Et dire que je croyais avoir tout vu ! ». Puis, il profite de ce moment où il est seul avec Bruce « … Mais nous ne pouvons pas permettre qu’il s’amuse à jouer les limiers amateurs ici ! S’il trouvait notre laboratoire secret et le tunnel qui mène au hangar du Batplane, il saurait vraiment l’identité de Batman et Robin ! ». Bruce acquiesce : « Tu as raison, mais je n’ai pas le cœur de le renvoyer ce soir. Je trouverais quelque chose dans la matinée ! ». Mais l’aube n’est pas levée qu’un trio patibulaire se présente devant la demeure Wayne. Et nous ne pouvons que les reconnaître : Il s’agit des trois crapules qui ont tendu un piège à Alfred au port. Stiletti fulmine : « Il est impensable… que nous échouions ! Si nous ne récupérons pas la valise ce soir, des millions de dollars nous glisseront entre les doigts ! ».
Alfred est pourtant surpris par l’arrivée du gang de Stiletti, qui jubile « Alors… Tu voulais nous échapper ! Tu ne pensais pas que nous allions te suivre, hein ? ». Alfred est alors devant un choix cornélien, s’il résiste il risque de réveiller ses maîtres… Et un bon majordome ne peut pas laisser cela arriver. Stiletti reprend : « Il n’y a plus de Batman pour te sauver maintenant, crétin d’anglais ! Mène nous à ta valise avant que mon doigt s’impatiente sur la gâchette ! ». Sous la contrainte, Alfred emmène le gang jusqu’à sa chambre et leur montre sa valise. Les trois malfrats jubilent « Le trésor est à nous ! ». Le majordome est surpris : « Je savais que cette valise était vieille, mais je n’aurais jamais pensé que c’est une antiquité de valeur ». Mais les bandits font mine de déchirer les parois de la valise. Et, là, le sang de l’anglais ne fait qu’un tour : « C’est déjà assez mauvais en soi de voler, mais c’est carrément criminel de détruire quelque chose qui peut encore servir ! ». Le sens pratique d’Alfred et sa haine du gâchis font que cette fois il s’anime, il rebiffe… et Stiletti ordonne qu’on se débarrasse de lui.
C’est à ce moment que Batman surgit dans la pièce et s’élance sur les truands, tout en prenant soin de ménager une sorte de comédie destinée à éloigner les soupçons du domestique. Batman s’exclame donc « Sales meurtriers ! Vous n’aviez pas pensé que j’avais pu vous suivre, pas vrai ? ». S’en suit un combat à mains nues (encore que les gangsters, sales tricheurs qu’ils sont, tentent bien sur de sortir un couteau), dans lequel Robin prend vite part. Ne se sentant plus en position de force, Stiletti et sa bande sautent alors à travers une fenêtre. Enfin presque toute la bande puisque l’un d’entre eux reste évanoui sur le sol. Batman et Robin d’ordonner à Alfred de le ligoter puis se précipitent à la Batmobile pour tenter de rattraper le reste des malfrats. Pendant cette scène, Alfred, tout content d’être à nouveau devant son idole, tente vainement de lui demander son adresse. Bientôt, Batman et Robin ont disparu à la poursuite du gang et, en dehors d’Alfred et du prisonnier, la maison est vide. Sauf qu’Alfred ne le sait pas. Par la force des choses il est convaincu que Bruce Wayne et Dick Grayson sont encore dans leurs chambres. Il décide donc d’aller voir si tout va bien et s’ils n’ont pas été dérangés par le bruit…
On aura compris qu’Alfred ne peut pas les trouver… Et pour cause ! Ils sont dans la Batmobile ! Mais ça il l’ignore : « Maître Dick n’est pas dans sa chambre… Et Monsieur Bruce a disparu également ! Voici un mystère digne de grands talents ! Je vais consulter mon manuel de détective et… » Mais Alfred est interrompu. Dans sa précipitation de prendre des nouvelles de ses maîtres, il a totalement oublié de ligoter le bandit comme Batman le lui avait demandé. Et le voilà réveillé, prêt à en découdre, le couteau à la main ! Un nouveau combat s’engage. Le domestique tente de donner un coup de poing à son adversaire. Il le manque et frappe un bouclier qui décore un des murs. Heureusement pour Alfred, le lourd bouclier se décroche et tombe sur la crapule, l’assommant au passage. Mais ce n’est pas tout… En se décrochant le bouclier est aussi tombé sur un interrupteur actionnant un passage secret. Alfred le remarque immédiatement : « Bon sang ! Un panneau coulissant et un escalier caché ! Ça me rappelle ce qu’on peut trouver dans les vieux châteaux anglais ! ».
Pendant ce temps la bande de Stiletti a trouvé sa cible. Et ce n’est pas Alfred. Au contraire c’est Gaston Leduc le compagnon de voyage du domestique qui les intéresse. Ils le surprennent dans son sommeil, alors qu’ils lui volent de précieux bijoux qu’il détenait jusque là. Leduc implore : « Non, vous ne devez pas prendre les joyaux de la couronne ! Je les ai amené ici pour obtenir des finances pour mon gouvernement en exil ! ». Autrement dit Leduc n’est pas un malfaiteur mais une sorte d’argentier pour une organisation qui ressemble fortement à la France libre. Une distinction qui n’émeut pas Stiletti : « Bah. Que nous importe ton gouvernement ? ». Ils assomment Leduc et le charge dans leur voiture, reprenant la route du théâtre où ils veulent le tuer en même temps que Batman et Robin. Mais quand ils arrivent, bien sûr, les choses ne se passent pas vraiment comme prévu. Batman et Robin, libérés par Alfred, leur sautent dessus. Et le majordome, lui, a pris place derrière les commandes du machiniste, s’arrangeant pour le lourd rideau tombe sur Stiletti et ses hommes. Bien vite la bande est capturée et le Duc de Dorian est libéré…
Alfred insiste alors pour élucider le mystère. Il explique que le Duc a sans doute amené en Amérique les joyaux de la couronne de son pays pour financer les activités de son gouvernement mais que la pègre, d’une façon ou d’une autre, l’a appris. Le cheminement de l’histoire qui fait que la bande devait courir après Alfred pour mettre la main sur Leduc restera lui, plus mystérieux. Il y a sans doute une question d’inversion de valises que le scénario a oublié de nous préciser. Gaston Leduc remercie chaleureusement le domestique : « Et dire que je me suis moqué de toi quand tu m’as dit que tu étais un détective amateur ! ». Intérieurement Robin ressent la même chose, se souvenant s’être moqué d’Alfred. Le lendemain soir Bruce Wayne est en train de lire le journal, qui explique comment le « majordome des Wayne » a résolu l’affaire. Mais Bruce n’est pas convaincu, comme il l’explique à Dick : « Alfred est très fier de lui puisque nous lui avons laissé tout le crédit pour cette affaire. Je pensais réellement qu’il avait fait un bon boulot de détective. Mais il apparaît qu’il a récolté toutes ses informations par accident ! ».
Bruce est un peu injuste pour le coup, car le fait de laisser partir le troisième gangster pour mieux le suivre (ce qui a quand même permis de sauver Batman & Robin) n’a rien d’un coup de chance. Pour le reste il est vrai qu’Alfred est un être maladroit et poursuivi par un curieux mélange de chance et de malchance (on pourrait le comparer à Hurley dans le feuilleton Lost), dont il tire généralement le meilleur parti. Dick Grayson, lui, est rassuré qu’Alfred ne soit pas un si bon détective que çà : « Pendant un moment j’ai été inquiet qu’il découvre qui nous sommes. Mais si nous faisons attention, il n’y a pas de risque à le laisser travailler ici, puisqu’il n’est pas très malin ! ». On le voit, les deux héros n’ont pas une haute estime de leur valet. Mais la situation va changer… dès la case suivante.
Finalement Alfred aide donc ses employeurs a enfiler leurs costumes. Batman insiste : « Et bien te voici l’un d’entre nous Alfred ! J’espère que tu réalise que si jamais tu manque de discrétion, la vie de Robin et la mienne seraient en danger. Les criminels ne tarderaient pas à nous trouver ! ». Alfred rassure. Bien sûr qu’il comprend et qu’ils peuvent compter sur lui. En partant à bord du Batplane, les deux héros se font une raison : « Alfred peut être utile. Il a sauvé nos vies dans le théâtre. Il doit être plus malin que nous le pensions pour avoir su deviner notre secret ! ». Resté seul au Manoir Wayne, Alfred reconnaît à voix haute qu’il a manqué d’honnêteté : « Ils sont si impressionnés par moi, ça ne le ferait pas si je leur apprenais maintenant que j’ai appris leur identité par pure chance ! Mieux vaut de rester mystérieux et de ne rien dire ! ».
Et la dernière phrase de l’épisode promet : « Gardez un œil sur Alfred ! Vous n’avez pas fini de le voir ! ». Et c’est le moins qu’on puisse dire puis qu’ainsi une part essentiel du Bat-Mythe vient d’arriver dans la série. Invention du scénariste Don Cameron, Alfred (dont le nom complet sera d’abord Alfred Beagle) sera d’abord un élément comique de la série. Ce personnage rondouillard, éternel maladroit et source à embrouilles, ressemble un peu à un rôle secondaire qui se serait échappé des pages des Pieds Nickelés. Mais il semble que Cameron lui-même n’avait pas en tête un personnage si ridicule. Ou que quelqu’un, chez DC, trouvera (non sans raison) que cet Alfred à la silhouette ronde porte à confusion avec le personnage du Pingouin, adversaire de Batman. Quelques mois plus tard on mettra donc en place un véritable lifting organisé, dans lequel Alfred part en vacances et se soumet à un strict régime, revenant maigre et portant désormais la moustache. Plus tard, on changera également son nom de famille, qui deviendra Pennyworth. Sa passion pour Sherlock Holmes et son insistance à aider Batman et Robin sur le terrain sont deux tendances qui perdureront pendant des années. Ce n’est que bien plus tard, au terme d’une évolution s’étalant sur les années 60 et 70 qu’on changera drastiquement l’histoire d’Alfred pour situer bien plus tôt son arrivée dans la vie de Bruce, faisant de lui une sorte de père de substitution du jeune héritier Wayne, avant même que ce dernier ne devienne Batman. A plus forte raison parce que la plupart des versions modernes de l’origine de Batman font d’Alfred Pennyworth un personnage autrement plus compétent que ce qu’on avait pu voir en 1943. Désormais ancien membre des forces spéciales, Alfred est souvent à la base même de l’entraînement de Bruce. Bref, voici un élément qui a commencé comme une sorte de faire-valoir clownesque et qui est devenu, par la suite, une partie intégrante de la famille de Batman. Au point qu’on se souvient rarement des débuts difficiles d’Alfred dans l’univers du héros…
[Xavier Fournier]
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