Oldies But Goodies: Batman Family #6 (juillet 1976)

[FRENCH] Dans les années 70 le scénariste Bob Rozakis travailla à l’expansion de l’univers de Robin en lui décrivant une vie propre (loin de l’ombre de Batman) et en lui créant quelques ennemis inédits qui n’eurent pas tous la longévité espérée. Mais le fils spirituel de Batman pouvait-il espérer meilleur adversaire que… la Fille du Joker (« Joker’s Daughter ») ?

Déjà évoqué dans une précédente chronique le Robin de Bob Rozakis fut, à bien des égards, le Robin de la croissance. Dans la seconde moitié des années 70, le scénariste travailla en effet à émanciper le personnage de l’influence de son mentor. Et comme Rozakis devint aussi par ailleurs le scénariste de la série Teen Titans, il est d’une certaine manière l’artisan méconnu qui prépara le terrain pour le Robin des années 80 (futur Nightwing) tel qu’écrit par Marv Wolfman dans les pages de New Teen Titans. Dans Batman Family #6, Rozakis allait cependant lancer un pavé dans la mare en inaugurant un mystère qui allait durer quelques temps dans la série et dans Teen Titans : Qui donc était la Fille du Joker ?

L’épisode qui nous intéresse aujourd’hui commence par un article de journal qui nous apprend la mort d’une célèbre romancière nommée Christine Ariadne. Il s’agit d’une allusion transparente à Agatha Christie qui était décédée début 1976, peu de temps avant l’écriture de cet épisode. Christine Ariadne est morte en laissant un testament qui demande que le treizième jour après sa disparition on procède à l’ouverture d’une pièce hermétiquement scellée dans laquelle on trouvera « le plus grand mystère de sa carrière » qui sera également le dernier cas de son personnage fétiche, Ulysses Pilate (puisque que Christine Ariadne est un avatar d’Agatha Christie, on comprendra facilement qu’Ulysses Pilate est une allusion à Hercule Poirot), qui se termine par la mort du héros. L’ouverture de la pièce, qui se trouve à l’université d’Hudson (où Dick Grayson poursuit ses études) est un événement en soi et, pour l’occasion, même la télévision s’est déplacée pour filmer la chose. Dès qu’on aura ouvert la porte, le manuscrit sera envoyé à Métropoles où il sera directement édité et imprimé, sans perdre de temps. Mais c’est la déconvenue quand on ouvre la porte. Il y a bien un présentoir mais… il est vide. La salle est vide. La manuscrit a été volé !

Alors que tout le monde est sous l’effet de la surprise, un second coup de théâtre se produit. Quelqu’un accroché à une corde surgit devant les caméras en ricanant. Quelqu’un qui ressemble en tout point au Joker si ce n’est que ce personnage porte des chaussures à talons hauts et que son gilet laisse deviner une poitrine. Ce n’est pas le Joker mais… la Fille du Joker ! Dick Grayson, qui était présent dans l’assistance en compagnie de sa petite amie, Lori, prétexte alors qu’il doit s’éclipser pour téléphoner à la sécurité du campus. En fait il s’agit bien sûr d’un prétexte. Robin ne peut bien sûr pas rester les bras croisés alors qu’un personnage dérivé du terrible Joker commet un crime devant lui. En l’espace de quelques secondes « l’ado merveille » surgit donc à son tour, avant que la Fille du Joker ait pu s’enfuir. Mais en apparaissant à l’université d’Hudson la jeune femme devait sans doute s’attendre à tomber sur le disciple de Batman. Elle n’est pas surprise de le voir arriver et ne perd pas son sang-froid. Au contraire elle explique que son père lui a toujours dit que fumer était mauvais pour sa santé mais que, dans le cas présent, ce sera encore pire pour lui. Et elle brandit une pipe qui créé des bulles de savon massives. L’une d’entre elles explose au visage de Robin et dégage un gaz rose qui neutralise le jeune héros.

En fait jusque-là Robin ne lui avait pas donné le moindre crédit. Il pensait juste que c’était une personne qui voulait s’attirer un peu de publicité en surgissant déguisée de la sorte. Il ne l’avait pas pris pour une héritière réelle ou spirituelle du Joker qui pourrait représenter le moindre danger. Pris par surprise il suffoque et son adversaire fait mine de partir en triomphant « Et maintenant que j’ai fait mes débuts, il est temps que je fasse ma sortie ! ». Robin tente de l’arrêter en lançant un Batarang mais la Fille du Joker se retourne et lance, elle, une sorte de houppe à poudrer qui intercepte et neutralise le gadget de Robin. Une nuage de poudre s’en dégage et quand on peut à nouveau y voir dans la salle… la Fille du Joker n’est plus là… Le Chef McDonald, figure de proue de la police locale, arrive alors et demande au jeune héros ce qui se passe. Robin lui explique alors que cette mystérieuse jeune femme s’est emparée du manuscrit de Christine Ariadne. McDonald s’étonne alors que le document ait pu disparaître d’une salle scellée : « C’est un mystère que seul Ulysses Pylate pourrait résoudre… ». Intérieurement Dick Grayson espère qu’un Robin fera l’affaire…

Le lendemain le policier et le jeune justicier masqué sont passablement surpris quand ils apprennent par les journaux que la Fille du Joker propose de rendre ce qu’elle a volé, mais à condition de le remettre à Robin, en mains propres et dans un endroit tenu secret. Un des policiers, le Lieutenant Tatem, s’étonne quand même : « Robin, tu as combattu le vrai Joker ! Est-ce que tu crois qu’il puisse avoir une fille ? ». Le héros refuse de reconnaître ou de démentir quoi que ce soit : « Ce qui est certain c’est qu’elle se comporte de manière aussi folle que lui ! La seule manière de le savoir est de la capturer ! ». McDonald s’étonne alors que Robin accepte le marché proposé par la voleuse. Mais Robin explique : « C’est un rendez-vous auquel je ne peux pas résister. Mais je vous avoue que je ne serais pas contre avoir un coup de main d’Ulysses Pylate. Sa « matière grise » réglerait sans doute l’affaire comme si c’était un séance d’entraînement.

Le soir venu, Robin se rend au lieu choisi : une passerelle déserte qui relie les campus Sud et Nord de l’université d’Hudson. Dans un soudain éclat de lumière la Fille du Joker se matérialise devant lui. Robin ironise « Miss Joker, je présume ? ». « Oui, Robin ! Enfin nous nous rencontrons face à face… Le fils de Batman et la Fille du Joker ! ». Mais Robin remarque d’emblée qu’elle est venue les mains vides, sans manuscrit ! Les mains levées afin de montrer qu’elle n’a rien de dedans, la Fille du Joker ricane « Au contraire, cher Robin ! J’ai amené exactement ce que j’ai volé… C’est à dire rien ! HaHaHaHaHaHa ! ».

Pas convaincu, Robin fait mine se sauter sur son adversaire : « C’est ce qu’on va voir ! Je t’emmène au QG de la police dès maintenant ! Tu dois répondre à quelques questions ! ». Robin l’attrape par les poignets mais il n’a pas encore éprouvé tous les gadgets de son ennemie. La Fille du Joker lui répond « Je ne pense pas que Papa voudrait qu’on se tienne par la main… Mais je m’en moque ! En fait tu même prendre la mienne ! ». Il s’avère en fait que les poings que Robin pensait tenir sont des prothèses amovibles et propulsées par des fusées (les fans de Goldorak parleraient de « Fulguro-Poings »). Les deux mains factices, ainsi propulsées, arrivent à repousser Robin en arrière.

La Fille du Joker reprend : « Et je doute qu’il approuverait que je sois assez proche de toi pour t’embrasser… Mais avec mon lipstick spécial… Je peux faire ça à distance ! ». La jeune femme brandit un bâton de rouge-à-lèvres qui tire des projectiles en forme de lèvres. Robin n’en revient pas : « Maintenant je suis bombardé par des balles en forme de baiser ! ». Si on y regarde bien l’arsenal de la Fille du Joker n’évoque pas tant celui de son père supposé que l’équipement un peu ringard qu’on confiait à une femme dans les années 40 ou 50. Les gadgets qui ressemblaient à l’intérieur d’un nécessaire à beauté composaient l’essentiel des armes de Merry Girl of 1000 Gimmicks, de Roberta (qui avait son « Crime Compact ») ou encore de la première Batwoman, de la première Bat-Girl et même de la Batgirl classique (Barbara Gordon) a ses débuts. En fait, bien qu’elle soit écrite et publiée en 1976, l’histoire de Batman Family #6 véhicule certains clichés un peu plus datés. D’un côté, c’est volontaire. La Fille du Joker n’arrête pas de faire des blagues sur une galanterie désuète, comme si Robin était en train de faire la cour. Mais de l’autre les choses sont un peu plus floues, en particulier quand Robin, bombardé par les faux baisers, se dit « Je ne me défends pas ! Je n’arrive pas à me forcer à frapper une fille ! Et elle le sait ! ». Robin vit encore dans une logique où un bon garçon ne peut pas affronter une fille ce qui, dans un contexte contemporain de la libération de la femme, sonne un peu curieusement (d’autant qu’il ne s’agit pas de rouer de coups la Fille du Joker).

Bientôt Robin trouve la solution. Toujours tiré en arrière par les poings-fusées, il arrive par le biais d’une acrobatie à négocier un demi-tour et faire une pirouette de manière à ce que les deux fusées partent vers la voleuse. Si bien que techniquement ce n’est pas Robin qui frappe la Fille du Joker mais ses propres « mains » ! Surprise, elle fait mine de tomber à la renverse et d’être projetée par dessus le pont, dans le vide. Robin la voyant disparaître se précipite à son secours… sans réaliser qu’elle s’est réfugiée sur une corniche. Du coup, porté par son élan, c’est Robin lui-même qui tombe dans le vide. Mais il a la parade : « Après que mes parents aient été tués lors d’une chute de trapèze, j’ai créé une routine acrobatique qui aurait pu les sauver. Mais je n’aurais jamais pensé que j’en aurais besoin moi-même ! ». Et de fait Robin atterrit comme un chat, sur ses deux pieds, sans rien se casser…

Mais la Fille du Joker en profité pour disparaître. Quand il remonte sur le pont, Robin ne trouve qu’une poupée de poche à l’effigie de sa nouvelle ennemie. Une poupée parlante qui se moque de lui et qui, pire, lui explique que pendant qu’il va chercher à savoir qui elle est, la Fille du Joker va, réciproquement tenter de percer le secret de l’identité de Robin. Ce qui est un trait de caractère que le vrai Joker n’a que très rarement montré. La Fille du Joker s’installe donc comme un personnage manipulateur, un « trickster » comme dirait les américains, capable d’échapper à Robin (là où, en général, Batman arrive à capturer le Joker) mais aussi de poser une menace sur le long terme, en s’attaquant peut-être à son identité civile. Le scénariste marque alors le coup en promettant qu’on en saura plus dans un futur numéro de Batman Family.

Mais la fin de cet épisode approche et Robin retourne au QG de la police. Le Chef McDonald et Tatem se désolent que Robin n’ait pas pu récupérer le manuscrit. Mais le jeune héros explique que c’est tout bonnement parce qu’elle n’avait rien, depuis le début ! En fait rien n’a été volé ! Robin vient de comprendre que s’il n’y avait aucun moyen visible de retirer le document de la pièce c’est tout simplement parce qu’elle n’a pas été fracturée et qu’elle n’a jamais rien contenu : « Comme je vois les choses Christine Ariadne n’a pu se résoudre à tuer sa création favorite, Ulysses Pylate. Elle a alors judicieusement donné l’impression qu’elle écrivait cette dernière nouvelle mais elle ne l’a jamais fait ! Le « Grand Mystère » mentionné dans son testament c’était… découvrir qu’il n’y avait aucun manuscrit ! ». Les deux policiers comprennent alors le reste : « La Fille du Joker avait prévu de voler le livre. Mais quand il s’est avéré qu’il n’était pas là, elle s’est quand même attribué le vol ! » Et Robin de conclure : « C’est vrai ! Son plan a été contré par Christine Ariadne elle-même, qui a organisé le vol de quelque chose qui n’a jamais existé ! ».

Si l’histoire insiste lourdement sur le côté hommage à Agatha Christie, ce n’est pas pour cela qu’il est resté dans les mémoires mais bien pour la première apparition de la Fille du Joker, personnage que Bob Rozakis allait brièvement installer dans les aventures de Robin avant de lui donner une autre destinée plus surprenante. D’abord il allait s’appliquer à continuer sur la lancée de ce premier épisode. C’est à dire que si la Fille du Joker réussit toujours à s’échapper, si on y regarde bien elle ne commet jamais de véritable vol (comme ce qu’on peut voir ici). Au bout de trois ou quatre combats contre Robin, c’est dans les pages des Teen Titans que la Fille du Joker allait apparaître plus régulièrement, après que le jeune héros ait déterminé qu’elle n’était pas réellement une criminelle mais au contraire quelqu’un qui avait monté cette supercherie pour attirer son attention et lui prouver ses compétences. Robin fini donc par l’accepter dans les rangs des Teen Titans.

Mais des questions demeuraient. La principale étant d’abord de savoir si elle était réellement la Fille du Joker… ce qui n’aurait pas été sans créer quelques problèmes chronologiques (au minimum adolescente, elle aurait donc été enfantée avant le début de la carrière supposée de son père ou même le démarrage de Batman). Bob Rozakis laissa passer quelques épisodes avant de révéler qu’elle était en fait Duela Dent, c’est à dire non pas la Fille du Joker mais celle d’Harvey Dent (Two-Face). Elle avait adopté cette identité pour faire enrager son père (le Joker étant la seule personne que Two-Face déteste autant que Batman). Niveau chronologique c’était un peu moins gênant puisqu’on savait que Dent avait eut une vie de couple avant d’être défiguré. Techniquement il pouvait donc avoir une fille jamais mentionnée. Après cette révélation, le déguisement de la Fille du Joker ne se justifiait plus et Duela Dent adopta la nouvelle identité d’Harlequin. Ce qui n’était pas idiot puisque dans les années 40 la première Harlequin de DC Comics avait déjà été une « fausse criminelle » affrontant Green Lantern. Il y avait donc une logique. Hélas pour Duela Dent, cette version des Teen Titans n’avait plus que quelques mois de publication devant elle. Quand l’équipe revint, transformée en New Teen Titans, Harlequin n’était plus là.

De toute façon la solution d’utiliser Harvey Dent comme père n’était pas non plus l’idéal et les scénaristes prenant la relève de Rozakis s’efforcèrent d’ignorer tout simplement Duela Dent plutôt que de remettre les mains dans ce problème. Marv Wolfman fit d’abord mine d’ignorer jusqu’à son existence. Finalement pour mettre fin aux questions l’auteur ramena Duela dans une scène annexe du mariage de Wonder Girl. Duela y avouait n’avoir jamais été la fille d’un super-vilain et avoir toujours été une sorte d’agent secret infiltré qu… De quoi la consigner aux oubliettes pour toujours. Profitant de l’effet Crisis On Infinite Earths, Marv Wolfman décida même d’aller encore plus loin et de clarifier la chronologie des Titans en décidant que la Fille du Joker/Harlequin n’avait sans doute jamais existé. Finalement dans le courant des années 90 Duela fit à nouveau quelques apparitions, semblant avoir perdu l’esprit et prétendant un peu, comme un running gag, être la fille de tout le monde (pour le coup c’est la scène du mariage de Wonder Girl qui semble avoir été annulée).

La chose, assez peu expliquée, allait atteindre son paroxysme en préambule de la série Countdown, quand Duela Dent est assassinée et qu’on découvre par la suite qu’elle était bien la fille d’un Joker mais pas de celui qu’on pensait : Duela était la fille du Jokester, l’équivalent du Joker sur Terre 3 (univers alternatif où la moralité est inversée et où règne le Crime Syndicate). Dans ce monde où les équivalents des héros de DC sont malhonnêtes, les criminels classiques (Lex Luthor…) sont à l’inverse des super-héros et le Jokester est donc un « bon » s’opposant au Crime Syndicate. Par élimination on comprenait que Duela était la fille du Jokester et de Three-Face (une version féminine de Two-Face). Le couple étant séparé, la petite Duela fut élevée par Three-Face et le Riddler de Terre 3, qui fut donc son beau-père, avant de se retrouver projetée sur Terre 1, l’univers habituel de DC. Autrement dit Duela Dent avait pour famille une bonne partie des adversaires habituels de Batman et le déphasage entre les mondes acheva de la rendre folle, ce qui explique les incohérences qui auront marqué ses apparitions. Tout ça, bien sûr, a été annulé par le reboot massif de DC en 2011 mais l’idée de Bob Rozakis s’est réincarné dernièrement, en 2013, en une nouvelle « Fille du Joker »…

[Xavier Fournier]
Xavier Fournier

Xavier Fournier est l'un des rédacteurs du site comicbox.com, il est aussi l'auteur de différents livres comme Super-Héros - Une Histoire Française, Super-Héros Français - Une Anthologie et Super-Héros, l'Envers du Costume et enfin Comics En Guerre.

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