Vers la fin des années 70, Jack Kirby, dit « le King », n’avait pas forcément la réputation qu’on lui connait de nos jours. Certes il avait à son actif la co-création de Captain America, des Fantastic Four et de dizaines d’autres séries à succès mais sa rupture avec Marvel puis son passage chez DC n’avaient pas forcément donné lieu à de grands succès commerciaux. Aujourd’hui les New Gods et les autres créations du King font l’objet de réimpressions dans des albums coûteux… Mais à l’époque DC avait assez vite arrêté les frais. De retour chez Marvel, Jack Kirby n’avait guère fait mieux. Des essais comme ses Eternals n’avaient pas spécialement rencontré les lecteurs. Si bien que courrait à cette époque dans les couloirs de Marvel l’idée que Kirby avait fait son temps. Certains ne l’appelaientpas « le King » mais « Jack The Hack ». Kirby, lui, opérait loin de tout ça, travaillant depuis la Californie et produisant des titres dont il était aussi le responsable éditorial. En avril 1978 il publia ainsi deux nouveaux titres : Machine Man et Devil Dinosaur. Le premier est le résultat d’une logique assez compréhensible. Auparavant Jack Kirby avait scénarisé et dessiné l’adaptation et la suite de 2001 Odyssée de l’Espace. Dans les derniers épisodes de cette suite apparaissait un robot, Mister Machine, qui commençait à évoluer et ressentir des choses après être en contact avec le fameux monolithe cher à Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick. Kirby et Marvel avaient rebaptisé Mister Machine en « Machine Man » et lui avaient donné une existence autonome. Le lecteur pouvait lire Machine Man #1 sans véritablement réaliser que le héros avait existé précédemment. Mais il est certain que Marvel faisait ainsi un dérivé de 2001 sans avoir à payer les ayant-droits.
Le premier épisode de Devil Dinosaur commence par cette courte introduction : « Dans les méandres brumeux du passé préhistorique, avant la disparition des grands lézards, vivait une créature comme le monde n’en avait jamais vu. En ce temps-là il voyageait dans la Vallée de Flamme comme un démon géant, couverte d’écailles rouges. Son seul compagnon était un jeune homme primordial nommé Moon-Boy… ». Édité, écrit et dessiné par Jack Kirby, cette première histoire de Devil Dinosaure porte la mention « Stan Lee Presents », ce qui ne devait pas spécialement faire sauter Kirby de joie, sachant que Lee avait renoncé à écrire des comics des années plus tôt et qu’il ne s’occupait plus des affaires courantes. Lee, qui n’avait absolument rien à voir dans l’histoire, se retrouvait donc crédité d’office (sans qu’il l’ait réellement demandé pour cette série, c’était juste la marque de fabrique de Marvel). Kirby, qui avait quitté Marvel quelques années plus tôt en raison, entre autres choses, d’un certain manque de reconnaissance, ne devait pas raffoler de cette mention… Passé les crédits, le commentaire commence à justifier le récit étrange d’une cohabitation entre les dinosaures et les ancêtres de l’homme : « Puisque l’histoire de la Genèse est encore incomplète, ceci pourrait être la plus sensationnelle origine de tous les temps ! Lisez… Devil Dinosaur et Moon-Boy ! ». En apparence des termes comme Vallée de Flamme ou « Devil Dinosaur and Moon-Boy » font écho aux dessins animés évoqués précédemment, comme la Vallée des Dinosaures ou Dino-Boy. On verra plus loin que le modèle est tout autre…
Mais le dinosaure est làs. Alors Moon-Boy tente de le motiver, après l’avoir baptisé Devil, en lui expliquant que s’il reste couché ici il ne tardera pas à attirer d’autres prédateurs. D’ailleurs les paroles sont bien prophétiques que Moon-Boy lui-même peut le penser : Derrière lui un autre dinosaure approche, bien décidé à dévorer le petit homme-singe. Moon-Boy est effrayé quand il se rend compte de la menace mais, bizarrement, sa première pensée est pour le petit dinosaure rouge. Il l’encourage à fuir, sinon il sera dévoré comme lui. Les échanges ont été inexistants avec Devil et le saurien rouge n’aurait normalement aucune raison de différencier Moon-Boy de ses aggresseurs. Mais apparemment quelque chose a fait que Devil comprend que Moon-Boy s’est comporté en allié. Utilisant ses dernières forces, Devil se remet sur ses pattes et affronte l’autre bestiole. Devil en sort bien sur vainqueur et une alliance nait entre le dinosaure et Moon-Boy. Bientôt celui-ci emmène son nouvel ami loin du volcan, là où poussent des plantes, près d’un bassin où Devil peut plonger et calmer ainsi sa souffrance. Moon-Boy trouve ensuite des plantes avec lesquelles ils peuvent se nourrir (encore que le texte nous parle de plantes mais que ce que Devil tient dans sa gueule paraît bien trop massif pour pouvoir passer pour une « plante »). Mais un nouveau séisme se produit et, ils doivent fuir. Par réflexe Moon-Boy saute sur le dos du dinosaur, un peu à la manière d’un chevaucheur d’autruches. Dans la panique, Devil ne semble pas prendre le temps de s’en offusquer. Et par la suite cela devient leur nouvelle manière de voyager.
Mais si le Petit Peuple a disparu, le Peuple-Tueur, lui, est toujours dans les parages et reste aussi brutal. D’ailleurs au même moment, dans les cavernes de ces tueurs, un duel a lieu entre le chef du clan, Stonehand, et un prétendant, Sept Cicatrices. C’est ce dernier le vainqueur. Il devient donc le nouveau chef du Peuple-Tueur et toute la tribu se réjouit car Sept Cicatrices est de taille à les mener à la victoire. Ils finiront par détruire la « bête du Diable » (comprenez : Devil) qui les élimine systématiquement. En fait, Devil, conscient que ce sont ces sauvages qui ont assassiné sa famille, leur garde une haîne farouche et, depuis qu’il est devenu le maître de la vallée, les tue dès qu’il en rencontre. A peine reconnu comme leader incontesté, Sept Cicatrices explique aux autres qu’il va retourner la rage de Devil contre lui-même, que c’est le point faible du grand dinosaure : il ne sait pas maîtriser sa colère. Comme seul le Peuple-Tueur a la maîtrise du feu, le plan est de déclencher un grand incendie. Devil reconnaîtra leurs méthodes et se ruera tête baissée dans un piège.
A cette époque, Jack Kirby ne manquait pas d’occuper l’espace réservé au courrier des lecteurs (par la force des choses il n’y en avait pas dans un premier numéro) avec un édito expliquant comment l’idée de base lui était venue. Dans Devil Dinosaur #1, il explique que, oui, les dinosaures ont disparus des dizaines de millions d’années avant nos premiers ancêtres proto-humains et qu’en théorie les faire se rencontrer est une énormité scientifique. Mais il s’efforce ensuite d’expliquer qu’après tout un certain nombre de races considérées comme disparues ont été redécouvertes au vingtième siècle. A partir de là, il se fait l’avocat d’une théorie qui veut qu’après tout on n’est pas entièrement certain de la date de disparition des derniers grands lézards et qu’inversement l’apparition de l’humanité reste enfouie dans les brumes du passé. D’après lui, que les derniers dinosaures aient pu croiser les premiers hommes ne peut totalement être exclus. Le lecteur a tout le loisir de trouver ces explications ridicules (ou pas). Les auteurs de Marvel qui utiliseront ensuite Devil et Moon-Boy s’efforceront de différencier leur ère de l’évolution connue en expliquant que les événements se passent sur une autre planète ou dans une réalité alternative. Certains scénaristes, eux, partent du principe que Devil et Moon-Boy sont bien originaires de notre passé lointain. Et cette profusion de définitions contradictoires rajoutent encore à la confusion. Ce qui est étrange puisqu’il y avait plus simple. Dans l’univers Marvel, la survie des dinosaures jusqu’à l’ère moderne, dans plusieurs poches naturelles, est présentée comme un fait avéré. Il aurait suffit d’expliquer que la Vallée de Flame dans laquelle vivaient Devil et Moon-Boy n’était autre que la Savage Land chère à Ka-Zar. Si les dinosaures sont vivants de nos jours dans la région occupée par Ka-Zar, alors il paraît logique de penser qu’il y avait encore des sauriens géants dans cette contrée à l’époque de l’apparition de l’Homme. Mais Kirby ne semble pas intéressé par cette solution, bien qu’il soit le créateur des deux endroits. Une explication possible est que Kirby s’en tenait à son projet de caser Devil Dinosaur auprès d’un studio d’animation. Peut-être aussi qu’après s’être fait dépossédé d’une partie de la paternité de ses personnages, il tenait à ce que le concept de Devil Dinosaur ne doive rien à un épisode officiellement co-écrit par Stan Lee. Il avait donc besoin d’une origine autonome qui ne doive rien à une autre série. Mais la vérité, c’est que Moon-Boy et Devil Dinosaur avaient une autre provenance qui ne pouvait pas être avouée officiellement…
Petit détour personnel : Il y a déjà un paquet d’années de cela, quand j’étais à peine adolescent, j’aurais pu jurer que l’univers de Devil Dinosaur était lié à celui de 2001 Space Odyssey. Il faut dire que les deux séries, réalisées par Jack Kirby, était publiées en France chez Arédit-Artima, éditeur connu pour son planning pour le moins alléatoire. De mémoire, Devil Dinosaur était traduit dans les pages de la revue « petit format » Etranges Aventures tandis que le 2001 de Kirby paraissait dans un autre titre, Frankenstein. Mais la logique d’Arédit-Artima était sacré chaos (c’est quand même l’éditeur qui a tenté de nous faire croire que la série Infinity Inc de DC était en fait « les Défenseurs », revue lancée avec du matériel Marvel). Et même l’idée de publier 2001 dans une revue titrée Frankenstein montre bien qu’une chatte n’y aurait pas reconnu ses petits. Mais au demeurant même un enfant (la preuve) pouvait s’aperçevoir que le Moon-Boy représenté par Kirby dans Devil Dinosaur était le portrait craché des ancêtres de l’Homme tel que dessinés par le même artiste dans 2001. Si bien que je suis resté lontemps convaincu que la métamorphose de Devil et même l’intelligence étonnante de Moon Boy étaient sans doute le fruit d’une rencontre avec le Monolithe de 2001. J’étais convaincu qu’Arédit-Artima avait du nous planquer quelque part un épisode qui montrait (ça me semblait incontournable à l’époque) Moon-Boy et Devil touchant le grand bloc noir. Ce n’est qu’en lisant mes premiers comics en langue anglaise (et donc, au passage, Devil Dinosaur dans l’ordre de parution originelle) qu’il fallut me rendre à l’évidence. L’épisode confrontant Devil au Monolithe n’existait pas…
Jusqu’à la trilogie Earth X d’Alex Ross et Jim Krueger qui allait se réapproprier le Monolith de 2001 (après tout ce n’était qu’un grand rectangle noir, difficile à « copygrighter ») et le réinjecter dans l’univers Marvel en expliquant que c’était à la fois une sonde et un portail utilisé par le Gardien Uatu. Ce dernier étant membre des Watchers et basé sur la Lune, Uatu est donc par la force des choses un « Moon Watcher » et est très compatible avec les concepts d’Arthur C. Clarke (la ressemblance d’Uatu avec un bambin géant lui donne de plus de faux-airs du foetus cosmique aperçu dans les scènes finales du film 2001). En résumé, l’idée est d’absorber tous les événements dépeints dans 2001 et de sous-entendre qu’ils sont le fait du seul Uatu. Il aurait placé des Monolithes dans le système solaire pour guider l’évolution de la race humaine sans éveiller les soupçons d’extra-terrestres nommés les Célestes ou de sa propre race (les Watchers ont pour principe de ne pas intervenir dans l’évolution d’une race). A partir de là, c’est donc Uatu qui influence Moonwatcher dans 2001 pour découvrir les premiers outils. Moonwatcher est lui-même Moon Boy ou un ancêtre de Moon Boy. Dans cette évolution forcée, Moon Boy « adopte » Devil Dinosaur.
Fort logiquement la trilogie 2001 a veillé à mentionner l’existence de Devil et son jeune ami. D’une part, dans une des scènes de Paradise X, on aperçoit sur la Lune les squelettes d’une sorte de primate et d’un dinosaure. Ce qui laisse entendre que le Monolithe aurait emmené les deux héros sur la Lune vers la fin de leur vie (tout comme Uatu convoque Machine Man/X-51 via le Monolithe au début de Earth X). D’autre part dans Universe X, on révèle que l’évolution de l’humanité « classique » a été influencée par les Célestes. La tribu de Moon-Boy, rebaptisée Moon Clan ou Moon-People, s’est, elle, braquée contre les Célestes car leur vaisseau leur cachait la lumière de la Lune, qu’ils adoraient. Le « Petit Peuple » montré dans Devil Dinosaur #1 n’adorait certainement pas la Lune puisqu’il craignait la nuit. Seul Moon-Boy semblait accorder une attention particulière à l’astre nocturne. Il faut donc penser que le Moon Clan n’est pas la tribu dont Moon-Boy est originaire mais bien un peuple dont il est à l’origine. Ross et Krueger vont jusqu’à révéler que les descendants de Moon-Boy sont des personnages sauvages de l’univers Marvel tels que Wolverine ou Sasquatch (membre de la Division Alpha, qui techniquement est un humain qui a regressé jusqu’à une forme évoquant le Moon Clan). Ce qui ne manque pas de sel car avant la parution d’Earth-X, un épisode d’Alpha Flight avait révélé que la Division Alpha était la version moderne d’un très ancien clan nommé la Moon Tribe (Tribu de la Lune). La Moon Tribe n’est pas le Moon Clan mais peut-très bien passer pour une version intermédiaire, humanisée, qui garderait une trace des rituels de Moon-Boy. Expliquer que Wolverine n’est pas un mutant mais le descendant d’un petit singe monté sur un dinosaure rouge ne fut pas spécialement une décision populaire. Et comme Earth X se déroule dans le futur, la série relève d’une réalité alternative. Les révélations qui y sont exposées ne valent donc que dans le monde d’Earth X et ne sont pas automatiquement valables dans l’univers Marvel traditionnel. Plus récemment d’ailleurs, l’impression donnée dans la minisérie Astonishing Spider-Man & Wolverine est que Moon-Boy et sa tribu ne sont pas les ancêtres de Wolverine. C’est le contraire : Wolverine engendre leur race à la faveur d’un voyage dans le temps (ce qui a l’avantage d’expliquer pourquoi une race humaine apparaît des millions d’années avant la date officielle et cohabite avec les dinosaures). Néanmoins, lier Moon-Boy et Devil au Monolithe de 2001 et à Uatu, comme l’a fait Earth X, est loin d’être une décision illogique et reste thématiquement valide (sans forcément avoir besoin d’insérer Wolverine dans l’équation). On retombe ainsi dans quelque chose de tout à fait cohérent à l’intérieur d’une Kirbysphère globale…
[Xavier Fournier]
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