Mais en un sens, peu importait. Le Doctor Fate, expert en magie, était opérationnel dès le début et en particulier dès la mise en place de cette étrange tour à Salem, dont on nous disait d’emblée qu’elle avait été construite par des vikings, avant l’arrivée des espagnols. Cette tour, c’était comme un phare d’où Doctor Fate surveillait le monde, guettant les interventions potentielles de méchants nécromanciens. Fate disposait d’une boule de cristal qui s’activait en cas de menace. Ainsi Fate gardait la Terre contre les menaces mystiques sans qu’il y ait besoin de perdre du temps dans chaque épisode. Fate était de ces gens qui « savaient ». Il n’y avait pas besoin d’en dire plus. En particulier dans cette première époque de la série, qui se voulait plus noire, plus démoniaque qu’une phase ultérieure plus super-héroïque (une phase reconnaissable au fait que le héros deviendrait un véritable médecin et que son heaume serait modifié, laissant voir sa bouche et son menton). Dans ces premiers temps de la série, il suffisait que Gardner Fox invente une nouvelle alerte démoniaque et que Fate y réponde pour qu’une nouvelle aventure démarre. Pas d’enquête, pas de faux semblants, pas de détours…
Bien sûr personne, en dehors de Fate lui-même, ne sait précisément ce qu’est un Homme-Poisson de Nyarl-Amen. Pour enfoncer le clou, le scénariste s’arrange donc pour que son personnage utilise à nouveau le terme : « Sauf si mes yeux me trompent, je viens de voir un Homme-Poisson de la dynastie Nyarl-Amen qui remonte à 50.000 ans en arrière ! ». Sans perdre de temps, Fate s’envole, tout en continuant à se parler à lui-même : « Moi seul peut empêcher Nyarl-Amen de conquérir le globe, si c’est ce qu’il veut faire ! Nyarl-Amen ! La « sagesse merveilleuse »… qui dirigea le monde depuis sa cité marine sous les vagues… Cruel et puissant… avec des hommes à l’image des poissons qui le servaient ! ».
Pendant ce temps l’Homme-Poisson, qui se trouve à Hawaï, approche d’une base navale. Deux sentinelles en train de faire leur patrouille ne manquent pas de le remarquer : « Bon sang, Bill ! Regarde ça ! Cet homme avec une tête de poisson ! ». Inversement la créature, comme pour montrer qu’elle n’est pas là pour le tourisme, brandit son trident en un geste agressif. Les deux soldats font mine de le mettre en joue puis se reprennent, pas impressionnés par le rapport de force entre leurs armes : « Il menace de nous jeter sa lance ! Ha ha ! ». Mais cette « lance » n’est pas que décorative. Bien au contraire elle est capable de lancer des éclairs. L’Homme-Poisson s’exclame « Mourrez, respirateurs d’air ! » puis déclenche une violence rafale de foudre, qui tue les deux soldats américains sur le coup. En fait l’Homme-Poisson n’est que l’éclaireur d’un important détachement de « Fish-Men ». Une armée de monstres similaires surgissent alors des vagues. Eux aussi sont armés de tridents électriques et eux aussi commencent à tirer sur tous les humains qu’ils peuvent croiser. Leurs ordres sont simples : « S’emparer de cette base puis ensuite soumettre le monde entier ! ». C’est le début d’une invasion venue du fond des mers !
Un militaire ne manque pas de remercier de temps pour remercier le héros d’avoir sauvé la base. Mais Doctor Fate n’est pas vraiment une célébrité. C’est un maître de l’occulte. Il ne se montre pas régulièrement au public. Le militaire lui demande donc qui il est. Simplement, le magicien répond « On me connait sous le nom de Doctor Fate ! Je vais poursuivre ses Fish-Men jusqu’à Nyarl-Amen et les détruire ! ». Notez qu’une nouvelle fois Fate insiste sur la terminologie de Nyarl-Amen sans daigner l’expliquer. Le héros se dirige alors vers la plage et entre dans l’eau, visiblement sur le point de remonter la piste des Hommes-Poissons.
Pendant ce temps Doctor Fate s’est introduit dans la forteresse. Le héros y trouve un militaire américain, hypnotisé en face de deux grands yeux rouges. L’homme est en train de réciter et de révéler tous les secrets des effectifs de l’armée des USA (il faut donc croire que l’intérieur du palais est empli d’air et pas d’eau, sinon le soldat serait mort). Doctor Fate reconnaît les deux globes rouges : « Les yeux magiques de Nyarl-Amen ! Celui qui les regarde est forcé de leur dire tout ce qu’ils veulent ! ». Le magicien se précipite et soustrait le soldat à l’influence des yeux magiques. Mais son intervention n’est pas passée inaperçue. Les Hommes Poissons se mettent à la recherche de Fate et de l’homme qu’il a sauvé. Le militaire commence d’ailleurs à reprendre ses esprits. Doctor Fate lui explique : « Vous avez été hypnotisé ! On vous a forcé à livrer les secrets de l’armée ! Il en fera de même avec les britanniques, les japonais, les français… ». Mais bien sûr le héros ne l’entend pas de cette oreille. Il s’élance dans les couloirs du palais : « Tes jours sont comptés, Nyarl-Amen ! Prépares-toi à mourir ! ». Le problème c’est que le roi des Hommes-Poissons n’est pas né de la dernière pluie. Il attend Doctor Fate en ayant pris la précaution de s’entourer d’un cercle de feu, qui lui sert de protection. Doctor Fate constate que, comme lui, Nyarl-Amen possède la sagesse des anciens. Fate ne peut pénétrer ce cercle de protection. Il décide donc de prendre le temps de ramener l’officier libéré à la surface. Fate prend le temps de le déposer sur une île où il sait qu’un bateau ne tardera pas à venir le chercher…
Puis Doctor Fate plonge à nouveau. Pourquoi avoir laissé un tel délai à son adversaire ? Parce que le héros n’est pas d’un naturel belliqueux. Tout comme il avait laissé une chance aux Fish-Men de se rendre, il espère que « le temps donné à Nyarl-Amen lui aura permis de réfléchir et qu’il préférera une sentence à perpétuité que la mort ». On se demande bien comment Fate pourrait organiser la prison à perpétuité pour un être comme Nyarl-Amen… Mais la question reste une vue de l’esprit puisque (vous l’aviez deviné) le roi des Hommes-Poissons n’a aucune intention de se rendre… Au contraire il a pris le temps de s’équiper d’un lance-flammes qui lance du feu grégeois, arme incendiaire antique qui avait la particularité de brûler même dans l’eau. L’utilisation de ce feu particulier semble indiquer que le palais de Nyarl-Amen est totalement envahi par les eaux… Ce que semblait pourtant contredire la survie du soldat prisonnier il y a quelques cases. De fait, Nyarl-Amen a sa disposition une sorte de lance-flammes aquatique qu’il utilise directement sur Doctor Fate. Mais ce dernier est tout aussi imperméable à l’attaque qu’il l’était un peu plus tôt, quand les Fish-Men ont tenté de le tuer avec leurs tridents électriques. Le feu grégeois n’est pas plus efficace. Du coup Nyarl-Amen décide d’utiliser des méthodes plus simples et s’empare d’un grand glaive avec lequel il semble bien décidé à en finir avec Fate…
Maître du Fantastique dans la première moitié du XX° siècle, Lovecraft est connu pour avoir inscrit ses nouvelles et ses romans dans un seul univers partagé, le mythe de Cthulhu. Les bases de cette mythologie sont riches en races démoniaques oubliées et on trouve, parmi les créatures citées, un certain Nyarlathotep. Lovecraft décrit son Nyarlathotep comme un homme de grande taille, ressemblant à un pharaon égyptien. A priori rien à voir avec un Homme-Poisson vivant au fond de l’océan. Mais voilà. Nyarl-Amen est une sorte de jeu de mots qui fait allusion à
Et pas seulement. Cet épisode est une clé qui permet de mesurer précisément l’influence de Lovecraft sur la création initiale de Doctor Fate. Justement grâce aux références à « The Shadow Over Innsmouth ». Initialement cette nouvelle avait été refusée par les éditeurs de Lovecraft. Elle était donc restée d’abord dans les cartons. De guerre lasse, l’auteur finira par la céder à Visionary Publishing Company, qui l’éditera en 1936 pour un tirage ultra-limité (on parle de 400 exemplaires dont une bonne partie n’auraient pas été écoulés). Gardner Fox était fan de littérature fantastique et il est techniquement possible qu’il ait été un des rares détenteurs de ce premier tirage. Mais les probabilités semblent minces. C’est seulement après la mort de Lovecraft qu’Arkham House publiera « The Shadow Over Innsmouth » dans un recueil de nouvelles de l’auteur (« The Outsider and Others ») profitant d’une réelle diffusion (encore qu’on parle d’à peine plus de 1200 exemplaires) en 1939. Enfin, en janvier 1942, le magazine Weird Tales, à bout de textes originaux de Lovecraft, daignera publier « The Shadow Over Innsmouth » dans ses pages. En apparence tout est donc simple : On serait tenté de penser que les Hommes-Poissons du « Cauchemar d’Innsmouth » ont inspirés, via la réimpression de 1942, ceux que combat Doctor Fate dans More Fun Comics #65.
Ce qui revient à dire que la majeure partie de la mythologie de Doctor Fate, personne créé en mai 1940, provient au moins pour une bonne partie de la lecture de « The Outsider and Other, paru quelques mois plus tôt. Fox, grand amateur de Science-Fiction et de Fantastique, était forcément déjà familiarisé avec l’œuvre de Lovecraft et sans doute fut-il également inspiré par d’autres ouvrages du maître (ou par des numéros de Weird Tales). Mais il ne pouvait avoir accès à « The Shadow Over Innsmouth » et divers autres éléments que dans ce condensé publié quelques mois avant qu’il invente son propre sorcier. Les différences viennent en fait surtout du dessin. Soit Howard Sherman n’avait pas été mis dans la confidence de l’origine des concepts évoqués. Soit il n’avait pas la culture visuelle nécessaire pour transposer Lovecraft en images. Au final il est certain que ses Hommes-Poissons et d’autres concepts de la série ne ressemblent pas vraiment aux créatures chthoniennes qui étaient évoquées dans les nouvelles. Pour qui sait guèter les signes, cependant, il ne peut y avoir de doute : Les Fish-Men ne sont pas une énième race amphibienne apparue par hasard : Doctor Fate doit son existence en bonne partie à l’imagination de Lovecraft et sa rencontre avec Nyarl-Amen en est la preuve !
[Xavier Fournier]
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